Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir
de Clifford C. Geertz
Ce que je vais me permettre de dire à propos de ce livre relève davantage des impressions premières que d’une analyse informée. Car je connais très mal Clifford C. Geertz, dont je n’ai rien lu d’autre.
C’est sans nul doute à tort que j’ai sans cesse différé, sinon renoncé, à me plonger dans cette œuvre qui fait parler d’elle depuis la première moitié des années septante (1). À tort, parce qu’il est assez probable que Geertz a initié quelque chose qui n’est pas sans rapport avec l’émergence de cette sociologie pragmatique aujourd’hui triomphante. Cela dit, il est sans doute également significatif - mais cela ne m’excuse pas - que j’aie reculé devant une œuvre dont j’appréhendais les inclinations. Mes appréhensions étaient-elles justifiées ? Oui et non, crois-je pouvoir dire.
Oui, parce que les travaux de terrain - à Bali, à Java et au Maroc - auxquels il s’est référé pour construire sa conception de l’anthropologie, tout comme cette conception elle-même, ont été fortement critiqués. Oui surtout, parce que les théories de Geertz ont alimenté un courant dit postmoderne dont je persiste à penser qu’il a fortement stérilisé la recherche en sciences sociales.
Non, parce qu’il serait injuste de nier ce que les écrits de Geertz contiennent d’intéressant, quelle qu’en soit la portée finale. La mise en cause des théories objectivistes comporte bien évidemment des vertus, comme celle de dénoncer ces formes spécifiques d’illusion qu’elles peuvent induire. La question est de déterminer à quel moment cette mise en cause en vient à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Savoir local, savoir global (2) rassemble des essais publiés entre 1974 et 1980, auxquels s’ajoute une conférence inédite donnée en 1981. Il n’est certainement pas inutile, pour donner à comprendre un aspect important de la démarche de Geertz, de citer quelques phrases de l’introduction du livre, là où il indique les avantages de l’essai.
« Pour faire des détours et prendre les petites routes, rien n’est plus commode que la forme de l’essai. On peut décoller dans n’importe quelle direction, sûr que si cela ne marche pas on peut revenir en arrière et repartir dans quelque autre avec une perte de temps et une déception seulement minimes. Des rectifications en cours de route sont assez faciles, car on n’a pas à défendre 100 pages d’exposé préalable, comme dans une monographie ou un traité. S’égarer dans des routes encore plus petites et de plus vastes détours ne fait guère de mal, car on ne s’attend pas à un travail toujours rectiligne, il viendra de toute façon, sinueux et improvisé, apparaissant en des endroits imprévus. Et quand il n’y a rien de plus à dire sur le sujet pour le moment, ou peut-être jamais, on peut simplement laisser tomber. “Les œuvres ne sont pas achevées, disait Valéry, elles sont abandonnées.” » (p. 6) (3)
Voilà assurément une façon d’envisager les choses qui n’est pas totalement inadéquate. Mais elle représente, selon moi, une étape qu’il faut dépasser. Livrer le fruit des détours et des petites routes sans prendre la peine de passer à une étape de vérification, de confrontation, de structuration et d’exposition des données et des idées qu’elles suggèrent, c’est se limiter à une bien petite partie du chemin que doit représenter une recherche digne de ce nom. Voilà aussi une conception des choses qui apparaît compatible avec les genres flous, avec des approches de l’objet étudié - ou plutôt de la sensibilité étudiée - qui s’en remet souvent au hasard, à l’intuition, au stéréotype. Voilà enfin de quoi ironiser sur les méthodes objectivantes, longues, lourdes et patientes.
Plutôt que d’analyser chacun des essais dans ce qu’il nous apprend, je voudrais faire un petit détour par la micro-histoire, dont certains représentants américains se sont laissé contaminer par l’anthropologie de Geertz bien avant les chercheurs d’autres disciplines. Cela permettra peut-être de comprendre de quelle façon le geertzisme a pu influencer les sciences sociales en général et n’être ainsi pas tout à fait innocent du basculement de la sociologie dans le courant pragmatiste.
Il convient peut-être de rappeler ici que la micro-histoire - dont les principaux tenants furent italiens (Giovanni Levi et Carlo Ginzburg, notamment) - doit beaucoup à une sorte de précurseur, à savoir Edward Palmer Thompson. Cet historien britannique, politiquement engagé à gauche, a préconisé dès les années 60 une history from below qui suscitera l’intérêt, après mai 68, des théoriciens des minorités opprimées (femmes, immigrés, homosexuels, etc.). C’était, en réalité, une voie propice a priori à des découvertes auxquelles ne pouvait conduire la macro-histoire. Mais elle a pu, en certains cas, induire une telle attention pour les propos des humbles que le pas ne fut pas long à franchir pour que certains proclament la justesse des raisons que ceux-ci se donnent d’agir.
À cet égard, le rôle de Clifford C. Geertz a peut-être été quelque peu parallèle, dans la mesure par exemple où il a dénoncé le structuralisme « en tant qu’une sorte de rationalisme hautement technique » (p. 14) Curieuse expression assurément que ce rationalisme hautement technique, auquel il conviendrait de résister. Voilà une critique du structuralisme qui est à l’exact opposé de celle que Bourdieu a explicitée dans Le sens pratique (4) et qui ne prend même pas la peine de préciser pourquoi il conviendrait de se méfier d’un rationalisme, fût-il hautement technique. Parlant de formes d’expression exotiques qualifiées d’artistiques, Geertz affirme « que la remise dans le contexte de tels “signifiants” est une façon plus utile de comprendre comment ils signifient, et quoi, que celle qui consiste à les forcer en paradigmes schématiques ou à les dépouiller entièrement pour en abstraire les systèmes de règles qui sont supposés les “engendrer”. » (p. 14). On sent là combien il regarde l’analyse désintéressée, objectivante, relativiste, comme une menace pour l’appréhension des sensibilités.
Évidemment, dès lors que l’on cherche l’origine d’un courant tel celui de la sociologie pragmatique, on est facilement tenté d’en reculer sans cesse les prémices. Me laisserais-je aller que j’évoquerais William James et les méfaits que sa philosophie a induits dans tant de domaines au cours du XXe siècle. Ce serait sans doute là emprunter un raccourci assez réducteur.
(1) Sa célébrité aux États-Unis remonte à la publication de The Interpretation of Cultures (Basic Books, New York) en 1973.
(2) Clifford C. Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, trad. par Denise Paulme, PUF, Quadrige, 2012 [1ère éd. en français en 1986 ; 1ère éd. en anglais en 1983 chez Basic Books, Inc., New York].
(3) La traduction du livre de Geertz, que l’on doit à l’ethnologue Denise Paulme, pèche par une syntaxe et une ponctuation à l’occasion défaillantes. Il est malaisé, dans ces conditions, de se faire une idée de ce que André Mary appelle à son propos « un style et un bonheur d’écriture incontestables » (“De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation” in Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, n° 6, 1998, p. 59).
(4) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Ed. de Minuit, Le sens commun, 1980, pp. 68-70.
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