mardi 13 octobre 2009

Note d’opinion : Polanski et Mitterrand

À propos de la morale et de la sexualité

Les faits et gestes d’un artiste et d’un ministre alimentent en ce moment les médias et comblent ainsi le souhait de ceux-ci de se vendre. L’opinion y trouve une occasion de s’enflammer, qui pour défendre, qui pour condamner. Mais que s’agit-il de défendre ou de condamner ? Et au nom de quoi ?

Parmi les multiples distinctions dont la morale peut faire l’objet, il en est une, assez première, qui me paraît trop souvent ignorée. Il y a ceux qui pensent que la morale est de tous les instants, qu’elle réclame un jugement constant de tous les actes et même de toutes les pensées, de jour comme de nuit. C’est la position d’une certaine forme de christianisme – aujourd’hui certes bien moins rigoureuse qu’hier – qui impose au fidèle une vigilance permanente, de telle sorte que le bon et le mauvais, le juste et l’injuste, le permis et le péché soient continûment distingués, jusque dans l’anodin. Et puis il y a ceux pour qui la morale n’est convoquée que face à une situation qui la réclame, et qui la laissent le reste du temps dans une sorte de veille muette. C’était probablement la conception la plus courante du paganisme, avec ses devoirs précis et circonstanciés (1).

Il ne fait guère de doute que la place sans cesse grandissante qu’occupent dans nos sociétés les règles de droit pénalisant mille et un comportements devraient inciter – si le droit était moins désobéi qu’il ne l’est – à une circonspection incessante. Mais le droit ne doit pas être confondu avec la morale, lui qui d’ailleurs n’atteint que les faits et non les désirs. Et, tout comme rien n’interdit à quiconque d’estimer que le respect du droit constitue une obligation morale, rien n’interdit davantage de juger moralement chaque règle de droit et d’en condamner l’une ou l’autre au tribunal de la morale. C’est dire s’il est téméraire de vouloir démêler les indignations croisées que suscitent cet artiste et ce ministre, dès lors qu’elles ne précisent jamais ni à quel type de morale elle se réfère, ni moins encore à quels rapports entre morale et droit elles adhèrent.

La sexualité constitue – avec la guerre peut-être – le domaine de la vie humaine où le droit et la morale ont le plus de difficultés à se faire entendre. C’est que le désir fait généralement fi des droits et des devoirs et que les actes sexuels s’embarrassent peu de preuves. Ainsi, la formule si souvent proférée de partenaires consentants entretient avec la pratique un rapport des plus flous ; le jeu sexuel écarte difficilement une posture de domination que le langage corrobore (« prendre » (2), « posséder », « se donner », etc.) Il n’en demeure pas moins que le droit comme la morale ont toutes les raisons de s’intéresser à la sexualité. Ils devraient le faire de telle sorte que soient prises en compte les difficultés spécifiques au domaine.

Le juge qui doit appliquer le droit à des faits sexuels a besoin d’une règle qui lui permet d’apprécier et de qualifier les actes le plus objectivement possible. C’est là une nécessité qui est totalement indépendante de la question de savoir quelles pratiques sexuelles doivent être interdites. Ainsi, si le législateur estime opportun d’interdire les relations sexuelles (ou certains types de relation sexuelle) aux enfants, il est de bonne justice que la règle fixe un âge en deçà duquel la prohibition s’applique, indépendamment d’une réalité qui voit les motifs de cette interdiction fluctuer selon les individus au gré de l’âge.

Le moraliste – autrement dit tout un chacun – qui pense savoir comment bien agir doit être rigoureux avec lui-même, mais plus circonspect à l’égard des autres. Car la signification des propos, des circonstances, des gestes, des refus et des acceptations qui fondent un rapport sexuel entremêlent si étroitement le désir et la raison que le partage entre l’amour, la pulsion, la brutalité, la sensibilité, le tact, que sais-je encore, est bien malaisé à faire. Payer pour obtenir des faveurs sexuelles est un acte dégradant et qui, de surcroît, participe très souvent d’une organisation esclavagiste. Que dire à ceux qui ne peuvent s’en passer, que ce soit par pis-aller ou par réplétion lascive ? Et bien peut-être qu’« un homme, ça s’empêche » (3).

On ne sait plus trop si les medias font l’opinion ou si l’opinion fait les medias. Ce qu’il y a de sûr, c’est que s’il existe une pensée qui mérite d’être qualifiée de raisonnée et de responsable, elle se trouve bien loin de l’opinion et bien loin des medias.

(1) Marcel Conche fait quelque part l’éloge de ce moralisme intermittent.
(2) Il est pour le moins étonnant que le verbe prendre qualifie le fait de pénétrer l’autre, alors que celle ou celui qui absorbe l’autre – posture préhensile s’il en est – est réputé se faire prendre !
(3) Cf. Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009, p. 136, où ce propos tiré du Premier homme de Camus est discuté.

2 commentaires:

  1. Permettez-moi d’observer que vous vous mouillez peu. Un exemple : la prostitution doit-elle être interdite et, pourquoi pas, les clients poursuivis ? À force de prendre de la distance, ce qui est sans doute nécessaire, ne finit-on pas par fuir les responsabilités ?
    Merci de réagir à mes questions.

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  2. Oui, d’une certaine manière, je me mouille peu. Et je souhaiterais que nous soyons davantage, bien davantage, à ne pas nous mouiller. Car le vrai danger est peut-être de trop juger, et non de s’abstenir de le faire. Pour bien des questions, j’ignore la réponse ; et je n’arrive à incliner ni dans un sens, ni dans l’autre. C’est d’autant plus insoluble que le scepticisme ne s’alimente pas d’ignorance, laquelle nourrit principalement le parti pris.
    La question de l’interdiction de la prostitution n’est pas d’ordre moral, mais bien d’ordre légal. Et la loi doit se préoccuper d’efficacité. Comment, en l’occurrence ? Je n’en sais trop rien.
    Quant aux responsabilités, elles n’existent qu’en rapport avec les moyens dont on dispose, et notamment avec la connaissance que l’on a des enjeux. Il est de la responsabilité de chacun de refuser de se prononcer dans une question qu’il connaît mal. Combien de gens ne se hasardent-ils pas à proclamer fautif ou coupable un justiciable dont ils n’ont pas suivi le procès ni étudié le dossier. La seule attitude responsable en pareil cas me paraît être de suspendre son propre jugement.
    Merci pour vos questions.

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