mardi 3 décembre 2024

Note d’opinion : le blog de Michel Volkovitch

À propos d’un autre blog

Je suis volontiers chiche de compliments, surtout lorsque le risque existe qu’une manifestation nouvelle du lauréat frelate l’éloge accordé. À cela s’ajoute que je ne me sens ni autorisé ni armé pour juger sans explication d’autres polygraphes que moi. Je ressens pourtant l’envie de faire une exception, parce que je suis sous le charme d’une écriture aussi spontanée qu’attachante : celle de Michel Volkovitch.

Pas de dissertation pour justifier mon envie. Pas de considérations pour faire comprendre mon attrait. Rien que deux exemples, deux articles de sa plume, largement suffisants : un premier relatif à Greta Thunberg, un second à l’abbé Pierre. Fassent qu’ils vous guident vers ce blog regorgeant d’intelligence et de sensibilité !


TRINITÉ ANDOUILLESQUE

Ces derniers temps, une très jeune Suédoise, ardemment climato-croyante, remue ciel et terre pour sauver cette dernière, soutenue un peu partout dans le monde par un nombre croissant de citoyens. Mais lorsqu'elle est venue récemment faire la leçon à nos députés, son plaidoyer contre le réchauffement climatique a jeté un froid. Pour les hérauts des valeurs de droite, extrême ou non, être jeune, étrangère, écolo et femme en plus, c'est multiplier les tares. On a entendu à l'occasion, dans l'hémicycle, des réactions d'une bêtise et d'une muflerie largement andouillables, mais nous avons préféré choisir ailleurs nos lauréats.

Un grand merci de plus à Stéphane Foucart, monsieur Environnement du Monde, grand pourfendeur d'andouilles, qui dans sa chronique datée du 1-2 septembre florilégie les propos anti-Thunberg de trois grands personnages du moment.

Michel Onfray :
«
Quelle âme habite ce corps sans chair ? (...) Elle a le visage, l'âge et le corps d'un cyborg du troisième millénaire : son enveloppe est neutre. Elle est hélas ce vers quoi l'Homme va. »

Pascal Bruckner :
«
Elle affiche son syndrome d'Asperger comme un titre de noblesse. »

Raphaël Enthoven :
Elle n'est «
qu’une arnaque, qu'une image, qu'une enveloppe vide mandatée pour dire le Bien ».

Chacun des trois crache longuement sur la pauvrette, et à travers elle sur les lanceurs d'alerte climatique. Abrégeons. Tout ça s'étale dans la grande poubelle numérique.

Certains sont banalement choqués par ce déchaînement de haine idiote. Admirons-le plutôt ! Nier à ce point l'évidence du danger climatique, rien que cela, désormais, c'est grandiose ; déverser toute cette bile sur une fraîche enfant innocente, c'est d'une démesure, d'une absurdité fulgurantes ; jouer au penseur original, à qui on ne la fait pas, et se retrouver porte-parole flapi d'une masse d'imbéciles rétrogrades, c'est sinistre et en même temps d'un comique somptueux.

Trois andouilles au lieu d'une seule ? Pas très réglementaire, mais comment ne pas les rassembler, nos trois penseurs médiatiques, tant nous les sentons proches, avec leurs œuvres respectives prouvant d'une seule voix que l'arrogance, l'odieux et le ridicule, décidément, ne font qu'un ?

Je les imagine ensemble jouant à la belote au Café du Commerce. Nous pourrions leur offrir une remise de prix somptueuse, à quoi se précipiteraient leurs fidèles par centaines de milliers, mais ne les dérangeons pas. Leur prix — une paire de charentaises chacun —, nous le leur enverrons par la poste, à ces vieux cons.

Comment ? Enthoven est jeune encore ?

Il n'y a pas d'âge pour être vieux.



SOUS LA SOUTANE

Mes parents, dans les années cinquante, virent un jour sur une plage un prêtre ôter sa soutane et apparaître... en short. Quand ils racontaient l'histoire, tout le monde riait. Un prêtre sans soutane, c'était comme un escargot sans coquille. La robe noire faisait partie de leur être, de leur corps.

Il n'y avait sûrement rien en dessous.

Les prêtres catholiques — les curés, comme disaient certains — étaient une espèce à part. Pas tout à fait des hommes. À preuve, cette absence de pantalon. Jusque dans l'adolescence, je ne pensais pas qu'ils puissent avoir des désirs comme les autres grandes personnes. Je pensais que face aux appels de la chair, la prière suffisait à les calmer. La soutane, cette cuirasse, les protégeait des assauts de Satan. M'aurait-on dit qu'ils pouvaient bander là-dessous, j'aurais eu du mal à le croire. Leur sexualité, en fait, je n'y pensais même pas. L'œuvre de chair, comme on disait, était pour moi un péché si affreux, si inconcevable, s'agissant d'un saint homme ! Moi-même, petit enfant de chœur, je tremblais lorsque le diacre psalmodiait, pendant la liturgie de saint Jean Chrysostome, le verset terrible, «Ceux qui sont liés par des désirs charnels sont indignes, Seigneur, de te servir».

Lorsqu'au catéchisme le vieux prêtre orthodoxe se moquait discrètement de ses collègues cathos, parfois flanqués, disait-il, d'une servante plus jeune qu'eux, je croyais que ces solitaires cherchaient avant tout une compagnie, un soutien moral. Les personnages de prêtres, dans les romans d'alors, étaient soumis à des tourments plus éthérés que ceux de la chair. La censure était totale. Bernanos nous cachait des choses. «Ils sont comme des anges dans le ciel», proclamait fièrement l'Église.

Les temps ont changé. Les soutanes se font rares, et les braguettes ecclésiastiques, désormais, masquent mal des renflements parfois énormes. L'omerta n'est plus de mise, on sait maintenant que les prêtres ont une bite eux aussi, que certains (combien d'entre eux, mon Dieu ?) s'en servent, de façon criminelle parfois, en agressant les enfants qu'on leur a confiés. Qui veut faire l'ange fait la bête, disait un certain Blaise Pascal il y a quelques siècles, et l'on s'aperçoit enfin qu'il parlait d'or. Quant aux autres, qui restent chastes, héroïquement, ils doivent sûrement bander à s'en faire mal.

C'est aujourd'hui seulement que je découvre ce continent inconnu : la vie cachée du clergé. Tous les prêtres que j'ai rencontrés, et les autres aussi, je les imagine désormais hantés par des images luxurieuses ; émus, au confessionnal, par un visage féminin baignant dans la pénombre derrière le grillage, par ses péchés chuchotés, ou par la frimousse radieuse et pure d'un préado du catéchisme.

Je n'ai jamais eu de tendances pédophiles, mais les prêtres bandeurs qui luttent contre eux-mêmes sont mes frères : à un moment de ma lointaine adolescence, pendant des mois, je me suis interdit la branlette. La récompense de cette folle torture : deux ou trois extases nocturnes somptueuses, avant-goût du paradis plus que de l'enfer. Ô lente, irrésistible ascension vers les cieux... Mais les prêtres, comment le vivent-ils, ce cadeau de Pan et d'Aphrodite ? Se disent-ils, Ce n'est rien, je n'y peux rien, c'est venu tout seul, ou sont-ils chavirés par un mélange nauséeux d'allégresse et de remords ? Quand ils succombent et se paluchent, est-ce grave pour eux ? Quand ils enfilent une paroissienne ? Quand ils décalottent un enfant de chœur ? Dans chacun de ces cas de figure, vont-ils se confesser ensuite ? Si oui, que leur dit-on ?

Il y a, je suppose, autant de réponses que de prêtres. On trouve parmi eux quelques monstres assurément, mais surtout une foule de malheureux. Si les récents scandales m'ont plus que jamais éloigné de la religion et dégoûté des hypocrisies diaboliques de l'Église, elles ont surtout attisé en moi un sentiment très chrétien : une compassion immense.

Et pas mal de perplexité. Comment peut-on imposer la chasteté, cette épreuve aussi cruelle qu'inutile, à ces pauvres diables, en plus du reste ? Et que penser désormais de l'abbé Pierre, cette star déchue ? Pendant des années je l'ai porté aux nues comme tout le monde ; depuis qu'on a dévoilé ses turpitudes et que chacun le met plus bas que terre, j'ai du mal à me joindre à l'armée des justiciers. Je comprends qu'il soit privé d'honneurs officiels, mais enfin, pour moi, le bien qu'il a fait demeure et ses débordements libidineux n'y changent rien. S'il fallait effacer tous ceux qui ont péché un jour... Il a commis certains actes que je condamne, mais je n'arrive pas à le condamner, lui. Là aussi, je ne cesse de me poser des questions qui resteront sans réponse : comment a-t-il vécu ce long mensonge que fut sa vie ? Dans l'assurance du petit malin qui trompe son monde et s'éclate impunément ? Ou dans la douleur de la victime de ses instincts tyranniques, que ronge la culpabilité ? L'icône de naguère, lisse et un peu fade, fait place à un personnage double, fait de lumière et d'ombre, mystérieux, terriblement humain. À un père devenu notre frère.


Merci Michel.

lundi 2 décembre 2024

Note de lecture : Antoine Compagnon

La vie derrière soi. Fins de la littérature
d’Antoine Compagnon


Lorsque la société comprend une part de personnes âgées en fort accroissement, il n’y a rien d’étonnant à ce que les livres, les films, les pièces de théâtre et même les essais s’appesantissent sur le troisième âge. Tantôt pour déplorer le naufrage de la vieillesse (dixit de Gaulle), tantôt pour exalter la joie de vivre encore. Les poncifs du thème sont nombreux et ressassés.

Je suis entré dans ma quatre-vingtième année. C’est dire si je suis concerné, même si j’ai dû y réfléchir à deux fois pour m’en rendre compte. Non que je ne sois frappé par cette forte faiblesse qui se traduit par un sentiment de grande étrangeté - pour ne pas dire plus - face au monde actuel, mais plutôt parce que je vis « heureusement », au sens que Montaigne donne au mot dans le chapitre “Du repentir” du livre III des Essais (1).

Je ne l’ai pas cherché, mais il est venu presque spontanément jusqu’à moi. Le livre d’Antoine compagnon, La vie derrière soi (2) m’a été offert comme ce que l’on pouvait dire d’intelligent sur le sujet. C’est le fruit du dernier cycle de leçons qu’il délivra durant l’année 2020-2021 au Collège de France. Connu pour son érudition, davantage bien orientée que vaste, visant d’abord des auteurs tels Montaigne, Saint-Simon, Châteaubriant et Proust - Baudelaire et Barthes aussi -, Antoine Compagnon parvient depuis très longtemps à donner à ses analyses un accent de sincérité modeste, là où d’autres passeraient pour de beaux esprits, urbains, voire mondains. Encore qu’il n’y parvient quelquefois qu’à moitié, tant la citation comble ses propos jusqu’à réduire à peu son génie propre.

Style tardif, sublime sénile, propos désinvolte du génie qui ne se gêne plus, radotage ou griffonnage, comment lire ces écrits, ces peintures ou ces compositions que l’on doit à des auteurs en fin de vie ? La renommée force souvent le jugement. Le vieux quelconque est rarement l’objet d’une pareille interrogation, toute saute étant généralement censée traduire un délabrement cérébral.

Il est vrai qu’il y a des ouvrages ultimes qui marquent un dernier revirement : Beethoven et ses derniers quatuors, Rembrandt et le Retour du fils prodigue, Goethe et le deuxième Faust, Chateaubriand et la Vie de Rancé. Mais y a-t-il pour autant des constantes qui révéleraient un phénomène habituel, quel que soit par ailleurs la nature du revirement ? Il me semble que l’on se complaît assez volontiers à imaginer des régularités qui dépassent largement les similitudes. Que la vieillesse puisse être souvent meublée de pirouettes, cela ne fait guère de doute. Les unes trahissent une perte de contrôle, les autres l’accession à un nouveau point de vue, certaines un mélange des deux. Reste que chaque cas est particulier en ceci qu’il surgit de conditions de vie différentes. Même le génie ne met pas à l’abri de l’accident vasculaire, de la décrépitude ou simplement de la sénescence. Après tout, rien ne justifie d’écarter un sursaut de clairvoyance tardive chez celui-là dont la vie ne fut faite que de médiocrité et de trivialité. Et, de son côté, la renommée trompe, jusqu’à forcer l’émerveillement. On admet la folie lorsqu’elle est stérile, comme ce fut le cas pour Nietzsche ; on la nie lorsqu’elle paraît relancer l’œuvre. Qui sera juge de la nature de ce qui est produit ?

Je ressens les effets de l’âge. Même si je n’ai aucune raison de me plaindre, il m’importe de jauger ce que je perds, d’autant que la progressivité de cette perte la rend malaisément discernable. Je n’en ferai pas ici l’inventaire ; ce serait indécent. Mais il en résulte un esprit plus lent, une mémoire moins disponible et une capacité à l’adaptation très ralentie. Rien qui n’implique que la vie ne soit plus appréciable ; rien non plus qui ne freine les raisons de douter et de se méfier plus que jamais de soi-même, ne serait-ce que sur un mode ironique permettant d’en rire.

Il y a, dans le livre d’Antoine Compagnon, quelque chose que je n’ai guère envie de laisser passer sans réagir. Je veux parler de cette façon qu’il a de fermer son enquête sur les fins de la littérature. Je cite :
« […] tous les poètes, toute la poésie se mêlent en un chant immortel ; toutes les littératures n’en font qu’une ; il n’y a qu’un seul écrivain qui se réincarne sous des apparences successives au cours des siècles, indéfiniment. Cette légende palingénésique, introduite dans sa variante proustienne, remonte à loin. À la fin, il n’y a qu’un seul écrivain toujours renaissant et traversant la littérature. » (3)
Cette idée n’est évidemment pas de lui et il devait bien sûr en faire état. Il ne manque d’ailleurs pas d’en citer les sources : Victor Cousin, Ralph Waldo Emerson, Marcel Proust, Jorge Luis Borges. Ils ont conçu une littérature perpétuelle et universelle d’une façon qui peut se comparer à la manière dont Jules Michelet parlait de la France, continuité qui hypostasie le pays jusqu’à en faire un interlocuteur qui peut être apostrophé.

Blaise Pascal avait déjà avancé, parlant du progrès des sciences, que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (4)
Or, Compagnon ajoute :
« Péguy désapprouvait cette page. L’idée que “l’humanité serait comme un seul homme qui vieillit” lui rappelait trop la “métaphysique moderne du progrès”, qu’il combattait. Il préférait penser, mais le thème n’est pas si différent, que chaque œuvre nouvelle ajoute une voix précieuse au concert humain : “La voix qui manque, manque, et nulle autre qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle.” Péguy substitue la métaphore du concert spirituel à celle du poète éternel, mais les deux images sont non seulement conciliables, superposables, mais encore inséparables. » (5)

J’ai l’impression que, dans tout cela, deux vues assez différentes se mêlent et se confondent, là où il serait utile de les distinguer. Lorsque Compagnon juge que « le thème n’est pas si différent », cela ne peut se défendre que si, comme il le dit, on est face à deux métaphores. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on écarter l’hypothèse que, pour certains, l’unique poète qui renaît continûment dans les poètes particuliers n’est pas allégorique, mais vaut identification d’un esprit pérenne, sans corps et sans matérialité ? Nous serions alors face à la conception mystique d’une voix propre à inspirer ceux-là même qui pensent souvent ne devoir leur talent qu’à eux-mêmes. Ai-je besoin de dire que je n’y crois pas ? Quant à désigner ceux qui en sont persuadés, c’est bien difficile à trancher, car il est vrai que l’évocation de cet esprit mystique et celle d’une simple métaphore sont, face à chaque cas d’espèce, malaisées à départager.

Quoi qu’il en soit, la parole des barbons reste précieuse, même lorsqu’elle trahit des déroutes. Car elle conserve toujours les traces de l’expérience. Même aussi si cette parole n’est ni reconnue ni connue. Et si les déroutes n’ont pas entamé le plaisir de vivre, alors il demeure la possibilité d’avoir encore la vie devant soi.

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 857.
(2) Antoine compagnon, La vie derrière soi. Fins de la littérature, Équateurs/Humensis, Folio essais, 2021.
(3) Antoine compagnon, Op. cit., p. 298.
(4) Cité par Antoine Compagnon, Op. cit., pp. 304-305 : Pascal, « [Fragment de préface pour un Traité du vide], Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, 782.
(5) Antoine compagnon, Op. cit., p. 305.