dimanche 10 mars 2013

Note de lecture : Emmanuel Carrère et Jean-Claude Roman

L’adversaire
d’Emmanuel Carrère


Le fait divers est un peu à l’actualité ce que la société civile est au monde social : un concept flou qui renvoie à l’individualité, en ce qu’elle a de banal. Il qualifie des faits dont on peut se demander ce qui les caractérise et comment les analyser. D’autant qu’on les connaît généralement par les médias ou la rumeur, ce qui redouble la méfiance que l’on ressent à leur encontre.

Les sociologues se sont souvent intéressés au fait divers, en ce qu’il témoignerait de quelque chose qui échappe à la sociologie des institutions, des idéologies ou des pratiques. La plus célèbre de ces approches - sans doute pas la plus pertinente - est celle de Roland Barthes. Elle mérite néanmoins qu’on s’y arrête, dès lors qu’on est - comme je le suis - plein de gênes et de questions à ce sujet.

Dans Essais critiques, Roland Barthes a en effet consacré un chapitre au fait divers, un chapitre qui s’intitule « Structure du fait divers » (1). Ce qui frappe le plus, lorsqu’on le relit, c’est qu’il ignore superbement la question de la fidélité du récit journalistique au faits ainsi qualifiés. Pour Barthes, le fait divers est en fait cet article de journal placé dans la rubrique de « l’inclassable », bien davantage que le fait en lui-même. Ce qui lui permet d’émettre des considérations qui puisent l’essentiel de leur inspiration dans le récit, peu importe qu’il soit vrai ou faux, bien ou mal interprété, révélateur ou non de choses qui lui confèrent une nature différente de celle identifiée au fait divers.

Ainsi, évoquant ce qu’il appelle la structure (2) d’une information, il considère que celle-ci serait « totale, ou plus exactement, immanente » lorsqu’il s’agit d’un fait divers, alors qu’elle serait « trans-temporelle », qu’elle s’expliquerait de façon « exogène » et s’inscrirait dans la durée quand elle concerne un fait autre, comme par exemple une nouvelle à caractère politique. Et cette structure du fait divers reposerait selon Barthes sur la relation entre deux termes, relation de causalité, relation de coïncidence ou double relation des deux types. Cette curieuse idée - dont on voit mal en quoi elle serait spécifique au fait divers -, il la justifie comme ceci :
« [...] on peut très bien mener une première analyse du fait divers sans se référer à la forme et au contenu de ces deux termes : à leur forme, parce que la phraséologie du récit est étrangère à la structure du fait rapporté, ou, pour être plus précis, parce que cette structure ne coïncide pas fatalement avec la structure de la langue, bien qu’on ne puisse l’atteindre qu’à travers la langue du journal ; à leur contenu, parce que l’important, ce ne sont pas les termes eux-mêmes, la façon contingente dont ils sont saturés (par un meurtre, un incendie, un vol, etc.), mais la relation qui les unit. C’est cette relation qu’il faut d’abord interroger, si l’on veut saisir la structure du fait divers, c’est-à-dire son sens humain. » (3)
C’est donc bien du récit journalistique dont il parle et d’une structure de ce récit qui transcenderait tant la forme que le contenu. Il y aurait ainsi une façon de faire le récit d’un fait divers qui, toute inconsciente qu’elle soit, garantirait son succès ou tout au moins sa légitimité au titre de fait divers.

Ce qui déçoit dans cette approche - outre le délaissement du fait divers en lui-même -, c’est ce sur quoi elle débouche. Car Barthes met alors l’accent sur des traits comme le hasard et le comble, ce qui n’exigeait vraiment pas d’en appeler à une structure souterraine. Et évoquant la « conversion du hasard en signe », il écrit : « il y a confusion mythique du dessin et du dessein » (4), usant là de cette sorte de magie ou de psychanalyse des mots qui s’est hélas répandue dans la sociologie et la philosophie française à partir des années 60.

Oserais-je avancer l’idée que ce que révèle l’analyse de Barthes, c’est avant tout l’embarras que suscite le fait divers chez celui qui n’est pas intéressé à en vendre le récit ? Car il s’agit d’un domaine où l’incertitude domine. Comment parler raisonnablement d’un fait divers, surtout lorsqu’on n’en a pas été le témoin (mais même quand on en a été le témoin) ? Il y a les doutes que suscite la connaissance des faits ; il y a aussi l’ignorance dans laquelle on reste à propos de l’inscription du fait dans l’histoire humaine (sur ce point, Barthes a raison : le fait divers se laisse raconter comme s’il contenait sa vérité dans sa synchronie) (5). Et c’est bien sûr le goût immodéré de bien des gens pour le jugement hâtif qui assure le succès journalistique du fait divers.

Une amie m’a récemment passé deux livres d’Emmanuel Carrère : La classe des neiges (6) et L’adversaire (7). Le premier m’a permis d’apprécier l’écriture de Carrère et le talent avec lequel il a su imaginer un point de vue qui éclaire l’horreur du crime sexuel. Le second m’a rempli une nouvelle fois de perplexité à propos du fait divers, puisque c’est d’un fait divers qu’il s’agit.

L’adversaire contient un double récit : celui de la vie de Jean-Claude Romand - un homme bien réel qui, en 1993, a tué sa femme, ses enfants et ses parents -, mais aussi celui des tentatives de l’auteur d’en faire le récit. Car, on l’imagine facilement, il n’est pas simple de relater la vie d’un autre, bien vivant, dont le comportement suscite un effroyable effroi. D’autant que Carrère a choisi - après hésitation - de ne pas se livrer à une véritable enquête, préférant se fonder sur ce que les journaux, les lieux et le procès lui ont appris. Le trouble qui naît du projet d’écrire l’histoire de Jean-Claude Romand, Carrère le confesse sans équivoque. Et la dernière phrase de son livre le révèle assez : « J’ai pensé qu’écrire cette histoire ne pouvait être qu’un crime ou une prière » (p. 220)

C’est évidemment une prière qu’il pense avoir écrite. Mais, moi qui ne peut prier, faute de savoir à qui adresser ma prière, que dois-je en penser ? S’agit-il de tenter de comprendre l’incompréhensible ? S’agit-il de montrer jusqu’où peuvent aller les conséquences du mensonge ? S’agit-il d’illustrer la possibilité toujours offerte d’une rédemption ? S’agit-il de démasquer l’impuissance de la psychiatrie à expliquer les choses ? Je ne sais trop. Peut-être est-ce d’ailleurs cette indécision dans l’intention qui m’a fait aimer le livre. Il trouble, et pour plus d’une raison.

Il y a d’abord le comportement de Jean-Claude Romand, qui obéit à certains des traits dont Barthes usa pour définir le fait divers : hasard chanceux (si on peut dire), qui permit à l’intéressé de vivre en cachant à tous sa véritable situation pendant dix-huit ans ; disproportion incompréhensible entre le secret éventé et les crimes qui s’ensuivent ; comble de l’horreur dans l’identité des victimes. Il y a ensuite ce rapport très tourmentant entre des faits et le procès auquel ils donnent lieu. Car comment s’arroger le droit de juger des faits que d’autres furent chargés de juger selon une procédure censée garantir leur bonne information ? Il y a surtout ce lien mystérieux et déconcertant entre les faits et la vie sociale au sein de laquelle ils ont surgi. Il y a enfin ce talent de Carrère - car il importe d’en parler - pour raconter avec une grande pudeur et une grande sincérité cette histoire inacceptable.

Fallait-il le faire, même avec talent ? Cette question trouble aussi.

Si rien ne s’y oppose, Jean-Claude Romand sortira de prison en 2015...

Comment aborder les faits divers. Celui-là - Emmanuel Carrère nous le montre assez - illustre particulièrement l’immense difficulté.

(1) Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, coll. “Tel quel”, 1964, pp. 188-197. Il s’agit de la reproduction d’un article écrit en 1962.
(2) On sait combien brouillon fut l’usage que Barthes fit du mot structure et en même temps combien il fut lui-même l’artisan de la renommée embrouillée du structuralisme.
(3) Roland Barthes, Op. cit., p. 190.
(4) Ibid., p. 196.
(5) Barthes n’est pas muet sur cette question de l’inscription du fait divers dans l’histoire, ni sur l’incertitude qui l’entoure. Il conclut en effet son propos, après avoir distingué ce qui séparerait le sens de la signification, par les deux phrases suivantes : « Il s’agit donc là, probablement, d’un phénomène général qui déborde de beaucoup la catégorie du fait divers. Mais dans le fait divers, la dialectique du sens et de la signification a une fonction historique bien plus claire que dans la littérature, parce que le fait divers est un art de masse : son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationnel, de l’intelligible et de l’insondable ; et cette ambiguïté est historiquement nécessaire dans la mesure où il faut encore à l’homme des signes (ce qui le rassure) mais où il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l’irresponsabilise) : il peut ainsi s’appuyer à travers le fait-divers sur une certaine culture, car toute ébauche d’un système de signification est ébauche d’une culture ; mais en même temps, il peut emplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu’il donne à la concomitance des faits échappe à l’artifice culturel en demeurant muet. » (Ibid., p. 197)
(6) Emmanuel Carrère, La classe des neiges, Gallimard, Folio (P.O.L), 1995.
(7) Emmanuel Carrère, L’adversaire, Gallimard, Folio (P.O.L), 2000.


Autre note sur Carrère :
Le Royaume

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