mardi 31 décembre 2013

Note de lecture : Pierre Bourdieu et Manet

Manet. Une révolution symbolique
de Pierre Bourdieu


Le 12 janvier 2000, alors qu’il entame sa dixième leçon sur la révolution symbolique inaugurée par Édouard Manet (1), Pierre Bourdieu s’exprime ainsi :
« Je vais commencer par une sorte de confession, de confidence. Au fond, je suis amené à me demander comment je me suis mis dans la situation où je suis en ce moment, d’avoir à faire un cours sur un sujet à l’instant même où j’ai les plus grands doutes sur la possibilité, sur ma possibilité, de parler d’un tel sujet. C’est peut-être un peu bizarre de dire pareille chose, mais il se trouve que plus j’avance dans la connaissance, à la fois de l’œuvre de Manet et de ce qu’on appelle le contexte de l’œuvre - c’est-à-dire de l’histoire sociale, de l’histoire du champ artistique, etc. - plus il me paraît difficile de dire des choses à la fois nouvelles et nécessaires sur le sujet que j’ai eu l’imprudence de donner à ces cours.
Cela dit, je suis embarqué, et je vais continuer, mais ce prélude n’a rien de rhétorique. Il me permet de continuer à parler malgré tout, à un moment où j’ai des doutes sur la légitimité de ce que je vais dire. Très rapidement, je vais rappeler comment j’en suis venu à m’occuper de Manet. L’an passé, après toute une série de réflexions préalables sur la possibilité d’une histoire sociale critique de l’art, j’ai présenté des réflexions sur une manière d’aborder l’œuvre d’art qui consistait à se servir de la réception sociale de l’œuvre comme d’un instrument méthodique d’analyse de l’œuvre. Cette réception de l’œuvre n’est pas prise à sa valeur faciale, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de prendre les textes mêmes des critiques comme principe d’interprétation de la critique, mais de prendre les textes laissés par la critique et de les soumettre à une analyse critique comme instrument d’interprétation de l’œuvre. Et cette sorte de réflexivité préalable - que je désignais comme la condition de l’usage des discours critiques - est peut-être en même temps autodestructrice. Elle est peut-être au principe de l’anxiété que j’ai exprimée en commençant.
» (pp. 259-260)

On peut hésiter : Bourdieu a-t-il subtilement exprimé ses doutes pour mieux convaincre de la difficulté et de l’audace des thèses qu’il s’efforçait de défendre ; ou bien a-t-il véritablement connu cette détresse que procure le sentiment que les thèses avancées ne tiennent peut-être pas ? Pour avoir personnellement vécu quelques petites détresses du genre alors que j’enseignais, je suis enclin à le croire lorsqu’il nie l’effet rhétorique. Bien sûr, il disposait d’un bagage et d’une intelligence des choses auxquels je ne puis me comparer ; bien sûr, il osa dire ce que je ne me serais jamais risqué à avouer ; bien sûr, il s’appuya sur sa confidence pour mieux relancer sa démonstration. Mais n’y a-t-il pas pourtant une sorte de vérité du doute que sa démarche permettait d’illustrer et qui valait d’être impliquée dans ce qu’il a prétendu découvrir ?

La modestie intellectuelle est facilement suspecte. C’est qu’on la juge volontiers comme une manière d’être surajoutée au propos. Or, elle en fait souvent partie et peut même se révéler décisive quant au sens qu’il convient de lui attribuer. Si Bourdieu se refuse à charpenter son exposé et à le dérouler comme on le ferait d’une démonstration qui s’appuie sur une axiomatique incontestée, ce n’est pas par humilité. C’est qu’il est pleinement conscient du fait que les éléments qu’il a patiemment rassemblés et qui sont de nature à éclairer les changements qui ont affecté l’art pictural dans le courant de la deuxième moitié du XIXe siècle ne constituent pas le fin mot de l’affaire et qu’il convient de n’en parler qu’avec la plus grande prudence et en gardant constamment à l’esprit qu’ils doivent beaucoup aux conditions dans lesquelles ils ont été mis au jour.

Il n’est possible, je crois, de comprendre la force de la démarche de Bourdieu qu’en la plaçant face à ce qu’elle conteste. Et le style de son propos conteste objectivement un faux discours scientifique qui triomphe aujourd’hui, un faux discours qui se met en harmonie avec des thèmes dont le choix se révèle plus important que ce qu’on en dit. (2) Évoquant l’ampleur des recherches qui mériteraient d’être menées pour tenter d’expliquer la révolution symbolique opérée par Manet, Bourdieu précise :
« Il faudrait malheureusement une vie pour remplir le programme que j’énonce, mais au moins je pense qu’une des vertus scientifiques des programmes impossibles est justement de fournir une critique des programmes que se donnent ceux qui pensent qu’il y a des programmes possibles. » (p. 30)
Dans cette dialectique entre l’impossible et le possible réside peut-être le paradoxe de la connaissance. Un objet de recherche sans enjeu immédiat - en l’occurrence un épisode déterminant de l’histoire de l’art -, une méthode critique qui se remet continûment en question (3), des résultats incertains et peu propices à guider l’action, voilà ce à quoi doivent se contraindre ceux qui œuvrent d’abord et avant tout à démêler le vrai du faux. Une vision illusoire des réalités qui avantage implicitement les intérêts de ceux qui l’exposent, une catégorisation arbitraire des causes et des effets qui singe le savoir, des consignes d’action déjà arrêtées avant que l’analyse commence, telles sont les voies qu’empruntent ceux qui veulent peser sur le comportement de qui les écoute. Et face à un public au sens critique émoussé, les premiers apparaissent moins convaincants et moins informés que les seconds. Ai-je besoin d’ajouter que bien des manières de faire intermédiaires existent et que la caractérisation de ces pôles vaut par ce qu’elle a d’excessif ?

J’en viens à l’objet proprement dit auquel Bourdieu a consacré ce cours au Collège de France, dispensé en 1999 et 2000 : la révolution symbolique opérée par Édouard Manet au sein de l’art pictural.

On se méprendrait totalement sur les objectifs de Bourdieu si l’on pensait qu’il s’est agi d’éclairer un épisode de l’histoire de l’art. Le cours s’applique à le faire, mais l’intention est de montrer à quels obstacles se heurtent nos manières de penser, dès lors qu’elles se révèlent incapables de saisir les profonds changements dont elles sont le résultat. Qu’est-ce qu’une révolution ? D’abord et avant tout un processus d’occultation des habitus (4) abandonnés. Quel que soit l’effort consenti pour connaître l’histoire, c’est sa méconnaissance qui fait en bonne partie la force de notre vision du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les tableaux de Manet qui ont suscité les plus grands scandales - Le Déjeuner sur l’herbe (1863, Paris, musée d’Orsay) ou Olympia (1863, Paris, musée d’Orsay) - et de découvrir à quel point on est incapable à première vue de comprendre ce qu’ils ont pu avoir de scandaleux.

L’analyse de Bourdieu révoque ainsi le simplisme trompeur de la sociologie pragmatique. Ce ne sont pas les acteurs du monde social qui nous révélerons la vérité du monde social :
« La logique pratique n’implique pas la maîtrise explicite de la vérité de la pratique : c’est une chose importante pour comprendre les discours des faiseurs, de ceux qui font ce qu’ils font. C’est vrai de tout agent social : ceux qui croient que l’on peut faire de la sociologie en mettant un micro sous la bouche d’un “acteur” se trompent, parce que si les acteurs ne sont pas nécessairement les plus mal placés pour dire ce qu’ils font, ils ne sont pas nécessairement les mieux placés, et ils peuvent avoir par exemple plusieurs discours qui coexistent sur ce qu’ils font. Les informateurs et les enquêtés - ce n’est pas du tout la même chose d’ailleurs - doivent être interrogés de ce point de vue : il ne s’agit pas de se méfier d’eux, ce qu’ils disent peut être totalement sincère et intéressant ; néanmoins, ce qu’ils disent, ce ne sont pas discours d’oracle dans la mesure où ils s’interrogent, au fond, comme celui qui les interroge sur la vérité de ce qu’ils font. Le même agent peut tenir plusieurs discours coexistants ou successifs mais pas nécessairement cohérents sur ce qu’il fait. » (p. 298)

Évidemment, dès lors qu’il s’agit d’en apprendre sur ce qui, à son insu, a poussé l’agent à faire ce qu’il a fait - Manet à peindre Le Déjeuner sur l’herbe, par exemple -, le risque d’erreur est grand, ainsi que le risque de conforter la thèse d’une inspiration relevant de l’ineffable.
« [...] c’est parce que le peintre entre en pratique avec son habitus, et non pas avec des intentions, que l’œuvre contient beaucoup plus de choses que le peintre ne veut avoir voulu en mettre. J’ai l’air d’accorder beaucoup à la vision que j’appelle toujours “hölderlino-heideggero-blanchotienne” de l’œuvre d’art, c’est-à-dire cette idée que l’œuvre est inépuisable. J’ai l’air d’accorder beaucoup et, en fait, je n’accorde pas grand-chose, parce que je dirais la même chose d’une femme kabyle qui fait un rituel ou de toutes les actions humaines. » (p. 499)

Bourdieu ne déconstruit pas, dans le sens où il ne pourchasse pas toutes les notions, tous les concepts, tous les schèmes avec systématisme. Il reste convaincu que la rigueur implique de maintenir sa confiance à des savoirs suffisamment intemporels et suffisamment étayés pour que leur mise en cause nuise bien davantage à la compréhension qu’ils ne peuvent l’égarer.
« [...] il y a un très bon article [...] d’un philosophe qui, à propos de Manet, essaie, au prix d’un travail considérable, de montrer qu’on a dit à peu près tout et son contraire à propos de l’ensemble de l’œuvre, du style, de la forme, des sources, etc., et même à propos de telle ou telle œuvre particulière. Et il en conclut, au nom du postmodernisme qui fait des ravages théoriques, surtout outre-Atlantique, une sorte de scepticisme radical, un relativisme radical qu’il place sous le signe de Michel Foucault, de Jean-François Lyotard et quelques autres philosophes dits postmodernes.
Ma position n’est pas du tout celle-là : je pense que la critique de la critique telle qu’il faut la pratiquer n’est pas un exercice facile de démolition. C’est un instrument qui permet au contraire d’échapper au cercle herméneutique et d’arracher à l’historicisation, ou plus exactement d’arracher à la relativisation historiciste, un certain nombre de propositions, aussi bien sur les critiques, dont le principe repose sur des bases sociales qu’il est possible de comprendre, que sur l’objet de ces critiques.
» (pp. 47-48)

Ce qui est sans fin, pour Bourdieu, c’est le travail de recherche. Celui-ci réclame en effet d’étendre les investigations au-delà de l’œuvre, lorsque l’objet étudié est une œuvre. Récusant totalement la consigne proustienne de s’en tenir à l’œuvre, il juge que l’entour éclaire l’œuvre, notamment parce qu’il est en elle.
« Il y a une métaphore spinoziste selon laquelle nous avons toujours “deux traductions de la même phrase” et qui explique pourquoi, à mon avis, la science des œuvres est possible. Le monde social, quand il s’agit d’œuvres d’art ou de littérature, nous dit tout deux fois : il nous dit les choses à la fois dans les œuvres et dans le monde social au sein duquel elles ont été produites. Il ne faut pas se priver, comme le font les internalistes, de ce qui est dans le contexte. C’est comme si Champollion avait dit : “Je ne regarde pas la pierre de Rosette”. Et inversement, il ne faut pas plus se priver de ce qui est dans le texte. En fait, texte et contexte sont deux traductions de la même phrase, et si on construit adéquatement le texte et le contexte, on a un sentiment de redondance qui constitue une sorte de vérification interne. On peut trouver, dans le champ de production de l’œuvre d’art, des choses qu’on a pressenties en lisant l’œuvre elle-même. Je peux donner un exemple : c’est en lisant le texte même de Heidegger, mais comme les heideggeriens le lisaient avec un œil spécial, que j’ai conclu que Heidegger avait quitté le parti nazi non pas parce qu’il le trouvait trop dur mais parce qu’il le trouvait trop tiède (*). » (p. 92)

Évidemment, ce dévoilement d’une vérité occultée des rapports que chaque agent entretient avec le monde social entraîne des réactions, des incompréhensions et de l’hostilité, tant chacun voudrait que sa vérité, ou celle de celui qu’il admire, se limite à ce qu’il a voulu en dire. Très lucidement, Bourdieu évoque les découvertes, quelquefois douloureuses, que favorisent les funérailles :
« [...] il y aurait à analyser - je viens d’y penser à l’instant - les cérémonies autour de l’enterrement de Manet, parce que c’est la seule occasion où tout l’espace social se rassemble, et ce qui fait souvent problème parce que ça rassemble des gens qui ne se sont jamais vus.
(Une toute petite parenthèse : j’ai assisté à l’enterrement de Michel Foucault, j’étais dans un coin à côté de Dumézil et Canguilhem, et il y avait aussi Yves Montand, Simone Signoret, et bien pire que ça [
rires]. Pour la première fois coexistaient dans le même espace toutes les relations de Foucault : c’était donc une projection instantanée, dans un espace physique, de l’espace de relations rattachées à une personne, ce qui dit beaucoup sur cette personne, car pour entretenir toutes ces relations diverses, il faut avoir plusieurs vérités, il faut avoir plusieurs paroles, des paroles contradictoires, des paroles qu’on dit à l’un et qu’on ne pourrait pas dire à l’autre, des choses qu’on écrit pour l’un qu’on ne pourrait pas écrire pour l’autre, et il faut, en plus, gérer cette diversité pour éviter des conflits. Le moyen le plus sûr est d’éviter que les gens se rencontrent ; s’ils se rencontrent, il y a télescopage, collision. Là encore, c’est un thème flaubertien : Flaubert invente des rencontres imprévues, qui sont les ressorts des intrigues, il prend des gens qui ne devraient pas se rencontrer, et c’est ainsi que par hasard Rosanette rencontre madame Arnoux. C’est très bon pour l’intrigue, mais pour le confort du gestionnaire de capital social, c’est terrible.) » (pp. 484-485) (5)

Si le but est bien de comprendre, fût-ce au prix d’un savoir bien malaisé à communiquer et peu propice à rapporter des profits à celui qui le construit, il est indispensable de cesser de ramener les causes aux intentions.
« Pourquoi faut-il révoquer cette vision intentionnaliste qui fait de l’artiste ou de l’écrivain un sujet de ses actions au profit d’une théorie dispositionnaliste dans laquelle l’écrivain est un agent ? (“Agent” n’est pas un très joli mot, il ne fait pas esthète, mais le sujet social n’est pas un “acteur”. Le choix des mots est important car il renvoie à toute une série de métaphores qui entraînent une philosophie de l’action tout à fait fausse selon moi et selon laquelle l’acteur est quelqu’un qui joue un rôle, a un programme et le récite. Or cette métaphore de l’acteur est trompeuse et c’est une des raisons pour lesquelles je ne l’emploie jamais.) L’écrivain est un agent qui agit selon des dispositions qui lui ont été inculquées consciemment et inconsciemment, à la fois par des adultes, donc par des êtres humains, et par l’univers, l’essentiel des structures incorporées pouvant avoir été acquises en dehors de toute éducation explicite, par l’effet de l’imposition des structures. Le monde est structuré de mille façons, il est structuré en masculin/féminin, haut/bas, etc., et ces structures objectives peuvent être incorporées en dehors de toute action pédagogique intentionnelle. Ce système de dispositions comme structures incorporées est ce qu’il faut reconstruire pour comprendre une œuvre, parce que c’est ce système de dispositions qui est mis en œuvre, c’est ce modus operandi qui devient opus operatum. » (pp. 81-82)

En acceptant cette théorie dispositionnaliste, on se donne les moyens de comprendre qu’une révolution comme celle dont l’œuvre de Manet est l’occasion n’est pas le résultat d’une intention de Manet, mais obéit à un processus très complexe dans lequel la croyance dans la valeur de l’œuvre joue un rôle aussi important que l’œuvre elle-même. Il ne suffit pas de bouleverser les habitudes ; encore faut-il que le monde social, à un moment où à un autre, connaisse et reconnaisse ce bouleversement.
« Il y a donc une espèce de mouvement très compliqué, très difficile à étudier, parce qu’il a été très mal étudié et qu’il faut étudier [les critiques] à la fois un par un (il faut savoir que Castagnary ce n’est pas Thoré, que Thoré ce n’est pas Ernest Chesneau, etc.) et en même temps statistiquement : il faut voir que ces gens ont des propriétés sociales situées les unes par rapport aux autres, qu’ils sont en train de constituer un champ, qu’il faut trouver les principes d’opposition selon lesquels s’organise ce champ pour comprendre ce qu’ils disent et les positions qu’ils prennent - des positions qui sont des actions artistiques. Ils interviennent dans la production dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de produire des œuvres - ce qui est la grande illusion de la théorie matérialiste de l’art -, mais de produire également la valeur des œuvres d’art, et donc la croyance dans la valeur des œuvres d’art - ce que Mallarmé avait très bien vu. » (p. 350)

Voilà qui montre bien que, s’il faut se garder du relativisme historiciste qui dissout toute base sur laquelle construire la chasse aux erreurs, il faut tout autant se méfier du refus de l’histoire sur lequel se fonde l’idée commune d’une beauté intemporelle (que ceux qui possèdent un sens du beau suffisamment aiguisé pourraient toujours reconnaître et apprécier).
« La vision du musée à la Malraux, le “musée imaginaire” comme melting-pot de toutes les civilisations, le temple khmer et le Parthénon, est une grande imposture, mais qui fonctionne très bien parce qu’elle est conforme à l’idéologie dominante (au sens d’idéologie particulièrement répandue) de l’œuvre d’art, de la création, de l’œuvre éternelle, pérenne et indépendante de l’histoire : il suffit d’entrer en contact avec l’œuvre, comme Malraux prétendait le faire, pour en avoir une compréhension absolue, faire des rimes entre des choses qui ne se sont jamais vues. En fait, on procède à une déshistoricisation absolue (**). » (pp. 106-107)

Il y a une difficulté à élucider les faits sociaux relatifs à l’art qui rappelle les difficultés auxquelles on se heurtait jadis pour étudier la religion, à savoir l’existence d’une pseudo-science - en l’espèce la théologie (6) - qui occupait le terrain et alimentait les croyances.
« [...] l’art est aujourd’hui le lieu d’un obscurantisme. Si Durkheim ou Weber revenaient, ils passeraient de la sociologie de la religion à la sociologie de l’art, parce que beaucoup de logiques mises en évidence sur le prophétisme, la croyance, etc., qui s’observent dans le champ religieux sont aujourd’hui présentes dans le champ artistique. Les difficultés que l’on rencontre quand on travaille sur ces terrains ne sont pas seulement des difficultés intellectuelles : il y a aussi des difficultés sociales, que je pense être des résistances qui tiennent au fait que l’art est aujourd’hui investi, peut-être plus que tout autre objet social, de croyances ultimes, et donc entouré de tout un système de défense collectif. Freud parle de “mécanismes de défense individuels”, mais je pense qu’il y a des systèmes de défense collectifs auxquels les individus participent par de la “mauvaise foi” individuelle, et cette agrégation de mauvaise foi individuelle, quand elle est soutenue institutionnellement, sert de base à des croyances collectives - pour reprendre le vieux vocabulaire durkheimien qu’il est de bon ton de trouver ridicule aujourd’hui - d’une très grande force, et intellectuelle et politique. » (pp. 152-153)

Mais alors, que faire de ses préférences, de son inclination à trouver beau, de son propre jugement esthétique ?

D’abord, sans doute, le satisfaire.

Oui, mais faut-il en parler, le revendiquer, le défendre ?

Et pourquoi pas ? Bourdieu le confesse à l’occasion. Il n’hésite pas à parler du génie de Manet (p. 115), ni à admirer sans réserve telle ou telle phrase de Mallarmé (p. 309) ou de Flaubert (p. 525). C’est que la préférence reste un fait, générateur de bien des choses. La taire priverait l’autre de mieux comprendre où chercher les raisons d’un discours, fût-ce un discours sur l’objectivation des goûts. Et la taire priverait aussi celui qui la vit de la possibilité de ne pas en faire une évidence et de l’inclure autant que possible dans une éventuelle auto-analyse.

Je vais me contraindre de n’en pas dire davantage, malgré l’envie que j’ai d’évoquer les perspectives qu’offre la comparaison entre les cours ainsi retranscrit et ce texte de Pierre et Marie-Claire Bourdieu (Manet l’hérésiarque. Genèse des champs artistique et critique (Manuscrit inachevé), pp. 547-735), une parole improvisée face à une écriture maîtrisée pour dire presque la même chose. Sans parler de l’envie de commenter le texte fort intéressant de Pascale Casanova intitulé Autoportait en artiste libre ou “je ne sais pas pourquoi je me suis mêlé à ça” (pp. 737-741) qui rapproche Manet et Bourdieu d’une façon suffisamment pertinente pour que l’on soit stimulé à poursuivre l’exercice.

S’il m’arrive d’être dérangé par certains travers de Bourdieu (j’en ai déjà parlé), l’évolution du monde social - dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ignore superbement le peu que sa sociologie a élucidé - me ramène rapidement vers lui. Non pas avec l’espoir chimérique d’une reconnaissance agissante des mécanismes qu’il a mis au jour, mais avec une attente bien moins ambitieuse : celle de comprendre un peu ce qui me révolte tant et tant.

(1) Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, éd. établie par Pascale Casanova, Patrick Champagne, Christophe Charle, Franck Poupeau et Marie-Christine Rivière, Raisons d’agir/Seuil, 2013.
(2) On trouvera dans cette vidéo un exemple (entre mille) de ce type de discours charpenté et de son inclination à conforter la doxa et les illusions qu’elle charrie. Y a-t-il une réelle différence entre cette interrogation sur l’entrepreneur et ce que dénonce si justement Frédéric Schiffter dans cet article ?
(3) Dans sa recherche sur Manet, cette méthode s’illustre notamment comme suit : « L’analyse de l’espace de la critique du temps de Manet a une double justification : premièrement, de même que l’on pratique d’ordinaire la critique des documents, de leur authenticité, [en se demandant] si la signature est authentique ou non, si le document est falsifié ou pas, etc., de même, on doit, me semble-t-il, pratiquer une critique sociologique ou historique des documents : par exemple, quand on prend un texte de critiques comme Thoré, Duret, Castagnary, etc., il ne s’agit pas seulement de savoir s’il est authentique, à quelle date il a été écrit, comment il a été établi, où il a été publié, etc. ; il est important de savoir quelle position dans l’espace des discours contemporains il occupait. Autrement dit, quelle était la position de ce discours dans l’espace des producteurs de ces discours. Un document, quel qu’il soit, et cela est vrai je pense pour tout document historique, est une prise de positon dans un espace, qui prend son sens, d’une part par référence à l’espace des prises de position homologues, et d’autre part par référence à l’espace dont ces prises de position sont l’expression. » (pp. 28-29)
(4) Notion importante dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, « [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences. » (Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972, p. 282.)
(*) Voir Pierre Bourdieu, “L’ontologie politique de Martin Heidegger”, Actes de la recherche en sciences sociales, 1, 1975, p. 109-156 ; L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, minuit, 1988.
(5) Ce qui n’enlève peut-être rien aux propos élogieux que Bourdieu a tenu à l’occasion de la mort de Foucault (cf. “Le plaisir du savoir”, Le Monde du 27 juin 1984.)
(**) Voir André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, “Folio”, 1997 [1947].
(6) La théologie use de l’esprit critique tout en préservant le sanctuaire des dogmes, de telle sorte qu’elle renforce la croyance en laissant penser que les dogmes ont été mis à l’épreuve de l’esprit critique. La théologie protestante a beaucoup usé - souvent avec sincérité - de cette approche de la foi.

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