À propos de la gauche et la droite
« Je suis le contraire d’un artiste engagé. Je suis un artiste dégagé. Je ne peux pas être engagé. À part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche. » Ce propos de Pierre Desproges lui a valu bien des commentaires - voire des analyses (1) - quant à son positionnement politique. Curieusement, rien sur le fait qu'il se qualifiait d’artiste, ce qui ouvre pourtant un vaste champ à la réflexion.
En fait, l’envie de classer et de se classer à gauche ou à droite - voire plus à gauche que, ou plus à droite que - reste très fréquente et continue d’animer le débat politique, en dépit des multiples brouillages que ces notions ont subis au cours du temps. Bien sûr, certains positionnements jouent aujourd’hui sur ces notions d’une façon assez révélatrice de cette tendance de fond dont bénéficie le clivage à droite. Ainsi en va-t-il de la malice avec laquelle Fabrice Luchini déclare régulièrement qu’il aurait aimé être de gauche, sans pouvoir l’être. (2)
Ce qui reste le plus constant, c’est la difficulté que représente le refus du positionnement, notamment en raison de cette sorte d’isolement social auquel il condamne. Ce qui lui vaut souvent d’être assimilé à une position dissimulée, le plus souvent de droite. On ne peut évidemment pas considérer que tout refus de positionnement soit forcément exempt d’arrière-pensée. Voilà pourquoi il est sans doute utile de s’expliquer sur ce non-positionnement lorsqu’on en fait son propre point de vue, comme c’est mon cas.
J’aimerais partir d’une réflexion livrée par Jean-Pierre Darroussin lors d’un numéro de l’émission de France 5 C politique, la suite (3) Pour lui, c’est élémentaire : la gauche incarnerait le souci de justice et la droite le souci d’ordre, et, partant, il serait plus simple de choisir la droite plutôt que la gauche. Ce n’est pas totalement faux en ce que bien des gens voient la gauche et la droite de cette façon et bien des gens aimeraient en tout cas que ce soit cela. Force est pourtant de constater que, au pouvoir, les politiques de gauche ne satisfont pas souvent la justice, quelle que soit la définition qu’on en donne. Et que les politiques de droite font rarement régner l’ordre, sinon dans des conditions qui génèrent un puissant désir de désordre. N’y aurait-il pas là des définitions qui expriment davantage des souhaits que des réalités ?
La question du positionnement est évidemment en rapport avec celle plus générale du rapport au politique. Faut-il adhérer à la défense de certaines causes ? Quel regard peut-on jeter sur ses engagements passés ? Que représente l’indépendance d’esprit ? Et même que vaut en lui-même l’axe gauche-droite ? Ces questions, je les ai déjà abordées dans d’autres notes et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. (4) C’est plus précisément sur la signification et à la valeur de cette alternative que semblent offrir les notions de gauche et droite que je voudrais à présent m’arrêter.
La signification de ces notions a été plus d’une fois étudiée par des recherches portant sur les points de vue assimilés ou défendus par ceux qui se classent de tel ou tel côté (5), ce qui n’a pas manqué de faire apparaître bien des changements au fil du temps. Ainsi, la droite, longtemps regardée comme conservatrice, a pris l’allure d’un camp plutôt réformateur à partir plus ou moins des années 80. De même, la gauche, longtemps associée aux nouveautés, a plutôt campé sur une défense des acquis au cours des dernières décennies. Et ce ne sont pas là les changements les plus étonnants. Au cours des dernières années, des évolutions identifiables à de vrais retournements ont eu lieu, tant à gauche qu’à droite, au point de faire naître de nouvelles divergences au sein même de chaque bord. Dans tout cela, ce qui reste étonnant, c’est l’acharnement que mettent tant de gens, à la suite de tous les politiques, à classer et se classer sur cet axe aux contours si mal définis.
Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich, Penser contre son camp (6), m’offre l’occasion d’illustrer ce que l’on perd, selon moi, à vouloir appartenir à un camp, fût-ce pour s’en distinguer. Le livre est composé de chapitres dans lesquelles l’auteure expose ou réexpose son point de vue sur divers thèmes, tels le pacs et le mariage homosexuel, le féminisme et l’universalisme, l’islamisme et la laïcité, ou encore le wokisme. Pour chaque sujet abordé, elle énumère les articles qu’elle a publiés dans la grande presse, principalement depuis le milieu des années 2010. Il s’agit la plupart du temps d’opinions exposées, détaillées, commentées ou défendues dans le cadre d’intenses polémiques. Or, ce qui caractérise la plupart de ces polémiques, c’est qu’elles opposent des militants de ce qu’elle appelle « son camp ». Même et surtout lorsque les arguments portent sur la rigueur des recherches menées, les critiques se font vite virulentes, comme si l’enjeu du débat pesait sur les pouvoirs espérés et sur les politiques susceptibles d’être menées. Pour s’en convaincre, il suffit de retourner aux escarmouches embarquées avec Denis Saint-Amand, Roland Pfefferkorn, Philippe Corcuff, Michel Wieviorka, Alain Lipietz, Arnaud Saint-Martin, Alain Quemin, Daniel Borrillo, tous plus ou moins fortement engagés.
Nathalie Heinich met ainsi beaucoup d’ardeur à s’affirmer - sinon à prouver - qu’elle est de gauche, qu’elle l’est toujours restée et qu’elle n’est pas moins de gauche que ces formations radicales avec lesquelles elle ne peut être d’accord. Pourquoi revendiquer ce positionnement dont on perçoit si difficilement ce qu’il veut dire exactement, sinon que l’on n’est pas de droite, c’est-à-dire - selon les critères de Jean-Pierre Darroussin - que l’on est davantage porté vers la justice que vers l’ordre ? Satisfaction dérisoire, sinon risible, porteuse d’illusion et néfaste à la lucidité !
Évidemment, ressurgit à cette occasion la fameuse question de la neutralité axiologique qui a valu tant de notoriété à Max Weber et qui a souvent servi de reproche dirimant entre sociologues. Notant combien les « académo-militants » (7) auraient complexifié la consigne pour mieux s’innocenter, elle prétend la cerner par quatre de ses aspects :
« premièrement, concernant la posture énonciative, la neutralité ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ; deuxièmement, concernant l’objet de l’énonciation, elle ne porte que sur la politique et la morale, à l’exclusion des questions épistémiques (tel le respect de la neutralité), qui requièrent, au contraire, des positions tranchées ; troisièmement, concernant le sujet énonciateur, elle ne vaut que pour les membres du corps académique, payés pour produire du savoir objectif ; et quatrièmement, concernant le contexte d’énonciation, l’impératif de neutralité ne s’applique pas aux opinions exprimées dans la presse, ce qui laisse tout loisir aux universitaires d’endosser, parallèlement à leur métier, le rôle d’“intellectuels engagés” lorsqu’ils interviennent dans la cité - ce dont Weber lui-même ne s’était pas privé. » (8)
C’est vraiment du sur mesure ! Et on ne peut oublier les reproches qu’elle adressait à Pierre Bourdieu sur la base de la même neutralité axiologique, lesquels reproches apparaissent ainsi ajustés à sa conception très étroite du principe, puisqu’elle l’accusait de violations commises au sein même du travail de recherche sociologique. En effet, elle écrivit ceci :
« Ne prenons qu’un exemple : dans une séquence du documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu, La sociologie est un sport de combat, on le voit dans un bureau en compagnie de ses collaborateurs, en train de chercher, avec quelques difficultés, des données statistiques susceptibles d’illustrer les effets délétères du néo-libéralisme en Europe. Pour un non-sociologue, cette image a toutes les chances de certifier la scientificité de la démarche : ce pourquoi sans doute le réalisateur, loin de couper cette séquence au montage, lui a donné une bonne place dans son film ; mais pour un sociologue, elle est une assez cocasse caricature de travail scientifique, révélant la cuisine du tripatouillage des données lorsqu’on cherche à les utiliser non pour produire du savoir, mais pour cautionner un discours préexistant. » (9)
Que chacun aille donc relire Max Weber, et particulièrement Le savant et le politique (10). Ce qui s’en dégage, c’est l’idée - qui perd à être réduite à un mot d’ordre - selon laquelle on ne peut à la fois chercher la vérité des choses et agir sur elles, tout effort de lucidité profitant au premier souci et nuisant au deuxième, comme tout effort consenti pour mouvoir les choses profite au second et nuit au premier. Et cela, en dépit du fait effectivement avéré que Weber s’est mêlé de politique, notamment lors des négociations du Traité de Versailles. Définir le mot d’ordre de telle sorte que l’on puisse garder le crédit qui revient au chercheur tout en s’accordant la licence d’être un intellectuel engagé, c’est presque assimilable à un conflit d’intérêts. Et tout cela pour défendre un positionnement à gauche, voilà qui est quasi touchant.
Quelle que soit la pertinence des intentions générales nourries, les problèmes qu’il faut affronter sont toujours circonscrits. Si vous les abordez par le biais d’intentions générales partagées, vous introduisez un biais dans le jugement qui rend celui-ci moins adapté, moins ciblé sur la réalité des problèmes en cause. C’est ce que vous faites lorsque vous prenez position sur un problème à partir d’un engagement politique plutôt qu’en usant de votre indépendance d’esprit. Vous y gagnez la force agissante du nombre que représentent ceux qui partagent le même engagement politique ; vous y perdez la lucidité qu’offre une approche attentive à ne ne pas encombrer votre discernement de considérations étrangères au problème. Celui qui cherche à aligner son opinion sur le souci que celle-ci soit réputée de gauche ou de droite crée les conditions d’un aveuglement d’autant plus grave qu’il est fait pour être partagé.
Les points de vue qu’a défendu Nathalie Heinich et dont elle fait en quelque sorte le recensement dans Penser contre son camp me dérangent si peu qu’ils sont le plus souvent très proches des miens (11). Mais ils sont brandis comme des bannières destinées à unir, au sein d’un camp, un sous-camp contre un autre sous-camp. On comprend aisément qu’il s’agit là de peser sur le devenir social d’une idée performatrice. Mais si elle y parvient, il lui adviendra ce qui advient aux idées politiques qui triomphent : elle changera les choses d’une façon très différente de ce qui fut espéré.
C’est parce que l’engagement incline à l’entêtement qu’il serait bon de s’en garder. C’est parce que la gauche et la droite sont des biais qui supposent des directions préalables à toute analyse qu’il conviendrait de les oublier. C’est parce que le positionnement hiérarchise les opinions sur une base qui ne doit rien à la réalité concernée qu’il serait opportun de se tenir à l’aplomb du problème examiné, sans autre référence que l’intelligence des choses. Alors, et alors seulement, l’opinion devra tout à cette solitude qu’impose l’absence du soutien des autres.
(1) Cf. par exemple l’article de Arnaud Mercier “Pierre Desproges, un humoriste de droite ?” in ‘Je suis un artiste dégagé’. P. Desproges, l’humour, le style & l’humanisme, Publisher, 2014, pp. 127-140, consultable ici sur Internet.
(2) Cf. par exemple cet extrait d’un Journal télévisé de 2013 durant lequel, déjà, il formulait ce qui deviendra une de ses antiennes.
(3) Consultable ici sur Internet. Je n’ai pas pu trouver la date de l’émission ; elle remonte peut-être à 2021.
(4) Cf. mes notes des 9 juin 2010, 8 décembre 2011, 20 septembre 2012 et 22 décembre 2016.
(5) Il ne fut pas rare de voir des chercheurs annoncer la fin du clivage, alors même qu’il demeure très vivace. Cf. par exemple Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2018 (que je n’ai pas lu).
(6) Nathalie Heinich, Penser contre son camp. Itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche, Gallimard, 2025.
(7) User de cette expression témoigne de cette lucidité croisée lestée d’un auto-aveuglement qui caractérise souvent les querelles de méthode.
(8) Nathalie Heinich, Op. cit., p. 34.
(9) Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007, p. 72. J’avais moi-même relevé d’emblée cette scène du film de Pierre Carles comme l’exhibition de ce qu’il ne faut pas faire.
(10) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 10/18, 1959.
(11) C’est la manière de prendre position qui souvent nous sépare. Par exemple, lorsque Nathalie Heinich explique son opposition au mariage pour tous, elle rappelle qu’elle avait jugé la solution « non seulement confuse, mais perverse. » (Penser contre son camp, p. 48). Je m’étais également interrogé, mais plus particulièrement sur les conséquences à long terme d’un bouleversement que j’estimais mal appréhendé (cf. ma note du 27 décembre 2012).
dimanche 22 juin 2025
lundi 9 juin 2025
Note d’opinion : l’exploration spatiale
À propos de l’exploration spatiale
Le sort de l’humanité dépend grandement des détenteurs du pouvoir politique. Il dépend aussi de l’idée qu’un grand nombre de gens se font des opportunités offertes par telle ou telle découverte.
Ce qui m’a conduit à évoquer aujourd’hui cet aspect du devenir humain, c’est une information qui vient de circuler sur bien des médias, une information exploitant une interview accordée par Robert Zubrin à l’A.F.P. Le plus souvent, cette information a été titrée : « Un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump ». Robert Zubrin est un ingénieur qui dirige la société Pioneer Astronautics et qui a fondé l’association internationale Mars Society, laquelle promeut l’exploration et la colonisation de la planète Mars. Or, dans l’interview en cause, il a sévèrement critiqué Musk et Trump à propos de l’exploration spatiale.
Qu’est-ce que Zubrin reproche à Musk et à Trump ? Sans doute principalement de ne pas se tourner vers les solutions que lui-même préconise pour se rendre sur Mars et donc de ne pas bénéficier des subventions publiques que Musk reçoit, ou du moins a reçu à ce jour. Mais de quelle divergence fait-il état ? Il met en cause - qui peut lui donner tort ? - l’« hybris et l’arrogance de Musk » et, considérant que celui-ci veut « transformer la mission martienne en une échappatoire à la Terre », il ajoute : « Nous n’allons pas sur Mars par détresse. Nous y allons parce que nous avons l’espoir […] d’établir de nouvelles branches de la civilisation humaine. […] Si nous mettons en œuvre le type de programme que j'ai préconisé […], nous pourrons à nouveau, comme nous l'avons fait avec Apollo, étonner le monde. […] Nous montrerons clairement que la liberté, et non l'autoritarisme, est l'avenir de la race humaine » (1)
Pareille publicité donnée aux propos de Zubrin laisse évidemment penser qu’il existe une alternative aux initiatives prises dans le domaine de l’exploration spatiale par Musk et Trump, alternative bienvenue ne serait-ce que parce que ceux-ci à présent se disputent comme le feraient des enfants dans une cour de récréation. Or cette alternative n’en est pas une, puisqu’elle préconise la même chose, à savoir la conquête humaine de la planète Mars.
C’est l’idée même d’aller coloniser Mars qui est fortement condamnable. Que ce soit pour fuir la Terre dite prochainement invivable, ou que ce soit pour se lancer dans une aventure visant à franchir la Nouvelle Frontière (notion chère aux Américains), ce projet se révèle délirant dès lors que l’on prend la peine de mesurer les conséquences d’une tentative qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le coût véritablement astronomique de ce dessein va priver bien d’autres urgences de moyens significatifs. En outre, il entretiendra dans la population l’idée fallacieuse que la sauvegarde de l’humanité passe par sa migration vers l’une ou l’autre planète hospitalière, illusion majeure qui illustre mieux que n’importe quelle autre cette fâcheuse tendance qu’a l’homme d’user et abuser de tout ce qu’il découvre, y compris à son propre préjudice. Si découverte il y a, c’est celle que l’avenir de l’homme est sur Terre ou n’est pas. Et c’est au grand nombre de l’admettre si l’on veut qu’il advienne.
Je n’ai aucune compétence dans les différentes disciplines scientifiques dont ces questions relèvent. Mais je suis enclin à faire confiance à ceux qui savent et qui restent à l’abri des enjeux politiques qu’elles dissimulent. Ainsi suis-je assez convaincu par ce qu’en dit par exemple quelqu’un comme Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français bien connu. Le 2 décembre 2019, il a publié sur ce problème un article dans lequel il n’hésite pas à parler d’une faillite symbolique. (2) À lui comme à d’autres, il arrive qu’il soit d’autant plus convaincant qu’il est véhément, comme lorsqu’il y alla d’un coup de gueule sur la conquête spatiale dans une librairie de Vincennes le 22 décembre 2023. (3) Pour une fois que la véhémence est mise au service d’une bonne cause…
(1) “Objectif Mars : un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump”, France 24, 6 juin 2025, 2025 AFP, à retrouver sur Internet.
(2) Aurélien Barrau, “La conquête spatiale comme faillite symbolique”, Diacritik, 2 décembre 2019, à retrouver sur Internet. Une version un peu différente de cet article a été publiée le 2 juin 2020 dans le magazine de GoodPlanet, à retrouver sur Internet.
(3) Cf. vidéo sur Facebook, à retrouver sur Internet.
Le sort de l’humanité dépend grandement des détenteurs du pouvoir politique. Il dépend aussi de l’idée qu’un grand nombre de gens se font des opportunités offertes par telle ou telle découverte.
Ce qui m’a conduit à évoquer aujourd’hui cet aspect du devenir humain, c’est une information qui vient de circuler sur bien des médias, une information exploitant une interview accordée par Robert Zubrin à l’A.F.P. Le plus souvent, cette information a été titrée : « Un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump ». Robert Zubrin est un ingénieur qui dirige la société Pioneer Astronautics et qui a fondé l’association internationale Mars Society, laquelle promeut l’exploration et la colonisation de la planète Mars. Or, dans l’interview en cause, il a sévèrement critiqué Musk et Trump à propos de l’exploration spatiale.
Qu’est-ce que Zubrin reproche à Musk et à Trump ? Sans doute principalement de ne pas se tourner vers les solutions que lui-même préconise pour se rendre sur Mars et donc de ne pas bénéficier des subventions publiques que Musk reçoit, ou du moins a reçu à ce jour. Mais de quelle divergence fait-il état ? Il met en cause - qui peut lui donner tort ? - l’« hybris et l’arrogance de Musk » et, considérant que celui-ci veut « transformer la mission martienne en une échappatoire à la Terre », il ajoute : « Nous n’allons pas sur Mars par détresse. Nous y allons parce que nous avons l’espoir […] d’établir de nouvelles branches de la civilisation humaine. […] Si nous mettons en œuvre le type de programme que j'ai préconisé […], nous pourrons à nouveau, comme nous l'avons fait avec Apollo, étonner le monde. […] Nous montrerons clairement que la liberté, et non l'autoritarisme, est l'avenir de la race humaine » (1)
Pareille publicité donnée aux propos de Zubrin laisse évidemment penser qu’il existe une alternative aux initiatives prises dans le domaine de l’exploration spatiale par Musk et Trump, alternative bienvenue ne serait-ce que parce que ceux-ci à présent se disputent comme le feraient des enfants dans une cour de récréation. Or cette alternative n’en est pas une, puisqu’elle préconise la même chose, à savoir la conquête humaine de la planète Mars.
C’est l’idée même d’aller coloniser Mars qui est fortement condamnable. Que ce soit pour fuir la Terre dite prochainement invivable, ou que ce soit pour se lancer dans une aventure visant à franchir la Nouvelle Frontière (notion chère aux Américains), ce projet se révèle délirant dès lors que l’on prend la peine de mesurer les conséquences d’une tentative qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le coût véritablement astronomique de ce dessein va priver bien d’autres urgences de moyens significatifs. En outre, il entretiendra dans la population l’idée fallacieuse que la sauvegarde de l’humanité passe par sa migration vers l’une ou l’autre planète hospitalière, illusion majeure qui illustre mieux que n’importe quelle autre cette fâcheuse tendance qu’a l’homme d’user et abuser de tout ce qu’il découvre, y compris à son propre préjudice. Si découverte il y a, c’est celle que l’avenir de l’homme est sur Terre ou n’est pas. Et c’est au grand nombre de l’admettre si l’on veut qu’il advienne.
Je n’ai aucune compétence dans les différentes disciplines scientifiques dont ces questions relèvent. Mais je suis enclin à faire confiance à ceux qui savent et qui restent à l’abri des enjeux politiques qu’elles dissimulent. Ainsi suis-je assez convaincu par ce qu’en dit par exemple quelqu’un comme Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français bien connu. Le 2 décembre 2019, il a publié sur ce problème un article dans lequel il n’hésite pas à parler d’une faillite symbolique. (2) À lui comme à d’autres, il arrive qu’il soit d’autant plus convaincant qu’il est véhément, comme lorsqu’il y alla d’un coup de gueule sur la conquête spatiale dans une librairie de Vincennes le 22 décembre 2023. (3) Pour une fois que la véhémence est mise au service d’une bonne cause…
(1) “Objectif Mars : un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump”, France 24, 6 juin 2025, 2025 AFP, à retrouver sur Internet.
(2) Aurélien Barrau, “La conquête spatiale comme faillite symbolique”, Diacritik, 2 décembre 2019, à retrouver sur Internet. Une version un peu différente de cet article a été publiée le 2 juin 2020 dans le magazine de GoodPlanet, à retrouver sur Internet.
(3) Cf. vidéo sur Facebook, à retrouver sur Internet.
mardi 3 juin 2025
Note d’opinion : l’épochè
À propos de l’épochè
Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.
L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.
La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.
La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?
Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).
La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?
Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.
Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.
C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?
S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.
(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.
Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.
L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.
La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.
La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?
Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).
La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?
Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.
Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.
C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?
S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.
(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.
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