mercredi 4 mars 2015

Note de lecture : Montaigne et le scepticisme

Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
de Montaigne


S’il y a un chapitre des Essais dont j’aurais voulu depuis bien longtemps converser, c’est le chapitre XII du Livre III, “Sur la physionomie” (1). J’ai toujours hésité à en faire état parce qu’il s’y trouve trop de choses qui me ressemblent et qu’il ne peut paraître que vaniteux de se comparer à Montaigne. La précaution était d’autant plus justifiée que telle ou telle posture que l’on sait partager avec lui est évidemment encouragée par ce seul fait et flatte tout orgueil, y compris celui dont on connaît suffisamment de quelles illusions il se berce pour le vouloir étouffer.

C’est parce que de sérieux doutes m’ont traversé l’esprit sur l’opportunité de certaines de ces postures, y compris dans le chef de Montaigne, que je me suis résolu à franchir le pas. Et ce n’est donc en aucune façon pour m’enorgueillir d’une attitude qui supporte certains parallèles avec le rapport que Montaigne a entretenu avec la politique que j’aborde aujourd’hui cet avant-dernier chapitre des Essais, mais au contraire pour y trouver l’occasion d’envisager les choses autrement.

Puisque j’ai jugé bon d’évoquer ma propre expérience, je choisis d’aller directement à ce qui m’a semblé le plus analogue, question d’en être quitte. Ayant été investi de quelques petites responsabilités politico-administratives - toujours proposées, jamais sollicitées - qui étaient de nature à générer chez proches et moins proches des suppositions de tous ordres, j’ai été contraint de me réfugier dans une contenance que je ne puis mieux décrire que ne le fait Montaigne dans le passage suivant :
« Je prête ordinairement aide aux présomptions injustes que “la Fortune” sème contre moi par une façon que j’ai depuis toujours d’éviter de me justifier, d’alléguer des excuses et de m’expliquer, estimant que c’est compromettre ma conscience que de plaider pour elle. “Perspicuitas enim argumentatione elevatur.” [Cicéron, De natura deorum, III, 4.] [L’évidence est, en effet, affaiblie par la discussion.] Et comme si chacun voyait en moi aussi clair que je fais, au lieu de m’éloigner de l’accusation, je m’y avance et je la renchéris plutôt par une confession ironique et moqueuse, à moins que je ne me taise entièrement à son sujet comme d’une chose indigne de réponse. Mais ceux qui prennent cela pour une confiance trop hautaine ne m’en veulent guère moins que ceux qui le prennent pour la faiblesse d’une cause indéfendable, particulièrement les grands envers lesquels le manque de soumission est la suprême faute, [qui sont] rudes pour toute droiture qui a conscience d’elle-même, qui ne se sent pas abaissée, humble et suppliante. » (p. 1261)

Au premier abord, ces propos peuvent apparaître comme l’affirmation de sa propre vertu, d’une « droiture qui a conscience d’elle-même ». Or, s’il n’est pas vain de se savoir sur une voie qui n’est pas celle du vice, le proclamer est vicieux. Il existe une forme de rapport à la vertu qui surpasse le vice par ses méfaits. Et Montaigne ne l’a évidemment pas ignoré. (2) C’est précisément une des raisons qui l’ont poussé à surenchérir par l’ironie ou la moquerie ou encore à se taire, alors qu’il s’agit de faire face à des propos communs et superficiels et non à livrer des confidences pesées et vulnérables. Aussi faut-il rapidement écarter l’idée d’une autosatisfaction de cette nature. Tel n’est pas, en effet, le sens de ce passage. S’il y est question de « présomptions injustes », ce n’est pas pour s’affirmer juste, mais bien au contraire pour évoquer une position dans le monde de l’action et de la politique suffisamment singulière que pour la soumettre à un questionnement impitoyable.

“De la physionomie” traite-t-elle de l’aspect du visage comme ce titre semble l’annoncer ? Peu, disent certains commentateurs, sinon lorsque sont rapportées deux anecdotes illustrant combien Montaigne a dû à sa bonne mine d’en être sorti sans trop de casse. Beaucoup, ai-je tendance à penser, si l’on admet que le jugement auquel prêtent les traits du visage n’est que l’exemple le plus frappant des opinions que l’on suscite continûment sans même que l’âme (comme dit volontiers Montaigne lorsqu’il parle de l’esprit) soit le moins du monde connue ou explorée. Davantage encore, peut-être, si l’on y perçoit cette façon très particulière qu’a Montaigne d’avancer des jugements qui, selon l’éclairage, gagnent à être tantôt blancs tantôt noirs. Et si la bonne mine est quelquefois payante, la laideur peut de son côté porter à méconnaître les gens : « […] nous appelons aussi laideur quelque chose qui choque au premier regard, qui se situe principalement au visage et qui souvent nous rebute pour des causes bien légères : [il peut s’agir] du teint, d’une tache, d’une rude expression du visage, de quelque cause inexplicable concernant des membres bien constitués et intacts. La laideur qui revêtait une âme très belle chez La Boétie était de cet ordre. » (p. 1276)

Ce qui reste constant, c’est que nous sommes souvent tentés de ne pas nous montrer comme nous sommes, en tous cas pas comme nous croyons être. Et qu’il faut donc choisir entre une comédie qui vise à imiter celui en qui l’on cherche vaniteusement à être reconnu - lequel peut engranger certains bénéfices - ou à assumer son visage et être tel que nous souhaitons être, quitte à en supporter les inconvénients et notamment les méprises. Évidemment, le monde social expose celui qui opte pour la deuxième voie à un maximum de méprises et Montaigne, qui a su quitter le Parlement avec l’espoir de s’appartenir pleinement, comme il a su, pour ne pas se renier, être de son camp - les catholiques - avec le moins d’ardeur possible (3), a aussi dû se tenir à distance et entretenir peut-être avec son livre le commerce qu’il n’a pu avoir avec les hommes.

Ce qui est le plus cher à Montaigne, c’est sans doute la liberté. Encore faut-il comprendre ce qu’est pour lui la liberté. Il s’agit avant tout de préserver un certain rapport à soi-même, qui ne peut être contraint sans dommages. D’où une certaine distance avec les institutions, avec la politique, avec les croyances. Et voilà qui réclame de ne pas craindre d’être étrillé : « Je fus étrillé par toutes les mains : pour le Gibelin j’étais Guelfe, pour le Guelfe, Gibelin » (p. 1260) Car à cultiver son indépendance d’esprit, on court évidemment le risque de fournir aux autres l’apparence d’être bien autre chose que ce que l’on est.

Être indépendant d’esprit, c’est notamment se garder du savoir. Il faut se souvenir que, au XVIe siècle, le savoir est d’abord et avant tout celui des scoliastes et, plus particulièrement de ceux d’entre eux qui constituèrent ce qu’on appela la scolastique. Aristote n’est plus à l’honneur ; Platon rentre en grâce ; et se prépare cette table rase dont émergera au début du XVIIe une logique scientifique nouvelle qui devra beaucoup à Bacon, Galilée et Descartes. Rien d’étonnant donc à ce que Montaigne déjà réclame une forme de table rase qui l’incite à faire l’éloge de l’ignorance :
« J’ai pris plaisir à voir, en quelque lieu, des hommes faire par dévotion vœu d’ignorance comme [on peut faire vœu] de chasteté, de pauvreté, de pénitence. C’est aussi châtrer nos désirs désordonnés que d’émousser cette passion qui nous excite à l’étude des livres et que de priver l’âme de cette complaisance voluptueuse qui nous chatouille agréablement quand nous pensons que nous sommes savants. [J’ajoute] que c’est accomplir richement le vœu de pauvreté que d’y joindre aussi celle de l’esprit. Il ne nous faut guère de science pour vivre à notre aise. Et Socrate nous apprend que [cette science] est en nous, et la manière de l’y trouver et de s’en aider. Toute cette science [prétentieuse], qui est au-delà de la science naturelle, est à peu près vaine et superflue. C’est beaucoup si elle ne nous alourdit et ne nous trouble pas plus qu’elle ne nous sert. “Paucis opus est litteris ad mentem bonam. (*1)” [Il ne faut guère de lettres pour former un esprit sain.] Ce sont des excès fiévreux de notre esprit, instrument brouillon et agité. Recueille-vous : vous trouverez en vous les arguments de [la] Nature contre la mort, [arguments que vous sentirez] vrais, et les plus propres à vous servir en cas de besoin : ce sont qui font mourir un paysan et des peuples entiers avec autant de constance qu’un philosophe. Serais-je mort moins allègrement avant d’avoir lu les Tusculanes ? J’estime que non. Et quand je me trouve au fait, je sens que ma langue s’est enrichie, mon courage pas du tout ; il est comme [la] Nature me l’a forgé et il s’arme, pour le conflit, d’une démarche populaire et commune. Les livres ne m’ont pas tant servi d’instruction que d’exercice. Et que dire si la science, essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les maux naturels, nous a plus gravé dans l’esprit leur grandeur et leur poids qu’elle ne nous a [munis] de ses arguments et subtilités pour nous en protéger ? » (p. 1254)

Voilà qui permet à Montaigne d’apercevoir ce qu’il y a de sagesse chez les gens du peuple, chez les paysans, chez ceux qui ignorent à ce point le savoir qu’ils ignorent qu’ils l’ignorent. Et évoquant ce qu’il en fut de la peste qui accabla le sud-ouest fin de l’année 1585, il admire tous ces comportements individuels de gens simples qui agissent admirablement face à la mort. « En somme, tout un peuple fut immédiatement placé, par la seule pratique, à un niveau qui ne le cède en fermeté à aucune résolution étudiée et délibérée. » (p. 1266) C’est à partir de ce constat qu’il révise son opinion sur la mort (4) et s’interroge sur l’opportunité d’y tant réfléchir.
« Il est certain qu’à la plupart [des savants] la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a fait la souffrance même de la mort. […]
Si vous ne savez pas mourir, ne vous en souciez pas : [la] Nature vous donnera sur-le-champ des informations sur le sujet pleines et suffisantes : elle fera parfaitement cette tâche pour vous : n’en embarrassez pas votre attention.
[…]
Nous troublons la vie par le souci de la mort et la mort par le souci de la vie.
[…]
Je ne vis jamais un paysan de mes voisins réfléchir [pour savoir] dans quelle attitude et avec quelle assurance il passerait cette dernière heure. [La] Nature lui apprend à ne songer à la mort que lorsqu’il est en train de mourir. Et alors il a meilleure grâce en l’affaire qu’Aristote que la mort accable doublement, et par sa propre force et du fait d’une aussi longue prévoyance.
[…] Ce n’est bon que pour les savants de dîner plus mal, tout bien portants qu’ils sont, en imaginant la mort et de se renfrogner à cette idée. » (pp. 1269-1270)

Il y a ici - me semble-t-il - quelque chose qui mérite d’être bien compris. C’est que Montaigne admire les gens du peuple dans leur individualité, je veux dire dans ce que leur comportement doit à leur jugement propre. Il n’est pas question là des croyances partagées, des opinions répandues ni des engouements collectifs. Et c’est somme toute ce qui, au sujet de la liberté, le sépare de La Boétie. Pour ce dernier, le peuple supporte étrangement la tyrannie alors qu’il dispose collectivement de la force ; Montaigne fait de la liberté une question individuelle, personnelle même : « J’ai un tel faible pour la liberté que si l’on me défendait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais un peu plus mal à mon aise […] » (p. 1292) (5) Des jugements que chacun se forge vaille que vaille découle une liberté bonne conseillère ; des opinions communes, il importe de se méfier : « C’est une désastreuse instruction pour tout État - et bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile - que celle qui persuade au peuple que la croyance religieuse suffit, seule et sans conduite morale, à contenter les dieux. L’usage nous fait voir qu’il y a une différence énorme entre la dévotion et la conscience. » (p. 1279)

Montaigne dit tout le bien possible de Socrate, plus précisément de ce discours qu’il fit devant ses juges et que rapporte l’Apologie de Platon. Et c’est avant tout parce qu’y figure le meilleur exemple qui soit d’un propos forgé sans artifice, pur produit d’un esprit libre.
« Si quelqu’un estime que, parmi tant d’autres exemples des paroles de Socrate entre lesquels j’avais à choisir, j’ai mal fait de prendre celui-ci et qu’il juge que ce discours est bien au-dessus des pensées ordinaires, [qu’il sache] que je l’ai fait à dessein, car je juge autrement et je crois que c’est un discours qui, par son rang et son naturel, se situe bien plus en arrière et plus bas que les pensées ordinaires : dans une hardiesse sans artifice et naturelle, dans une sécurité d’enfant, il représente la pure et première forme et l’ignorance donnée par [la] Nature. » (p. 1273)

Mesure-t-on bien ce que signifie le renversement auquel Montaigne se livre ? En se dégageant des emprises de la doxa, en prenant ses distances avec les conflits politiques dont il est entouré, en récupérant son jugement propre vis-à-vis du savoir, retrouve-t-il à la fois la simplicité naturelle d’un rapport immédiat aux choses et le jugement le plus adéquat à leur égard ?

Vaste question qu’une longue réflexion et une longue pratique rend toujours plus indécidable. Il y a longtemps que j’ai choisi de me tenir ailleurs que dans le débat politique, loin des croyances partagées… Peut-être aussi, à l’abri dans mon Montaigne, refuge idéalisé d’une pensée qui se suppose libre. Sans doute moins convaincu que lui des bienfaits de la simplicité et de la nature, mais prêt à dénoncer - surtout dans mon propre chef - l’inclination à l’érudition. Et puis, l’âge aidant, le contexte d’une culture menacée, d’une politique vacillante, de croyances dévoyées, tout cela me pousse à rendre à l’idée de la nécessité de l’action collective une importance qu’elle avait perdu depuis si longtemps. Mais comment, sous quelle forme ? Il est curieux que je revienne aujourd’hui sur ce qui serait un impératif de rassemblement, précisément au moment où ne se rassemblent plus que ceux qui ambitionnent d’imposer jusqu’à la folie, jusqu’au crime, leurs convictions les plus sommaires ! Et alors même que Montaigne prônait l’inverse dans un contexte qui valait celui-ci.

C’est peut-être parce que l’indignation réclame des solidarités assemblées. Peut-être aussi parce que je vois de moins en moins clair, comme si mon scepticisme gonflait jusqu’à me submerger. Peut-être encore parce que je cherche à formuler ma pensée à un âge où il serait bon de se taire.
« Quiconque met sa décrépitude sous la presse fait une folie s’il espère en faire sortir des idées qui ne sentent pas le disgracié, le rêveur et l’assoupi. Notre esprit se constipe et croupit en vieillissant. » (p. 1276).

(1) Montaigne, Les Essais en français moderne, adapt. par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, pp. 1251-1283 (l’adaptateur y a choisi d’intituler le chapitre “Sur la physionomie”). J’ai choisi de me référer pour l’occasion à l’adaptation en français moderne (en me dispensant de reproduire les notes de bas de page), de telle sorte que l’expression semble aussi proche de nous que les questions évoquées puissent encore l’être également. Il s’agit moins, cette fois, de chercher une pensée qui nous est suffisamment étrangère que pour nous faire mesurer les limites de la nôtre. Pour qui préfère un texte plus proche de la plume de Montaigne : Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 1082-1111.
(2) Je ne peux que renvoyer ici au chapitre VI du Livre II des Essais, “De l’exercitation”, où Montaigne explique longuement comment il envisage de parler de soi : « La coutume a fait du parler de soi un travers et elle l’interdit obstinément par haine de la vantardise qui semble être toujours attachée aux choses que l’on dit de soi-même./ Au lieu de moucher l’enfant, comme on doit le faire, ce [que l’on fait] s’appelle lui arracher le nez […] Après tout, pour dire ce que j’en crois, cette coutume a tort de condamner le vin parce que beaucoup en boivent jusqu’à l’ivresse » (Lanly, p. 466). Voir aussi la quatrième de couverture du Lanly, qui cite un passage plus long et plus pertinent de ce chapitre.
(3) Montaigne, bien que catholique, fut très critique à l’égard de la Ligue, et plus encore vis-à-vis de l’Espagne et de Philippe II.
(*1) Sénèque, Lettres à Lucilius, CVI.
(4) Il s’agit de ce qu’il a dit de la mort dans le chapitre XX du Livre I, “Que philosopher c’est apprendre à mourir” (Lanly, pp. 100 à 119).
(5) Sur cette conception de la liberté, cf. Géralde Nakam, Le dernier Montaigne, Honoré Champion, 2002, chapitre II “L’autoportrait d’une liberté”, pp. 45-62)

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