dimanche 7 avril 2013

Note de lecture : Vincent Descombes

« Une question de chronologie » in Le raisonnement de l’ours
de Vincent Descombes


La question des rapports qu’entretiennent la théorie et la pratique, comme la question de la distinction entre faits et valeurs - qui ne lui est pas étrangère -, m’a depuis très longtemps beaucoup préoccupé. C’est dire si j’ai lu avec attention, et avec plaisir, le livre de Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours (1), lequel explore ces rapports avec subtilité.

Faits et valeurs, constats et jugements : j’avais saisi l’importance de cette lisière (sans en mesurer la complexité) dans les années 60, alors que je suivais un cours de Lucien François (2). Théories et pratiques : c’est à Pierre Bourdieu que je dois d’avoir sondé quelque peu cette dualité complexe, avec son Esquisse d’une théorie de la pratique (3) d’abord, et puis surtout avec Le sens pratique (4). Et ce qui m’a conduit à ne jamais cesser d’y réfléchir, c’est la fécondité de ces distinctions dans l’étude des phénomènes sociaux, mais aussi et surtout l’impossibilité de les justifier de manière définitive. Paradoxe troublant qu’on voudrait tant pouvoir dépasser !

Dans son cours, ce sur quoi Lucien François s’appuyait pour réclamer que l’on s’en tienne aux faits, c’est bien sûr que soit préservé le primat de la raison, laquelle paraît cesser d’être au service de la vérité dès lors qu’elle justifie un jugement de valeur. Et depuis, je n’ai jamais douté un instant des vertus heuristiques d’une méthode qui en tient compte. Mais cela n’en fait pas une vérité absolue. Et je l’ai rapidement compris à la lumière des faiblesses de la théorie comme de la force des pratiques. Bourdieu a beaucoup insisté sur le rôle du corps dans l’efficacité des savoir-faire, et aussi sur l’impuissance de la théorie à les élucider (malgré les ressources qu’offre l’objectivation de l’objectivation). De même, en lisant Lévi-Strauss, j’ai mesuré ce que théories et pratiques pouvaient peut-être devoir à une rationalité objective, à laquelle - qui sait ? - obéissent les comportements, une rationalité mieux faite pour embrouiller que soutenir la plupart des efforts de rationalisation.

Mais venons-en à Vincent Descombes. N’ayant pas les moyens d’évoquer un peu sérieusement l’ensemble des textes que rassemble Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, j’ai choisi de me limiter à un exposé qu’il a présenté en 1993 lors d’un colloque consacré à “La modernité en questions chez J. Habermas et R. Rorty” et intitulé “Une question de chronologie” (5). À première vue, on pourrait penser que le thème de la modernité est assez éloigné des rapports qu’entretiennent théories et pratiques ou faits et valeurs. À première vue, seulement.

Le problème que pose le sens qu’il convient de donner à la modernité ou à ce qu’on désigne comme tel commence avec la question : qu’est-ce que les Lumières ? On pense immédiatement à Kant (6), évidemment, et aussi à l’article que Michel Foucault lui a consacré (7). Mais Descombes souhaite circonscrire son propos à la philosophie française, car il y entrevoit une évolution spécifique. Condorcet et Baudelaire, voilà ceux qu’il épingle comme représentatifs de deux conceptions antagonistes de la modernité auxquelles il est rarement prêté attention. Il écrit :
« [...] il me semble que nous ne pouvons pas tenir pour acquis sans plus [la] représentation d’un bloc idéologique homogène, les Lumières, au regard duquel nous serions appelés à déclarer notre position : pour ou contre. » (p. 156) (8)

À ce sujet, la lecture de philosophes qui ne sont pas français présente souvent une difficulté qui tient au fait que l’Enlightenment anglais, les Lumières françaises et l’Aufklärung allemande surgissent à des moments et dans des contextes différents. Descombes donne l’exemple de Léo Strauss. Lorsque celui-ci écrit : « The first crisis of modernity occured in the thought of Jean-Jacques Rousseau » (9), il pose aux traducteurs français un problème malaisé à résoudre. Car comment traduire modernity en ce cas ?
« La raison en est évidemment qu’il ne peut pas y avoir, pour un lecteur français, de crise de la modernité à l’époque de Rousseau. » (pp. 157-158)
Et pour cause : « Le mouvement de pensée de Rousseau serait [...] de radicaliser l’affirmation moderne et non de la dénoncer ou d’essayer de la contredire. » (pp. 159-160)

En fait, ce qui distingue véritablement Rousseau de ses contemporains, c’est qu’il n’adhère pas à l’idée que « la raison doit gouverner les passions. [...] Que veut dire ici Strauss ? Que Rousseau prépare la voie à une pensée moderne plus avancée que celle des Encyclopédistes : une pensée qui va s’exprimer dans “la philosophie de la liberté” qu’est, selon lui, l’idéalisme allemand. » (p. 161)

Vincent Descombes choisit, pour illustrer la pensée d’avant Rousseau, un auteur dont l’œuvre citée lui est postérieure, mais qui persiste à faire de la raison l’unique lumière des hommes : Condorcet. « Dans le schéma de Condorcet, le cogito cartésien fonde la découverte des droits de l’homme, et cette découverte rend la révolution politique inévitable. Cette figuration de Descartes en précurseur de toute une époque est sans doute difficile à défendre sur le plan historique : pourtant, les professeurs français de philosophie tiennent souvent à représenter la marche des idées selon ce stéréotype national.
On notera que la raison selon Condorcet est intrinsèquement
monologique, comme nous pourrions dire aujourd’hui après Charles Sanders Peirce et Jürgen Habermas. Elle est définie comme la faculté qu’a chaque homme de percevoir par lui-même les vérités, sans passer par “la parole d’autrui”. La dimension dialogique de la raison n’est pas oubliée ou négligée par une sorte d’inadvertance : elle est bel et bien exclue par principe. Pour qu’il y ait l’émancipation humaine, il faut dresser contre l’autorité étrangère, celle des anciens ou celle des Apôtres, une autorité supérieure à tout ce qui n’est connu qu’en faisant confiance à autrui. Cette autorité supérieure est, pour chacun, sa propre raison. » (p. 165)
Condorcet conteste principalement que le progrès puisse être dangereux et, surtout, qu’il soit possible d’être vertueux sans le secours de la raison.
« Ces deux hérésies sont comme l’envers et l’endroit d’une même erreur, celle de distinguer entre la science et la moralité. L’hérésie de la séparation du progrès des connaissances et du progrès de la liberté et du bonheur, c’est l’hérésie de la séparation des fins humaines. Autrement dit, c’est l’idée même de la division du rationnel en sphères autonomes de rationalité : la vérité scientifique, le bien-être, la moralité. L’hérésie de la séparation des lumières et de la liberté, c’est l’hérésie de la distinction entre la raison théorique et la raison pratique. » (p. 169)

Nous y voilà ! Et Descombes d’ajouter :
« Du point de vue des Lumières françaises, qui s’expriment vigoureusement dans cette page de Condorcet, les kantiens sont aussi rétrogrades que les aristotéliciens. Il n’y a pas à dissocier la science et la moralité, pas plus qu’à donner la direction de la conduite à l’habitus de la prudence. Comme le dit bien Catherine Kintzler dans une formule frappante : “La raison pratique n’existe pas.” » (pp. 169-170)

Le projet de Vincent Descombes est bien de caractériser l’évolution, la chronologie même, des conceptions françaises de la modernité. Et, après Condorcet, il évoque Baudelaire comme exemple de l’autre étape principale de ces conceptions.

Descombes écrit :
« Les commentateurs présentent volontiers l’idée de Baudelaire comme une façon esthétique de s’accommoder de la condition temporelle de l’existence humaine. Foucault, lui aussi, met l’accent sur la temporalité : la modernité n’est pas une époque de l’histoire citée dans un calendrier, c’est une “attitude envers le présent”, une volonté d’héroïser le présent. La pensée de Baudelaire est alors réduite à une poétique romantique du fugitif, à une poétique symboliste de l’éternel logé dans l’éphémère.
Cette lecture nous laisse un peu sur notre faim.
» (pp. 176-177)

Avant même de s’arrêter sur la façon dont Descombes analyse les propos de Baudelaire, il me paraît utile de revenir un instant sur Foucault. Celui-ci ne parle pas de Baudelaire, mais bien de l’Aufklärung, tel qu’il survit à Kant. Et voici comment il conclut son « Qu'est-ce que les Lumières ? » :
« Kant me semble avoir fondé les deux grandes traditions critiques entre lesquelles s'est partagée la philosophie moderne. Disons que, dans sa grande oeuvre critique, Kant a posé, fondé cette tradition de la philosophie qui pose la question des conditions sous lesquelles une connaissance vraie est possible et, à partir de là, on peut dire que tout un pan de la philosophie moderne depuis le XIXe siècle s'est présenté, s'est développé comme l'analytique de la vérité.
Mais il existe dans la philosophie moderne et contemporaine un autre type de question, un autre mode d'interrogation critique : c'est celle que l'on voit naître justement dans la question de l'Aufklärung ou dans le texte sur la révolution ; cette autre audition critique pose la question : “Qu'est-ce que c'est que notre actualité ? Quel est le champ actuel des expériences possibles ?” Il ne s'agit pas là d'une analytique de la vérité, il s'agira de ce que l'on pourrait appeler une ontologie du présent, une ontologie de nous-mêmes, et il me semble que le choix philosophique auquel nous nous trouvons confrontés actuellement est celui-ci : on peut opter pour une philosophie critique qui se présentera comme une philosophique analytique de la vérité en général, ou bien on peut opter pour une pensée critique qui prendra la forme d'une ontologie de nous-mêmes, d'une ontologie de l'actualité ; c'est cette forme de philosophie qui, de Hegel à l'école de Francfort en passant par Nietzsche et Max Weber, a fondé une forme de réflexion dans laquelle j'ai essayé de travailler.
»

Je ne suis pas sûr que la philosophie moderne se partage uniquement entre les deux courants que Foucault imagine. Mais je suis surtout d’avis que le deuxième de ces courants est bien loin de l’approche esthétique qui vise à « s’accommoder de la condition temporelle de l’existence humaine ».

Je reviens à Vincent Descombes et à son approche de la pensée baudelairienne. Il cite Baudelaire :
« En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. »
Et il explique :
« Les querelles précédentes autour des mérites respectifs des anciens et des modernes nous demandaient de choisir. L’admiration pour les anciens voulait dire que les modernes leur étaient inférieurs. Le plaidoyer pour les modernes supposait qu’il y ait eu progrès des anciens à nous. Mais Baudelaire ne nous demande pas de choisir entre notre admiration pour l’antiquité et notre recherche d’un beau moderne. Baudelaire transporte la différence hiérarchique dans le présent lui-même : une partie du présent sera digne d’accéder au statut d’antiquité. » (pp. 177-178)
Après avoir rendu compte de cette digne partie du présent, Descombes ouvre la réflexion et met en parallèle les conceptions esthétiques de Baudelaire et son rapport aux générations héroïques dont on lui a parlé dans son enfance. Voici un passage de son exposé où il expose autant la généralisation qu’il tente des considérations que Baudelaire émet à propos de la peinture que les limites de l’exercice. Il s’agit notamment de Delacroix et de ceux qui rallièrent Bonaparte après avoir été jacobin ou cordelier :
« La génération des hommes forts a été successivement républicaine et bonapartiste : elle est passée d’un engagement à l’autre “avec une parfaite bonne foi”. Mais personne n’aurait pu prévoir avant l’action que les critiques du despotisme de la monarchie d’Ancien Régime se rallieraient aussi facilement au despotisme impérial. Les générations qui suivent celle de la Révolution ont appris quelque chose de l’expérience de leurs grands-parents. Pour Baudelaire comme pour Tocqueville, on ne doit pas séparer la République de l’Empire, n la philanthropie de la Terreur ou la déclaration de fraternité universelle de la guerre européenne. Une telle unité d’attitudes apparemment contraires n’était pas pensable par la génération précédente. C’est cette unité qu’indique Baudelaire dans un mot lapidaire et provocateur : “La Révolution, par le sacrifice, confirme la superstition”. Le vocabulaire pourrait être celui de Condorcet, mais la pensée serait inintelligible avant les événements eux-mêmes. C’est le cas de dire avec Kant que le jugement sur la Révolution est forcément ambivalent : ce qu’on dit de l’idéal qui s’y exprime, on ne le dit pas forcément de la marche empirique des choses. L’idéal est admirable, mais s’il fallait refaire tout cela, on ne le referait sans doute pas. » (pp. 180-181)

Après avoir explicité assez longuement l’opposition qu’il perçoit entre les thèses de Condorcet et celles de Baudelaire, Descombes conclut :
« Lorsqu’on ne fait pas de distinction entre les Lumières et la modernité, on s’expose à un malentendu. La modernité prise au sens de l’esprit moderne, c’est la prétention à l’universalité, celle qu’on trouve chez Condorcet, tandis que la modernité prise au sens où l’entend Baudelaire, c’est la revendication d’une particularité inassimilable, d’une contribution à la variété générale, ce qui récuse d’emblée la possibilité de tirer un beau, un vrai ou un bien de l’universel abstrait. Vouloir qu’il n’y ait qu’un seul idéal, c’est priver l’idéal de toute vitalité : en supprimant l’élément transitoire, écrit Baudelaire, “vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le péché”. » (pp. 195-195)

Cette conclusion est-elle à la mesure de l’analyse ? Il n’est évidemment pas aisé de conclure, si tant est que cela soit possible, voire utile. Et viennent à l’esprit d’autres oppositions, d’autres antinomies, d’autres contradictions. Quand la rationalité se fait déconstructiviste ou postmoderne, elle paraît épuiser le sens qui la fonde, elle semble pousser le désir de vérité jusqu’à l’aberration, elle donne l’impression d’un jeu qui néglige de s’interroger sur ses propres raisons d’être.

Faut-il penser ? Comment s’en garder ?

(1) Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Seuil, 2007.
(2) Lequel enseignait alors à l’Université de Liège (cf. Wikipédia)
(3) Droz, Genève, 1972.
(4) Ed. de Minuit, “Le sens commun”, 1980.
(5) Vincent Descombes, Op. cit., pp. 155-195. Cet exposé a été une première fois publié in Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Schusterman (dir.), La modernité en question. De Richard Rorty à Jürgen Habermas, Cerf, 1998, pp. 383-407.
(6) Une traduction française du texte de Kant est accessible ici.
(7) Le texte de Foucault est accessible ici.
(8) Pour ne pas surcharger le bas de page, je n’ai pas reproduit les notes de Vincent Descombes figurant dans les extraits cités.
(9) Léo Strauss, Natural Right and History, The University of Chicago Press, Chicago, 1953, (que je n’ai pas lu) p. 252.

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