mercredi 23 juillet 2008

Note de lecture : Charles Patterson

Un éternel Treblinka
de Charles Patterson


En 2002, Charles Patterson, professeur d’histoire à l’Université Columbia de New York, a publié un livre intitulé de façon provocatrice Eternal Treblinka (Lantern Books, New York). Ce livre vient d’être traduit en français par Dominique Letellier et publié sous le titre Un éternel Treblinka (1).

Le sujet du livre, ce sont les rapports de domination que les humains entretiennent avec les animaux. La question n’est pas neuve. Comme Patterson le rappelle d’entrée de jeu, Montaigne déjà dénonçait l’orgueil qui incline les hommes à regarder les autres créatures avec un sentiment d’inaltérable supériorité (2). Il est d’ailleurs extrêmement instructif d’analyser la manière dont les penseurs qui marquèrent l’histoire de l’humanité jugèrent, chacun à leur manière, les différences entre les espèces et les sentiments que ces jugements firent naître à l’égard des bêtes.
En 1998, Élisabeth de Fontenay a publié la meilleure des études sur le sujet sous le titre Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (3). Ce livre était à la fois éclairant et émouvant. Qu’il me fut par exemple malaisé de conserver toute mon admiration – critique bien sûr – à l’égard de Descartes, dès lors que sa vison de l’animal, telle que Élisabeth de Fontenay la cerne en rassemblant ce qu’il en dit à diverses occasions, me fut connue ! C’est depuis lors que je ne puis plus écraser une araignée.

Le livre de Charles Patterson ne m’a pas touché de pareille façon. Et je cherche pourquoi.

La principale raison tient peut-être au caractère américain du livre. Il y a longtemps que je me suis persuadé que l’expression culture occidentale dont on use volontiers pour désigner les traits sociologiques que partagent l’Europe et l’Amérique des colons masque une différence culturelle assez importante entre les deux continents. C’est au point qu’il me semble qu’il existe une manière de raisonner américaine à laquelle les Européens sont peu sensibles, et réciproquement. Ainsi, pour prendre un exemple entre mille, je n’aime ni Alain Badiou, ni John Rawls. Mais je comprends beaucoup mieux les raisons qui m’amènent à ne pas aimer Badiou que celles qui me conduisent à ne pas aimer Rawls. En un mot, Badiou se fait obscur pour être sûr qu’on lui prête de la profondeur, alors que Rawls se fait candide pour avoir l’air de rendre simple ce qui est complexe. Et s’il me serait aisé, pour peu qu’on m’en donne le temps, d’expliquer la première de ces démarches, je reste très embarrassé à l’idée de devoir expliquer la deuxième, tant le caractère inapproprié des arguments – dont je suis pourtant convaincu – me semble étranger aux offenses habituelles à la logique.

Patterson a divisé son livre en trois parties.

Dans la première, il consacre beaucoup de pages à décrire dans le détail les sévices que les différentes cultures ont infligés ou infligent encore aux animaux. On en sort frissonnant d’horreur. Pourtant, pareil constat incline davantage à voir dans ces traitements une sorte de fatalité universelle plutôt qu’un comportement abject dont les occurrences traduiraient une déviance. Un inventaire n’est pas un argument !

Dans la deuxième partie de son livre, Patterson rappelle longuement l’illégitimité du sentiment de supériorité que les hommes éprouvent à l’égard des animaux et le parallèle qui mérite d’être fait entre la logique des abattoirs et celle de la Shoah. Cela fourmille de renseignements instructifs, sans conteste, même si la faiblesse des sources suscite quelquefois des doutes sur les faits rapportés. Et puis, le catalogue des auteurs ayant plaidé pour la bonne cause est trop long pour être exemplatif ; trop court – et surtout trop léger et trop étroitement américain – pour être déterminant. Ainsi, pas un mot sur Claude Lévi-Strauss qui a pourtant si bien montré que « l’homme occidental ne put [...] comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » (4).

Dans la troisième partie du livre, Patterson dresse le recueil d’un nombre considérable d’anecdotes visant à montrer combien nombreux furent les rescapés de la Shoah qui devinrent défenseurs des animaux, végétariens ou végétaliens. Bien des récits sont poignants et il n’est guère malaisé de comprendre que l’épreuve incline à la compassion. Mais il y a là un procédé qui doit beaucoup à cette rhétorique des évangélistes américains qui en appellent aux expériences de vie pour faire naître l’émotion, puis convaincre. Ainsi, Charles Patterson relate rapidement la vie d’Isaac Bashevis Singer et raconte notamment que celui-ci décida de devenir végétarien sur le bateau qui l’emmenait en Amérique. Il se justifia alors auprès de son entourage en déclarant qu’il n’était pas « végétarien pour des motifs religieux, mais simplement parce qu’il [lui] semblait qu’une créature n’avait pas le droit de prendre la vie d’une autre créature afin de la manger » (5). Soyons de bon compte : l’argument témoigne simplement d’une conviction – assurément respectable –, mais manque évidemment de rationalité, puisqu’il énonce un principe dont le respect entraînerait la disparition immédiate d’un grand nombre d’espèces.
Charles Patterson en appelle aux sentiments : ayons pitié des bêtes comme d’autrui. Et il se proclame l’allié de toutes ces associations américaines de défense des animaux, parmi lesquelles certaines n’hésitent pas à organiser des raids punitifs à l’encontre des laboratoires expérimentaux qui disposent d’animaux. Un peu comme ce que fait GAIA (Groupe d’action dans l’intérêt des animaux) dans mon pays.

Tout cela me rend un peu circonspect. D’abord parce que je cherche davantage une ligne de conduite rationnelle qui parvienne à concilier le respect de la nature et les nécessités de la survie, un peu sur le mode de ces prélèvements parcimonieux auxquels certaines tribus sauvages conditionnaient la chasse. Ensuite parce que je suis quelquefois effrayé par la violence de certains défenseurs des animaux : ne se feraient-ils pas une haute idée des espèces animales pour mieux mépriser l’espèce humaine ?

(1) Calmann-Lévy, 2008.
(2) Page 19, Patterson renvoie à Montaigne, lequel n’hésite notamment pas à affirmer que « ce n’est pas vray discours, mais par une fierté folle et opiniastreté, que nous nous préférons aux autres animaux, et nous sequestrons de leur condition et société » (Les Essais, éd. établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 511).
(3) Fayard, 1998.
(4) Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 53 (extrait du discours prononcé à Genève le 28 juin 1962 lors des cérémonies pour le 250e anniversaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.
(5) P.245.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire