À propos de la morale laïque
On a appris, il y a quelques jours, que le ministre de l’Éducation français souhaite introduire dans l’enseignement, de la préparatoire à la terminale, un cours de morale laïque. Ou plutôt, pour reprendre les termes utilisés dans le rapport de la mission ad hoc sur lequel le ministre s’appuie, un enseignement laïque de la morale. Il s’agirait d’inculquer « un ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent, dans la République, de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité » (1)
Pour éviter toute confusion, notamment dans l’esprit de celles et ceux qui me savent belge, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit là d’un projet qui est assez différent de ce que l’on appelle en Belgique le cours de morale. En effet, dans l’enseignement public belge - officiel, dit-on -, il existe des cours de religion confiés à des éducateurs des différentes confessions reconnues et un cours de morale qui accueille les élèves qui ne sont inscrits dans aucun d’eux. Ce dernier cours a généré au fil du temps une approche spécifique des problèmes de société qui a été longtemps marquée par le souci de contredire sur certains points la morale catholique. Proclamée adogmatique, cette approche a créé, de fait, un corpus d’opinions qui en a certes fait l’homogénéité, mais qui a aussi restreint l’éventail des points de vue admis ou débattus. On peut dire, je crois, avec ce que cela a évidemment d’imprécis, que la ligne la plus partagée parmi celles et ceux qui dispensent ce cours (j’en fus) est une morale aux résonances quelque peu maçonniques. (2) Le rôle non négligeable que joue l’Université libre de Bruxelles dans tout ce qui fait de ce cours de morale un enjeu n’y est pas pour rien. (3)
En France, même s’il existe effectivement un courant de pensée qui, en s’inspirant de Jules Ferry, conserve l’ambition de construire une morale « débarrassée de ses oripeaux théologiques » (4), il n’a pas officiellement de place au sein de l’école publique, celle-ci ayant banni toute religion. Le cours de philosophie, qui ne concerne qu’une courte période de la scolarité, a eu longtemps des ambitions différentes, même si l’histoire de la philosophie a pu à l’occasion être présentée comme une libération des carcans dogmatiques religieux. (5)
Revenons à présent au projet de Vincent Peillon. Il n’est guère douteux que ce projet répond à une inquiétude très partagée, celle qu’engendre l’existence de comportements fréquents et cependant jugés fréquemment illégitimes. Cela va de proclamations d’opinions impies à l’effronterie commune : « le respect fout le camp, mon bon monsieur ! » ; il n’y a plus de common decency, comme disait Orwell. Et comme il ne s’agit plus de réaffirmer la prééminence d’une morale révélée ou traditionnelle, l’impiété et l’impudence restent fondamentalement indémontrables, alors même qu’elles sont très ressenties. (6) Voilà qui conduit les inquiets à imaginer, pour l’éducation des jeunes, des contenus qui se veulent essentiellement méthodologiques. Montaigne, déjà, n’avait-il pas préféré « plustost la teste bien faicte que bien pleine » (7) ?
Dans un article intitulé “Réhabilitons l’exercice de la dispute” (8), Pierre-Henri Tavoillot suggère une solution : la dispute (au sens médiéval de disputatio). Il déplore l’entêtement dans l’opinion personnelle qui règne dans beaucoup des lieux de débat et invite à « sortir de sa croyance ». Et pour en prendre le pli, il verrait bien les classes d’école transformées en arènes pour une nouvelle expérience de disputatio.
L’idée semble séduisante. Car l’envie est forte de trouver un remède à cette rage d’avoir raison qui domine les débats publics. Que ce soit dans les assemblées législatives, dans les médias ou même dans les universités, on voit tant de gens se comporter comme si les compétences les plus précieuses étaient celles qui confèrent à leur détenteur le talent d’interrompre leurs contradicteurs. Il arrive même de plus en plus souvent que les débats télévisés ou radiophoniques soient inaudibles, tout le monde parlant continûment en même temps. L’important semble dorénavant de prendre la parole, ne serait-ce que pour en priver l’autre ou les autres.
Les conditions du débat, aussi bien politique que philosophique, ou même scientifique, se sont progressivement détériorées, au fur et à mesure que tout aspect formel, quel qu’il soit, en a été banni. Et la raison plaide pour qu’une nouvelle formation à la controverse soit inventée. Pourtant, la disputatio telle que la conçoit Pierre-Henri Tavoillot n’est probablement pas la solution.
Faut-il préparer les jeunes au dialogue en les exerçant à défendre une opinion qu’ils n’ont pas ? Je crains fort, personnellement, qu’il en résulte des conséquences très opposées aux espérances. Car cela se bornera le plus souvent à rechercher les arguments qu’appelle le parti pris, en l’occurrence le parti imposé. Et pareil esprit partisan n’est déjà que trop répandu. L’étude de la rhétorique n’est certes pas inutile ; elle confère une meilleure capacité à jauger les arguments, y compris et surtout lorsqu’ils permettent d’écarter le faux. Mais les sophistes ont autant - sinon davantage - montré la voie pour convaincre que celle pour démêler le vrai du faux. Et convaincre n’est pas penser mieux : c’est vaincre.
La démocratie - nous devons en convenir - a rendu dérisoires les débats dont l’enjeu n’est pas le pouvoir. Bien mieux, le débat prétendument démocratique est devenu un chemin propice à faire triompher les opinions les plus dogmatiques. (9) Et l’égalité qui, au nom de cette démocratie, s’impose entre les débatteurs - quoi que soit ce qui les rend très inégaux - conduit à renforcer la volonté de triompher à tout prix, quand elle ne mène pas à la cacophonie.
Réinventer une manière de conférer qui privilégie le goût pour la vérité et le souci de penser mieux n’est pas chose simple. Cela suppose notamment que l’on prenne en compte les objectifs de ceux qui acceptent de débattre, que l’on confronte des personnes qui ne possèdent pas des moyens cognitifs et rhétoriques trop différents et que l’on établisse des règles qui permettent à chacun de déployer sa propre pensée jusqu’à son terme. La préparation à ce genre de controverse - si tant est que celle-ci soit possible - réclame d’abord d’en faire mesurer le nécessaire degré de désintéressement, de même que la visée d’élévation personnelle qu’elle exige. Hors ces conditions, il est à craindre que les débats restent le lieu où les tribuns, les démagogues et les baratineurs prennent l’avantage.
Une morale laïque ne peut probablement, c’est vrai, n’avoir d’autre contenu que méthodologique. Mais alors, est-ce encore une morale ? Comment croire que pareil choix serait apte à rivaliser avec les morales confessionnelles ? Cet apprentissage méthodologique serait d’ailleurs impuissant à doter les jeunes des moyens rhétoriques propres à s’opposer avec succès aux discours idéologiques ou démagogiques.
Tant qu’à se vouer aux méthodes, il serait plus sage de se contenter de celles qui aident à démêler le vrai du faux. On pourrait espérer qu’une véritable préférence morale s’en dégage : celle d’avoir de temps à autre de l’intérêt pour la recherche de la vérité.
(1) Dixit Vincent Peillon dans l’interview accordée à Mattea Battaglia et Maryline Baumard et publiée dans Le Monde du 23 avril 2013, p. 11.
(2) En Belgique, cela se traduit par une insistance sur des thèmes tels la peine de mort, l’avortement, l’euthanasie, la contraception, l’autonomie, l’égalité, etc.
(3) L’enjeu principal est peut-être l’ensemble des emplois d’enseignants subventionnés que représente ce cours et qui fait souvent de ses défenseurs des alliés objectifs des défenseurs des cours confessionnels, l’existence de l’un dépendant bien sûr de l’existence des autres.
(4) Jules Ferry, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996, p.34 (cité par Edouard Delruelle dans l’article dont question infra).
(5) Dans un intéressant article non daté que l’on peut lire ici, Edouard Delruelle - favorable à l’instauration d’un cours de philosophie dans l’enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique - plaide pour une éthique laïque qui serait fondée sur la philosophie, en tant que celle-ci donne les moyens d’écarter toute idéologie. Mais il considère pourtant que l’apport critique de la philosophie a un aspect instituant et comporte « des choses qui ne sont pas à “négocier”, comme l’émancipation des femmes ou la reconnaissance de l’homosexualité ». L’article de Delruelle mérite assurément une longue discussion, mais - pour le dire d’un mot - cet aspect instituant du projet me paraît en révéler l’ambiguïté, sinon le caractère aporétique.
(6) Il existe depuis longtemps un débat à propos de la possibilité qu’offrirait une spiritualité non religieuse de combler le vide engendré par l’apostasie.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 155. Remarquons qu’il parlait de celui qui « guide » et non de celui qui est guidé.
(8) Le Monde, 25 avril 2013, p. 19.
(9) Il est frappant de constater que les régimes politiques les plus autoritaires s’accommodent de systèmes électifs, légitimant ainsi un discours univoque que les consultations électorales donnent l’occasion de marteler.
Réflexions stimulantes ! Il est vrai que la "disputatio" n'est peut-être pas la panacée. Les Grecs en ont fait l'expérience avec les sophistes. On sait ce que Socrate en pensait ! Même s'ils ont apporté, comme le rapellait Jacqueline de Romilly, l'idée du débat contradictoire (dans le judiciaire, notamment). Ce qui n'est pas rien. Car il est bien vrai que l'élection n'est pas la démocratie, sans un exercice balancé des pouvoirs (séparés de préférence) et l'organisation d'un authentique débat public, auquel il faut constamment former les citoyens. Je me souviens dans ma jeunesse) de cours d'instruction civique. Ce n'était pas grand chose, et pas toujours bien fait, mais il y a peut-être quelque chose à dépoussiérer. Le véritable apprentissage à été la philo. "Apprendre à démêler le vrai du faux" est en effet un bon début... Je m'y essaie encore, et pas toujours avec succès !
RépondreSupprimerBeau sujet. Merci de l'avoir évoqué.
On pense à la religion civile dont Rousseau parle dans l’avant-dernier chapitre du Contrat social. Même cela est utopique, sans doute, mais le propos est surtout important parce qu’il nous invite à réfléchir à ce qu’une morale partagée peut devoir à la foi dont elle fait l’objet. Plus on rationalise les valeurs - ce qui est presque un paradoxe -, plus on ouvre un champ de discussions et de controverses où elles se fragilisent. Évidemment, aboutir à la conclusion qu’il faut croire, plutôt qu’être convaincu, voilà qui n’aide guère...
SupprimerMontaigne a écrit que l’on obéit à la loi, parce que c’est la loi, non parce qu’elle est juste. Et ceci parce que rien ne permet vraiment de départager les valeurs, lorsqu’elles se heurtent. Encore faut-il que la loi inspire un respect qui dépasse celui auquel la peur invite, car le consentement est plus puissant que quelque crainte que ce soit.
C’est dire si enseigner dans une même foulée la foi en la bonne règle et l’esprit critique relève de la gageure. Bien sûr, il faut la tenter.
Merci pour votre commentaire.