À propos de la doxa
À l’aube de la pensée rationnelle déjà, dans la plus haute Antiquité grecque, les philosophes se sont méfié de la doxa. Et cette attitude, malgré quelques transgressions, a perduré au moins jusqu’à Bachelard. Aujourd’hui, la doxa triomphe, notamment en ce qu’elle bénéficie de la considération de philosophes et de sociologues qui en vantent les mérites. C’est à ce spectaculaire retournement que je voudrais consacrer quelques réflexions. (1)
Mais qu’est-ce au juste que la doxa ? Concept assez flou, il ne s’éclaire guère d’être remplacé par opinion commune. En général, on l’utilise pour désigner des préjugés très répandus ou des idées fausses partagées par le grand nombre. Mais il s’agit là d’une façon commode d’en distinguer une pensée ou une opinion qui se prétend plus rigoureuse, mieux vérifiée. Il n’est pas inutile de tenter de mieux cerner ce que le mot doxa recouvre.
Il est possible de comprendre ce mot de différentes façons, selon que l’on en examine les variations synchroniques et diachroniques. Posons d’abord que l’on évoque des manières de penser, des jugements, partagés par une part importante du corps social. De quelle importance parle-t-on ? Est-ce là purement quantitatif, comme lorsque des opinions sont mesurées par des sondages statistiques ? Ou serait-ce davantage qualitatif, comme lorsqu’on met en avant les opinions d’une classe sociale ou plus généralement d’une catégorie de personnes ? Convient-il de n’y inclure que les opinions erronées, auquel cas il revient nécessairement à une minorité d’être seule juge de leurs faussetés ? Bref, de quoi se compose la doxa ? C’est le plus souvent affaire de choix, bien davantage que de constat.
Choisissons donc de réserver le mot à des opinions répandues, mais erronées, ainsi qu’une longue tradition philosophique l’a fait. (2) La question se pose alors de savoir s’il est raisonnable d’établir une sorte de corrélation entre le succès d’une idée et sa fausseté. Dans son excellent livre Peut-on ne pas croire ?, Jacques Bouveresse rappelle très opportunément :
« Le problème difficile et douloureux auquel on est confronté [...] est qu’il n’est pas nécessaire d’être vrai pour être reconnu comme tel et que le fait d’être vrai peut même constituer, sur ce point, un désavantage : la meilleure façon d’être accepté comme vrai n’est pas nécessairement celle qui consiste à l’être effectivement. [...] nous en sommes peut-être arrivés effectivement à un stade où tout le monde a intégré plus ou moins le principe de l’acteur, qui est que, si on veut qu’une chose donne l’impression d’être vraie et soit acceptée comme telle, non seulement il n’est pas nécessaire qu’elle le soit, mais encore il vaut mieux qu’elle ne le soit pas. » (3)
Ce principe de l’acteur, ce n’est rien d’autre que ce qu’on a appelé, depuis deux décennies, la communication.
Prenons un exemple dans l’actualité la plus récente.
Un nouveau pape a été élu le 13 mars 2013 : François. Pour ce que j’en sais, son attitude, depuis lors, a été jugée celle d’une personne humble. Mais ce jugement repose sur des paroles et des gestes qui peuvent être regardés comme de ceux qu’il importe de prononcer et de poser s’il s’agit de se donner pour humble. À tel point qu’il ne serait pas déraisonnable de supposer que, pour avoir atteint aussi aisément l’objectif d’exhiber son humilité, il n’est pas exclu qu’il ne le soit pas vraiment. Évidemment, on peut également supposer que l’importance de la fonction et les enjeux qui l’entourent aujourd’hui - suite notamment à la démission de son prédécesseur - condamne le nouveau pape à se montrer humble et à faire ce qu’il faut pour paraître tel, y compris dans le cas où il le serait effectivement. En toute hypothèse, la communication masque la réalité, bien que la doxa ait choisi de croire en l’humilité de François.
Bien sûr, ceux qui ont la foi et qui croient en l’intervention dans l’élection de l’Esprit saint trouveront sans doute que la réalité ne peut en l’occurrence que coïncider avec l’apparence. Mais voilà qui, précisément, relève uniquement de la croyance. Et qui, en outre, impose de fermer les yeux sur le caractère politique de la fonction de pape. En son temps, et en des termes dont l’apparente violence doit sans doute beaucoup à leur véracité, Machiavel avait, dans une lettre adressée à Giacomo Martini, assimilé cette fonction à celle d’un prince :
« […] Vous me demandez aussi, Monseigneur, si le Pape pourrait se recommander des conseils de gouvernement que je crois bon de prodiguer en général aux autres princes et je ne puis que vous répondre par l’affirmative. L’histoire qui est la maîtresse d’où je retire mes observations, enseigne que le Pape, autant que les autres princes désireux de conserver leur autorité suprême, doit observer la prudence consistant à utiliser le mensonge, la cruauté et la corruption. Concernant le mensonge, la tâche lui est plus aisée que dans les autres formes de gouvernement puisque ses sujets, je veux dire le peuple des chrétiens, étant d’une grande faiblesse d’esprit et fort crédules à l’égard des fables bibliques, il pourra mettre en circulation toute forme de contrevérité, de la nouvelle déformée à la calomnie en passant par les intrigues cachées. Sa cruauté quant à elle devra rester secrète quand elle a pour but d’anéantir et d’effrayer les ennemis internes de l’Église mais se parer des dehors les plus nobles et proclamer les plus saintes cautions quand elle a pour but d’anéantir et d’effrayer ses ennemis extérieurs. Comme il passe auprès de son peuple pour le représentant de l’équité divine, il n’omettra pas de faire aussi le bien par des œuvres de charité car ainsi sa cruauté en sera comme édulcorée et même ornée de grandeur. Enfin, connaissant la nature pécheresse des hommes, le Pape ne négligera pas de monnayer habilement leur servitude, ainsi que la bienveillance d’autres princes, quand pareil moyen sera plus efficient que la cruauté. À cette dernière fin, c’est avec discernement qu’il lui faut choisir des trésoriers à la fois serviables et d'une grande cupidité avisée, non seulement des hommes capables d’administrer l’immense fortune de l’Église, mais de trouver de nouvelles richesses soit par davantage d’impôt prélevé sur des terres conquises soit par la confiscation de l’or entreposé dans des terres à conquérir. Ainsi voyez-vous, Monseigneur, que rien ne distingue le gouvernement du Pape de celui d’un autre prince. J’ajouterai cependant que si la gloire de celui-ci ne souffre pas qu’il apparaisse comme un acteur sachant dominer les hommes au gré de la Fortune, il n’en serait guère de même pour le Pape qui doit s’efforcer de paraître le lieutenant de Dieu lui-même […] » (4)
Si l’on oublie si facilement ce que Machiavel et d’autres avaient mis en lumière - du moins auprès des esprits avertis -, c’est parce que l’opinion commune a été réhabilitée aux yeux de la plupart de ceux qui s’en méfiaient. Comment pareil retournement a-t-il pu se produire ?
On pourrait, pour l’expliquer, tenter d’analyser certaines inflexions de la philosophie. Nietzsche, William James, Wittgenstein, Austin sont quelquefois invoqués pour remettre en cause le rationalisme et pour justifier le primat de l’action, de la pratique, de l’utilité et des convictions partagées sur la réflexion, la théorie ou la rupture avec l’opinion. Dans les sciences sociales, c’est le vœu d’être efficace qui semble avoir eu raison de ceux que l’on a accusé de pratiquer le surplomb et qui a assuré le succès de la sociologie pragmatique. Mais il n’est pas impossible que cette évolution doive beaucoup à la conjonction d’au moins quatre phénomènes : l’explosion démographique, l’alphabétisation, l’accession au pouvoir de la frange dominante des déshérités et l’essor des moyens de communication. Et si, dans ce contexte, la recherche scientifique conserve une place, c’est dans la mesure où elle se révèle apte à satisfaire les demandes du grand nombre ; ce qui se traduit par un triomphe des sciences appliquées sur les sciences fondamentales.
Les traces de ce grand retournement sont - dès lors qu’on y est attentif - repérables dans notre quotidien. L’école a cessé d’être un lieu de transmission pour devenir un lieu d’échanges ; le discours rigoureux est banni des médias et s’est blotti sur les moins bonnes étagères des librairies et des bibliothèques ; l’expert ne mérite encore ce nom que s’il est d’abord et avant tout un expert en communication ; le savoir est souvent assimilé à une forme de discours prétentieux, peu respectueux de la liberté de chacun ; la vérité est multiple, car chaque opinion en détient une parcelle ; la compétence sociale prime sur la compétence technique ; etc.
Ouvrez la radio. Vous avez de bonnes chances d’entendre d’abord des messages publicitaires. Et, parmi ceux-ci, fleurissent ceux qui confient leur force persuasive à de faux témoignages, prononcés par de soi-disant clients qui, dans un langage truffé des fautes lexicales ou syntaxiques les plus communes et avec l’accent local le plus prononcé, vantent de la façon la plus vulgaire qui soit les qualités supposées les plus immédiates du produit. Un peu de patience, et voici une émission qui traite d’un sujet de société où l’expert invité doit partager son temps d’antenne avec des auditeurs qui téléphonent ou qui twittent, la principale performance de celui-ci étant de naviguer d’une opinion à l’autre de telle sorte qu’un maximum d’entre elles soient légitimées. Vous avez là - ai-je envie de dire - la confirmation que la doxa n’est plus en aucune façon l’objet de suspicions, mais qu’elle est devenue au contraire ce réservoir de pensées licites sans lequel la compréhension du monde est compromise.
Je caricature, bien sûr. Mais je n’évoque là que des révélateurs d’une situation autrement profonde, dont la gravité réside essentiellement dans l’exclusion d’une certaine forme de rigueur de la pensée. Et semblable exclusion n’est sans doute pas sans rapport avec l’évolution d’un monde où la démagogie, la corruption, la violence et la vanité triomphent si souvent.
(1) Si certains doutent du caractère philosophique de ce retournement, je les renvoie à ce livre que Loïc Nicolas a publié en 2007, La force de la doxa. Rhétorique de la décision et de la délibération (L’Harmattan, 2007). Dans la préface, que l’on doit à Delphine Denis, la maturité du projet est ainsi constatée : « Car, comme on le lira dans cet ouvrage, redonner crédit et validité épistémologiques à l’opinion commune au-delà de sa seule efficacité pratique, à cet univers de croyances supposées que les Grecs nommaient doxa, n’est pas loin du défi - paradoxal précisément. » (p. 8) L’auteur, précisons-le, vise avant tout à analyser le discours politique dans ce qu’il a de persuasif, donc dans ce qu’il doit souvent à la doxa.
(2) Dans La force de la doxa, Nicolas Loïc cherche notamment à établir que Aristote a accordé certains mérites aux opinions communes. Mais voilà une tentative étonnante qui s’inscrit bien dans le retournement que j’ai évoqué.
(3) Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance & la foi, Agone, Marseille, 2007, pp. 13-14.
Bouveresse ajoute : « À première vue, la science repose sur un principe exactement inverse : les choses qu’elle affirme sont censées être vraies et elles ont pour elles essentiellement le fait de l’être ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elles donnent, de façon générale, l’impression de l’être et elles contredisent souvent certaines croyances qui font partie de celles auxquelles nous tenons le plus et des vérités qui sont apparemment de l’espèce la plus inébranlable. »
(4) Nicolas Machiavel, Lettre XII à Giacomo Martini, cité d’après une page du blog de Frédéric Schiffter.
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