La vie derrière soi. Fins de la littérature
d’Antoine Compagnon
Lorsque la société comprend une part de personnes âgées en fort accroissement, il n’y a rien d’étonnant à ce que les livres, les films, les pièces de théâtre et même les essais s’appesantissent sur le troisième âge. Tantôt pour déplorer le naufrage de la vieillesse (dixit de Gaulle), tantôt pour exalter la joie de vivre encore. Les poncifs du thème sont nombreux et ressassés.
Je suis entré dans ma quatre-vingtième année. C’est dire si je suis concerné, même si j’ai dû y réfléchir à deux fois pour m’en rendre compte. Non que je ne sois frappé par cette forte faiblesse qui se traduit par un sentiment de grande étrangeté - pour ne pas dire plus - face au monde actuel, mais plutôt parce que je vis « heureusement », au sens que Montaigne donne au mot dans le chapitre “Du repentir” du livre III des Essais (1).
Je ne l’ai pas cherché, mais il est venu presque spontanément jusqu’à moi. Le livre d’Antoine compagnon, La vie derrière soi (2) m’a été offert comme ce que l’on pouvait dire d’intelligent sur le sujet. C’est le fruit du dernier cycle de leçons qu’il délivra durant l’année 2020-2021 au Collège de France. Connu pour son érudition, davantage bien orientée que vaste, visant d’abord des auteurs tels Montaigne, Saint-Simon, Châteaubriant et Proust - Baudelaire et Barthes aussi -, Antoine Compagnon parvient depuis très longtemps à donner à ses analyses un accent de sincérité modeste, là où d’autres passeraient pour de beaux esprits, urbains, voire mondains. Encore qu’il n’y parvient quelquefois qu’à moitié, tant la citation comble ses propos jusqu’à réduire à peu son génie propre.
Style tardif, sublime sénile, propos désinvolte du génie qui ne se gêne plus, radotage ou griffonnage, comment lire ces écrits, ces peintures ou ces compositions que l’on doit à des auteurs en fin de vie ? La renommée force souvent le jugement. Le vieux quelconque est rarement l’objet d’une pareille interrogation, toute saute étant généralement censée traduire un délabrement cérébral.
Il est vrai qu’il y a des ouvrages ultimes qui marquent un dernier revirement : Beethoven et ses derniers quatuors, Rembrandt et le Retour du fils prodigue, Goethe et le deuxième Faust, Chateaubriand et la Vie de Rancé. Mais y a-t-il pour autant des constantes qui révéleraient un phénomène habituel, quel que soit par ailleurs la nature du revirement ? Il me semble que l’on se complaît assez volontiers à imaginer des régularités qui dépassent largement les similitudes. Que la vieillesse puisse être souvent meublée de pirouettes, cela ne fait guère de doute. Les unes trahissent une perte de contrôle, les autres l’accession à un nouveau point de vue, certaines un mélange des deux. Reste que chaque cas est particulier en ceci qu’il surgit de conditions de vie différentes. Même le génie ne met pas à l’abri de l’accident vasculaire, de la décrépitude ou simplement de la sénescence. Après tout, rien ne justifie d’écarter un sursaut de clairvoyance tardive chez celui-là dont la vie ne fut faite que de médiocrité et de trivialité. Et, de son côté, la renommée trompe, jusqu’à forcer l’émerveillement. On admet la folie lorsqu’elle est stérile, comme ce fut le cas pour Nietzsche ; on la nie lorsqu’elle paraît relancer l’œuvre. Qui sera juge de la nature de ce qui est produit ?
Je ressens les effets de l’âge. Même si je n’ai aucune raison de me plaindre, il m’importe de jauger ce que je perds, d’autant que la progressivité de cette perte la rend malaisément discernable. Je n’en ferai pas ici l’inventaire ; ce serait indécent. Mais il en résulte un esprit plus lent, une mémoire moins disponible et une capacité à l’adaptation très ralentie. Rien qui n’implique que la vie ne soit plus appréciable ; rien non plus qui ne freine les raisons de douter et de se méfier plus que jamais de soi-même, ne serait-ce que sur un mode ironique permettant d’en rire.
Il y a, dans le livre d’Antoine Compagnon, quelque chose que je n’ai guère envie de laisser passer sans réagir. Je veux parler de cette façon qu’il a de fermer son enquête sur les fins de la littérature. Je cite :
« […] tous les poètes, toute la poésie se mêlent en un chant immortel ; toutes les littératures n’en font qu’une ; il n’y a qu’un seul écrivain qui se réincarne sous des apparences successives au cours des siècles, indéfiniment. Cette légende palingénésique, introduite dans sa variante proustienne, remonte à loin. À la fin, il n’y a qu’un seul écrivain toujours renaissant et traversant la littérature. » (3)
Cette idée n’est évidemment pas de lui et il devait bien sûr en faire état. Il ne manque d’ailleurs pas d’en citer les sources : Victor Cousin, Ralph Waldo Emerson, Marcel Proust, Jorge Luis Borges. Ils ont conçu une littérature perpétuelle et universelle d’une façon qui peut se comparer à la manière dont Jules Michelet parlait de la France, continuité qui hypostasie le pays jusqu’à en faire un interlocuteur qui peut être apostrophé.
Blaise Pascal avait déjà avancé, parlant du progrès des sciences, que « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (4)
Or, Compagnon ajoute :
« Péguy désapprouvait cette page. L’idée que “l’humanité serait comme un seul homme qui vieillit” lui rappelait trop la “métaphysique moderne du progrès”, qu’il combattait. Il préférait penser, mais le thème n’est pas si différent, que chaque œuvre nouvelle ajoute une voix précieuse au concert humain : “La voix qui manque, manque, et nulle autre qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle.” Péguy substitue la métaphore du concert spirituel à celle du poète éternel, mais les deux images sont non seulement conciliables, superposables, mais encore inséparables. » (5)
J’ai l’impression que, dans tout cela, deux vues assez différentes se mêlent et se confondent, là où il serait utile de les distinguer. Lorsque Compagnon juge que « le thème n’est pas si différent », cela ne peut se défendre que si, comme il le dit, on est face à deux métaphores. Est-ce vraiment le cas ? Peut-on écarter l’hypothèse que, pour certains, l’unique poète qui renaît continûment dans les poètes particuliers n’est pas allégorique, mais vaut identification d’un esprit pérenne, sans corps et sans matérialité ? Nous serions alors face à la conception mystique d’une voix propre à inspirer ceux-là même qui pensent souvent ne devoir leur talent qu’à eux-mêmes. Ai-je besoin de dire que je n’y crois pas ? Quant à désigner ceux qui en sont persuadés, c’est bien difficile à trancher, car il est vrai que l’évocation de cet esprit mystique et celle d’une simple métaphore sont, face à chaque cas d’espèce, malaisées à départager.
Quoi qu’il en soit, la parole des barbons reste précieuse, même lorsqu’elle trahit des déroutes. Car elle conserve toujours les traces de l’expérience. Même aussi si cette parole n’est ni reconnue ni connue. Et si les déroutes n’ont pas entamé le plaisir de vivre, alors il demeure la possibilité d’avoir encore la vie devant soi.
(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 857.
(2) Antoine compagnon, La vie derrière soi. Fins de la littérature, Équateurs/Humensis, Folio essais, 2021.
(3) Antoine compagnon, Op. cit., p. 298.
(4) Cité par Antoine Compagnon, Op. cit., pp. 304-305 : Pascal, « [Fragment de préface pour un Traité du vide], Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, 782.
(5) Antoine compagnon, Op. cit., p. 305.
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