dimanche 6 novembre 2011

Note de lecture : Antoine Arnauld & Claude Lancelot

Grammaire générale et raisonnée
d’Antoine Arnauld & Claude Lancelot


Est-il quoi que ce soit dont l’étude n’ait à gagner de se pencher sur son histoire ? Je m’en suis personnellement rendu compte le jour où, lisant Lancelot Hogben (1), il y a de cela... si longtemps, le récit des inventions successives dont les mathématiques sont faites m’avait permis d’enfin comprendre l’utilité de méthodes que j’avais jusqu’alors mémorisées et appliquées assez mécaniquement. De quel attrait supplémentaire ne manquerait-on pas de parer les sciences de la nature en assoyant leur enseignement sur les étapes qui en marquent la constitution ? Refaire le chemin des découvertes, en parcourant les corrections dont les théories ont été continûment l’objet, voilà qui en améliorerait la compréhension et, surtout, voilà qui permettrait de mesurer combien la construction des théories n’empruntent pas la voie de la raison des choses - n’en déplaise à Descartes -, mais bien des trajectoires que les erreurs humaines écartent du déploiement simple et logique qu’on s’illusionne d’y voir.

Les sciences de l’homme ont eu l’habitude - qu’elles perdent un peu - d’inclure leur histoire dans leurs théories. Quand - il y a de cela plus d’un quart de siècle - j’enseignais l’anthropologie culturelle, la sociologie, la linguistique ou l’économie politique, il était de bon ton de retracer l’histoire de la discipline et d’inscrire le savoir dans sa propre évolution. Il est vrai que les sciences sociales étaient davantage tentées que les sciences de la nature de compenser la minceur de leurs acquis par le récit de leur passé. Reste que comprendre, c’est d’abord et avant tout - en quelque domaine que ce soit - comprendre comment nos prédécesseurs ont compris. Notre passé incorporé est ce qui fait que l’homme n’est pas tel un oiseau sur sa branche. Faut-il le déplorer ? Ça, c’est une autre histoire...

Les éditions Allia viennent de republier récemment la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (2). Pour qui accepte de se pencher un peu sur l’histoire de la grammaire, c’est un ouvrage indispensable. Non que ce soit la première grammaire française (3), mais il s’agit sans nul doute de la plus importante des premières, celle qui a fondé la discipline. Elle est aussi intéressante en ce qu’elle est caractéristique d’une certain rapport au savoir, celui des jansénistes, bien sûr, mais aussi celui de cartésiens convaincus. Il y a dans cette grammaire quelque chose du charme des commencements, tel que peut en être empreint l’œuvre de ceux qui font table rase.

La Grammaire générale et raisonnée est également intéressante en ce qu’elle est générale. Elle rassemble des considérations qui ne valent pas que pour le français. Et à ce titre, elle est en quelque sorte annonciatrice de la linguistique. Dans sa présentation de l’ouvrage, Jean-Marc Mandosio rappelle que « [l’]intérêt, parfois déformant, porté à la Grammaire et à la Logique de Port Royal par les linguistes, de Saussure à Chomsky, ainsi que par des philosophes tel que Foucault, qui ont tous insisté sur la modernité et le caractère novateur de ces deux ouvrages, a mis en lumière certains traits auxquels les lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles n’étaient sans doute guère sensibles. » (p. 17) (4) C’est le moins qu’on puisse dire ! En fait, l’histoire de l’étude de la langue, que ce soit d’un point de vue grammatical, d’un point de vue linguistique ou même d’un point de vue philologique, révèle la complexité et même l’irréductibilité des questions qu’elle soulève. Ce qui a conduit à modifier souvent les angles d’attaque. Ainsi, la question de l’origine des langues, qui passionna longtemps (5), a été négligée par les linguistes au profit de leurs aspects structurels. Foucault, dont l’objectif était de caractériser l’épistémè classique, s’intéresse davantage à ce qui sépare un rapport médiéval à la langue, fondé sur le commentaire, d’un rapport nouveau fondé sur l’analyse, qu’à l’analyse en tant que tel. Il conteste d’ailleurs que ce qu’il appelle la grammaire générale - qui ne se confond pas avec la Grammaire générale et raisonnée d’Arnaud et Lancelot (6) - puisse préfigurer la linguistique (7).

En voilà trop ou pas assez, me dira-t-on. Aussi, puisqu’il s’agit d’abord d’inviter à lire, je laisse la place à Arnaud et Lancelot, sachant que l’on y trouve avant tout ce plaisir - cette émotion même - du raisonnement, que procure aussi la lecture de Descartes. C’est un plaisir qui n’est pas dupe de ce que la raison n’en aura jamais fini avec elle-même, même si ces raisonneurs du XVIIe siècle le croyait un peu. Dans leur préface, Arnaud et Lancelot l’annoncent :
« Ceux qui ont de l’estime pour les ouvrages de raisonnement, trouveront peut-être en celui-ci quelque chose qui les pourra satisfaire, et n’en mépriseront pas le sujet, puisque, si la parole est l’un des grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la perfection qui convient à l’homme ; qui est de n’en avoir pas seulement l’usage, mais d’en pénétrer aussi les raisons, et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume. » (p. 25-26)

Et puisqu’un extrait vaut mieux que mille explications, en voici un qui montre à la fois combien la clarté du raisonnement doit beaucoup à l’idée naïve que les hommes ont inventé la langue, jusqu’aux procédés qui permettent d’expliquer les pensées, et combien aussi la clarté de la langue est à son tour redevable de cette même naïveté. Il s’agit du début du chapitre VI, intitulé “Des cas, et des prépositions en tant qu’il est nécessaire d’en parler pour entendre quelques cas” :
« Si l’on considérait toujours les choses séparément les unes des autres, on n’aurait donné aux noms que les deux changements que nous venons de marquer: savoir, du nombre pour toutes sortes de noms, et du genre pour les adjectifs ; mais, parce qu’on les regarde souvent avec les divers rapports qu’elles ont les unes avec les autres, une des inventions dont on s’est servi en quelques langues pour marquer ces rapports a été de donner encore aux noms diverses terminaisons, qu’ils ont appelées des cas, du latin cadere, tomber, comme étant les diverses chutes d’un même mot.
Il est vrai que, de toutes les langues, il n’y a peut-être que la grecque et la latine qui aient proprement des cas dans les noms. Néanmoins, parce qu’aussi il y a peu de langues qui n’aient quelques sortes de cas dans les pronoms, et que sans cela on ne saurait bien entendre la liaison du discours, qui s’appelle
construction, il est presque nécessaire, pour apprendre quelque langue que ce soit, de savoir ce qu’on entend par ces cas ; c’est pourquoi nous les expliquerons l’un après l’autre le plus clairement qu’il nous sera possible.

Du nominatif


La simple position du nom s’appelle le
nominatif, qui n’est pas proprement un cas, mais la matière d’où se forment les cas par les divers changements qu’on donne à cette première terminaison du nom. Son principal usage est d’être mis dans le discours avant tous les verbes, pour être le sujet de la proposition. Dominus regit me, le seigneur me conduit. Deus exaudit me, Dieu m’écoute.

Du vocatif


Quand on nomme la personne à qui on parle, ou la chose à laquelle on s’adresse, comme si c’était une personne, ce nom acquiert par là un nouveau rapport, qu’on a quelquefois marqué par une nouvelle terminaison qui s’appelle
vocatif. Ainsi de Dominus au nominatif, on a fait Domine au vocatif, d’Antonius, Antoni. Mais comme cela n’était pas beaucoup nécessaire, et qu’on pouvait employer le nominatif à cet usage, de là il est arrivé :
1° Que cette terminaison différente du nominatif n’est point au pluriel.
2° Qu’au singulier même elle n’est en latin qu’en la seconde déclinaison.
3° Qu’en grec, où elle est plus commune, on la néglige souvent, et on se sert du nominatif au lieu du vocatif, comme on peut voir dans la version grecque des Psaumes, d’où saint Paul cite ces paroles dans l’Épitre aux Hébreux, pour prouver la divinité de Jésus-Christ : θρονος σου ο θεος, où il est clair que ο θεος est un nominatif pour un vocatif ; le sens n’étant pas
Dieu est votre trône, mais votre trône, ô Dieu, demeurera, etc.
4° Et qu’enfin on joint quelquefois des nominatifs avec des vocatifs.
Domine, deus meus. Nate, meae vires, mea magna potentia solus. Sur quoi l’on peut voir la Nouvelle Méthode latine, Remarque sur les pronoms.
En notre langue, et dans les autres vulgaires, ce cas s’exprime dans les noms communs qui ont un article au nominatif, par la suppression de cet article.
Le Seigneur est mon espérance. Seigneur, vous êtes mon espérance. » (pp. 61-63)

Peut-on se donner la tâche d’approfondir la grammaire dans l’ignorance que ceci a été écrit au XVIIe siècle ? J’en doute.

(1) Lancelot Hogben, Les mathématiques pour tous, trad. de l’anglais par F. H. Larrouy, Payot, 1950. Ce livre avait été publié une première fois en français en 1946. L’original a été publié en 1936 sous le titre Mathematics for the Million.
(2) Antoine Arnauld & Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée (1ère publ. en 1660), éd. Allia, 2010.
(3) Parmi les toutes premières grammaires françaises, il y eut d’abord - c’est amusant à noter - celle de l’anglais John Palsgrave en 1530, écrite en anglais. Il y eut aussi celle de Jacobus Sylvius (Jacques Dubois), écrite en latin en 1531. En français, il y eut enfin celles de Louis Meigret en 1550 et de Robert Estienne en 1557.
(4) La Logique de Port Royal est un ouvrage, publié en 1662 par Antoine Arnauld et Pierre Nicole sous le titre La logique ou l’art de penser. Le texte en est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://visualiseur.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k25788r.
(5) Ne citons que le célèbre Essai sur l’origine des langues de Rousseau (texte établi par J. Starobinski, Gallimard, Folio, 1990). À noter que Foucault y revient très brièvement dans Les mots et les choses, lorsqu’il affirme en passant que, « à l’origine, l’homme n’a poussé que de simples cris » (Gallimard, Tel, 1966, p. 107). Ce qui n’est pas le cas de Derrida, dans De la grammatologie (Ed. de Minuit, 1967), contrairement à ce qu’on pourrait penser, car il n’y revient avec Rousseau que pour placer le problème ailleurs, essentiellement dans les rapports entre oralité et écriture.
(6) Il ne cite jamais cet ouvrage, à l’inverse de La logique de Port Royal.
(7) Cf. Les mots et les choses, Gallimard, Tel, 1966, p. 97.

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