lundi 18 novembre 2013

Note de lecture : George Orwell

Une histoire birmane
de George Orwell


George Orwell est né en 1903 et mort en 1950 : une bien courte vie, contemporaine des heures les plus sombres de l’Europe. S’il fallait désigner qui a manifesté au cours de cette période des attitudes intellectuelles et politiques lucides, courageuses et magnanimes, rares sont ceux qui soutiendraient la comparaison avec lui.

Il n’est pas interdit de se demander d’où lui est venu cette intelligence et cette probité. Il serait bien sûr intéressant de se pencher sur les faits qui marquèrent son enfance : l’Inde, l’internat, Eton, etc. Il existe un livre que j’envisage de lire et qui serait précieux à cet égard (Simon Leys en dit beaucoup de bien) : c’est le George Orwell de Bernard Crick (1). Mais pour l’instant, je me contenterai d’évoquer le premier de ses romans publiés, celui que lui a inspiré son séjour en Birmanie entre 1922 et 1927 : Une histoire birmane (2).

Tant pour les critiques de l’époque que pour l’auteur lui-même, il s’agit d’une œuvre empreinte d’anticolonialisme. Et elle nous donne l’occasion de découvrir ce qui inspira ce rejet de l’impérialisme anglais, et surtout de la façon dont s’est forgé ce jugement, déjà loin de toute crispation idéologique. Ce qui n’en diminuait pas la charge, ce qu’Orwell lui-même avait bien compris, puisqu’il publia d’abord l’ouvrage aux États-Unis.

En tête du chapitre 1, Orwell a placé en guise d’épigraphe une citation extraite du Comme il vous plaira de Shakespeare, un mot d’Orlando : « Ce désert inaccessible / À l’ombre des rameaux mélancoliques ». Elle a été omise dans la présente traduction française (3) et c’est un peu dommage. Car ce mot d’Orlando évoque des lieux où celui-ci croyait trouver la sauvagerie et le manque de civilités et s’étonne d’y entrevoir de la douceur et de la gentillesse. (4) C’est là une préoccupation qui restera constante chez Orwell, alors même qu’il la suggère en tête d’une œuvre où les courtois, ceux qui respectent apparemment la common decency, sont peut-être les plus infâmes.

Le personnage principal d’Une histoire birmane, c’est Flory. Il n’a rien de l’arrogance d’un Anglais sûr de sa supériorité, pas davantage de l’exaltation d’un révolté. Il est malheureux, malheureux de sa solitude notamment, alors qu’il vit à Kyauktada (5), dans le nord de la Birmanie. Et s’il est plutôt bienveillant avec les Birmans, du moins quand cela ne lui coûte pas trop (mais peut-on en attendre davantage dans les années 20 ?), il reste en grande partie aveugle ou prudemment passif face aux outrances racistes de ses concitoyens. Lorsqu’il entrevoit la possibilité de briser sa solitude avec Élisabeth, récemment arrivée d’Angleterre, il demeure incapable de comprendre comment celle-ci envisage ses rapports avec les indigènes et moins encore comment elle juge les siens propres avec ceux-ci. Qu’on juge de qui est cette compatriote :
« Élisabeth avait été envoyée pendant deux trimestres dans un pensionnat extrêmement coûteux. Oh, la joie inoubliable de ces deux trimestres ! Quatre élèves de l’école avaient le titre d’“Honorable” ; presque toutes possédaient un poney qu’elles avaient la permission de monter le samedi après-midi. Il est dans l’existence de chacun une brève période durant laquelle le caractère se fixe à jamais ; pour Élisabeth, ce furent ces deux trimestres tout au long desquels elle avait pu se frotter aux riches. Son code de vie put dès lors se résumer de façon assez simpliste : le Bien (elle le qualifiait de “délicieux”) était attaché à ce qui est coûteux, élégant, aristocratique ; cependant que le Mal (l’“infect”) correspondait à ce qui est bon marché, trivial, mesquin, laborieux. C’est peut-être à cette fin qu’il existe des écoles pour jeunes filles de la haute société. Comme Élisabeth prenait de l’âge, ce sentiment se sublima, envahit toutes ses pensées. Tout, depuis une paire de bas jusqu’à une âme humaine, pouvait se classer parmi les choses “délicieuses” ou “infectes”. Malheureusement - car la prospérité de M. Lackersteen ne dura guère -, ce fut l’“infect” qui avait prévalu dans la vie d’Élisabeth. » (pp. 119-120)

Voilà qui pourrait expliquer la tempête que le livre déchaîna contre lui dès sa parution. Pourtant, tout est loin d’y être aussi directement accablant pour le colonisateur anglais. Le personnage de Flory offre pour sa part l’image de quelqu’un souffrant beaucoup d’un long déracinement, comme n’importe quel immigré. Alors qu’il était sur le chemin de l’Angleterre, prêt à satisfaire son désir de revoir la mère patrie, des ennuis professionnels le forcent à retourner en Birmanie. Et lorsqu’il descend du train et que ses serviteurs l’accueillent... :
« Quelque chose chavira soudain dans le cœur de Flory. C’était un de ces éclairs lors desquels on prend conscience d’un profond bouleversement dans sa vie. Il se rendait brutalement compte qu’au fond de lui-même, il était heureux de rentrer. Ce pays abhorré était désormais son pays natal, son chez-soi. Il y avait vécu dix ans, et chaque parcelle de son corps était devenue un composé du sol birman. Des scènes comme celle qu’il avait sous les yeux - la lumière pâle du soir, le vieil Indien coupant de l’herbe, le grincement des roues des chars à bœufs, le vol des aigrettes - lui étaient plus familières que les scènes de la vie anglaise. Il était enraciné à jamais dans une terre étrangère.
Dès lors, il n’avait même plus demandé de congé pour l’Angleterre. Son père était mort, puis sa mère, ses sœurs, antipathiques créatures à face chevaline pour qui il n’avait jamais éprouvé la moindre affection, s’étaient mariées et il avait pratiquement perdu tout contact avec elles. Il n’avait plus aucun lien avec l’Europe, à présent, sinon les livres. Car il avait pris conscience de ce que le simple fait de retourner en Angleterre ne constituait pas un remède à sa solitude ; il avait saisi la nature particulière de l’enfer réservé aux Anglais des Indes. Ah, ces pauvres vieux débris de Bath et de Cheltenham ! Ces pensions de famille tombeaux, bourrées d’Anglais des Indes à un stade de décomposition plus ou moins avancé, tous rabâchant ce qui s’était passé à Bogleywalah en 88 ! Ils savent, ces malheureux, ce que c’est que d’avoir laissé son cœur dans une contrée étrangère et haïe. Il n’y avait décidément qu’une porte de sortie : trouver quelqu’un pour partager sa vie en Birmanie - mais la partager vraiment, partager sa vie intérieure et secrète, rapporter de Birmanie les mêmes souvenirs que lui. Quelqu’un qui aimerait la Birmanie tout comme il l’aimait, qui la haïrait comme il la haïssait. Qui l’aiderait à vivre sans que rien demeurât caché, inexprimé. Quelqu’un qui le comprendrait : bref, un ami.
» (pp. 95-96)
Il est sûr que cette forme de colonialisme qui s’ignore est tout aussi ravageuse que celle que manifestent les plus arrogants des administrateurs anglais. Elle témoigne en tout cas de ce que peut avoir d’insidieux un processus de domination qui n’est pas perçu comme tel par ceux qui, en le naturalisant, en font la force.

Ainsi, Flory, par son attitude nonchalamment bienveillante, fournit à Élisabeth l’occasion de raffermir son sentiment de supériorité à l’égard des indigènes.
« Élisabeth découvrait alors la Birmanie ; c’était naturellement Flory qui lui servait d’interprète, expliquant ceci, commentant cela. Et ce qu’il disait, ou la façon dont il le disait, provoquait en elle une hostilité diffuse, mais profonde. Car elle sentait que Flory, quand il parlait des “indigènes”, en parlait presque toujours avec bienveillance. Il ne cessait de vanter les coutumes birmanes, le caractère des Birmans ; il allait même jusqu’à les comparer favorablement à ceux des Anglais. Cela la troublait. Les indigènes, en fin de compte, n’étaient que des indigènes - intéressants, certes, mais somme toute un peuple serf, un peuple inférieur, à la peau noire. L’attitude de Flory était vraiment trop tolérante. Il n’avait d’ailleurs pas saisi en quoi il la heurtait. Il désirait tellement la voir aimer la Birmanie comme il l’aimait lui-même, et non pas la considérer de l’œil bovin et sans curiosité d’une memsahib ! Il n’oubliait qu’une chose, c’est que la plupart des gens ne peuvent se sentir à l’aise dans un pays étranger qu’à condition d’en dénigrer les habitants. » (pp. 157-158)

À l’époque où il écrivit Une histoire birmane, Orwell était bien loin d’avoir fait le plein des expériences qui le conduisirent à définir progressivement un certain rapport au politique qui lui est propre. La guerre d’Espagne notamment, telle qu’il la vécut, le conduisit à durcir fortement son désaccord avec les communistes. Face à la lancinante question de savoir s’il faut changer les institutions pour changer les hommes ou changer les hommes pour obtenir de meilleures institutions, Orwell plaida vite pour que soit donnée la priorité aux relations interindividuelles les plus responsables et les plus empathiques. Tout ce qui sacrifie le respect dû au proche et à l’immédiat à un futur espéré radieux compromet celui-ci définitivement.

Évoquant la pensée d’Orwell, je voudrais risquer un mot au sujet de la vague de propos délibérément racistes que connaît la France en ce moment. Loin de moi l’idée que je comprenne parfaitement les causes de cette escalade dans l’odieux, et moins encore que je sache comment y remédier. À tort ou à raison, un aspect des choses me frappe, un aspect qui ne retient guère l’attention. Les polémiques en tout genre dont le public français se régale volontiers sont actuellement marquées par une sorte d’enivrement dans l’insulte et l’injure. Souvent, c’est à qui trouvera un motif pour faire affront à son contradicteur. Je pense notamment à ces querelles qui prospèrent sur les plateaux de télévision, et plus encore sur les sites Internet de débat, et où par exemple les tenants de la libre expression d’opinions offensantes et racistes se mesurent aux partisans les plus intransigeants des lois mémorielles. On en vient assez vite à se demander si le premier souci de beaucoup n’est pas d’obtenir cette étrange renommée que confèrent la clabauderie et la diffamation. (6) Et une part importante de l’audience qu’obtiennent les racistes décomplexés provient probablement du goût qu’éprouvent certains à leur répondre, de préférence sur un mode acrimonieux bien fait pour leur valoir un peu de notoriété.

De nos jours, à l’inverse sans doute de ce qu’il fut parfois par le passé, un propos raciste est un mensonge qui se sait tel et qui se juge réussi lorsqu’il suscite un mensonge en réponse. Comme s’il s’agissait de choisir les mensonges que l’on préfère. Mais un propos raciste, cela reste aussi une de ces généralités dévastatrices auxquelles ont doit les malheurs du XXe siècle. À vouloir définir les idées générales sur lesquelles fonder l’homme nouveau, Lénine et Hitler ont engendré l’horreur. Et lorsque l’antiracisme se veut généralisateur, sans égard pour ce que le particulier recèle de nuances et de contexte, il répand ce qu’il prétend combattre.

Il me semble que le rapport qu’a entretenu Orwell avec la politique témoigne d’un souci de ne jamais laisser le général prendre le pas sur le particulier. Ce qui suppose de ne jamais se laisser berner par le pouvoir, tout spécialement celui dont on pourrait s’emparer. Dans la démarche que réclame l’acquisition d’un pouvoir se trouve inscrite la nécessité d’énoncer des préférences générales et de s’attribuer des objectifs généraux. Et conserver un pouvoir impose davantage encore de ne dire que des généralités. Au détriment - ô combien fâcheux - du particulier. C’est en effet en inscrivant les rapports particuliers dans le champ du général que se déploie peut-être la possibilité d’abandonner toute common decency.

(1) Bernard Crick, George Orwell [1980], trad. par Stéphanie Carretero et Frédéric Joly, Flammarion, 2008.
(2) George Orwell, Une histoire birmane [1934], trad. par Claude Noël, Éd. Ivrea, 1996. Le livre a été traduit une première fois en français par Louis Guillot de Saix et publié en 1946 par les éditions Nagel (Genève) sous le titre La tragédie birmane.
(3) Qui veut avoir accès à la version originale anglaise de l’œuvre (Burmese Days) la trouvera sur cette page d’Internet.
(4) Cf. William Shakespeare, Le théâtre complet, trad. de François-Victor Hugo, Garnier Frères, 1961-1964, tome VIII, p. 79.
(5) Dans la version française des éditions Ivrea, la ville est orthographiée Kyautkada, par erreur semble-t-il. Le nom choisi est emprunté à un quartier de Yangon (dans le sud de la Birmanie), mais il s’agit sans conteste de la ville de Katha, où Orwell a vécu.
(6) Je répugne à citer des exemples, tant m’indigne la logique du buzz. Mais enfin, qu’allait donc faire Alain Finkielkraut sur le plateau de Taddéï le 18 octobre dernier - un plateau devenu depuis longtemps déjà une fabrique à incidents -, sinon exhiber sa véhémence face aux propos diffamatoires d’Abdel Raouf Dafri ? Et si je ne suis pas parvenu à ignorer cette algarade, c’est qu’elle a rapidement figuré sur mille et un médias sous la forme d’un morceau choisi.


Autre note sur Orwell :
1984

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