Pereira prétend
d’Antonio Tabucchi
J’aime cette façon de raconter qui n’accorde à celui dont on dit tenir le récit qu’une confiance limitée. Pereira prétend (1), mais allez savoir... En l’espèce, le roman de Tabucchi évoque un Lisboète qui est progressivement amené à se faire une idée des régimes autoritaires que l’Europe de 1938 connaît : l’Italie, l’Allemagne, et aussi le Portugal ; une idée aussi sur la guerre civile qui fait rage en Espagne. La politique ne l’intéresse pas, ou l’effraie trop pour l’intéresser. Au point qu’on peut se demander si son goût pour la littérature française ne trahit pas une esquive des questions politiques. Il prétend tout ignorer de ces questions, mais allez savoir...
Évidemment, la littérature porte bien des choses qui ne sont pas seulement de la littérature, et les porte d’autant mieux qu’elles sont elle-mêmes portées par la forme littéraire. Lorsque Pereira publie dans le journal dont il tient la page culturelle une traduction de La dernière classe d’Alphonse Daudet, il découvre que cela suffit pour créer des réactions dont le moteur est le soupçon. Et tant qu’à être soupçonné, il lui vient l’envie de traduire et publier Bernanos.
Pereira, cet homme que le veuvage à poussé vers la solitude, est de moins en moins sûr de quoi que ce soit. Et pourtant, il sent que, à ce niveau collectif tellement inaccessible, il se passe des choses qu’il faudrait empêcher. Il y a, dans cette progressive prise de conscience, un moment particulièrement révélateur, celui où un écart suffisant prépare le silence dans sa relation avec son seul ami. Il ne peut plus approuver ce qu’il dit, moins encore lui dire pleinement son désaccord. Quelque chose se brise, sans fracas, sans netteté, mais de façon irrémédiable. Il était allé à Coimbra, où Silva enseigne la littérature, avec l’espoir d’ouvrir son cœur ; il va en revenir chargé de sentiments qui l’entraînent à mesurer l’importance de ce jeune homme qu’il connaît à peine et qui se cache dans l’Alentejo, là où il cherche à recruter des combattants pour les brigades internationales. Je cite ce passage, car il fournit également l’occasion de découvrir le ton, le style et la manière de Tabucchi.
« Quand Pereira arriva en gare de Coimbra, il y avait, prétend-il, un magnifique coucher de soleil sur la ville. Il regarda autour de lui sur le quai, mais il ne trouva pas son ami Silva. Il pensa que le télégramme n’était pas arrivé, où alors que Silva avait déjà quitté les thermes. Pourtant, quand il entra dans le hall de la gare, il vit Silva, assis sur un banc, qui fumait une cigarette. Il se sentit ému et alla à sa rencontre. Cela faisait un bon bout de temps qu’il ne l’avait pas vu. Silva l’embrassa et lui prit sa valise. Ils sortirent et se dirigèrent vers la voiture. Silva avait une Chevrolet noire, commode et spacieuse, avec des chromes brillants.
La route pour les thermes, très sinueuse, traversait une suite de collines riches en végétation. Pereira ouvrit la fenêtre, car il commençait à avoir un peu la nausée, et l’air frais lui fit du bien, prétend-il. Pendant le trajet, ils parlèrent peu. Comment tu t’en sors ? lui demanda Silva. Comme ci comme ça, répondit Pereira. Tu vis seul ? lui demanda Silva. Je vis seul, répondit Pereira. À mon avis ça te fait du mal, dit Silva, tu devrais trouver une femme qui te tienne compagnie et qui égaie ton existence, je comprends que tu sois très attaché au souvenir de ta femme, mais tu ne peux pas passer le reste de ta vie à en cultiver la mémoire. Je suis vieux, répondit Pereira, je suis trop gros et je souffre du cœur. Tu n’es pas vieux du tout, dit Silva, tu as mon âge, et quant au reste tu pourrais faire un régime, t’accorder des vacances, penser un peu plus à ta santé. Bah, dit Pereira.
Pereira prétend que l’hôtel des thermes était splendide, un bâtiment blanc, une villa plongée dans un immense parc. Il monta dans sa chambre et changea de costume. Il endossa un veston clair et mit une cravate noire. Silva l’attendait dans le hall tout en sirotant un apéritif. [...]
Ils entrèrent dans le restaurant. C’était une salle du dix-neuvième siècle, avec des fresques de guirlandes de fleurs au plafond. [...] (2)
Pereira se dirigea vers sa table et prit place en face de son ami. Silva lui demanda s’il voulait un verre de vin blanc, il lui fit signe que non de la tête. Il appela le garçon et commanda une citronnade. Le vin ne me fait pas de bien, expliqua-t-il, le cardiologue me l’a dit. Silva commanda une truite aux amandes et Pereira un filet de viande Strogonoff, avec un œuf poché dessus. Ils commencèrent de manger en silence, puis, à un certain moment, Pereira demanda à Silva ce qu’il pensait de tout cela. Tout cela quoi ? demanda Silva. Tout cela, dit Pereira, tout ce qui est en train d’avoir lieu en Europe. Oh, ne t’en fais pas, répliqua Silva, ici nous ne sommes pas en Europe, nous sommes au Portugal. Pereira prétend avoir insisté : oui, ajouta-t-il, mais tu lis les journaux et tu écoutes la radio, tu sais ce qui se passe en Allemagne et en Italie, ce sont des fanatiques, ils veulent mettre le monde à feu et à sang. Ne t’en fais pas, répondit Silva, ils sont loin de nous. D’accord, reprit Pereira, mais l’Espagne ce n’est pas loin, c’est à deux pas, et tu sais ce qui se passe en Espagne, c’est un carnage, pourtant il y avait un gouvernement constitutionnel, tout cela par la faute d’un général bigot. L’Espagne aussi est éloignée, dit Silva, nous, nous sommes au Portugal. Certes, dit Pereira, mais ici aussi non plus les choses ne vont pas bien, la police fait ce qu’elle veut, elle tue les gens, il y a des perquisitions, des censures, il s’agit d’un État autoritaire, les gens comptent pour du beurre, l’opinion publique compte pour du beurre. Silva le regarda et posa sa fourchette. Écoute-moi bien, Pereira, dit Silva, tu crois encore à l’opinion publique ? eh bien l’opinion publique est un truc qu’ont inventé les Anglo-Saxons, les Anglais et les Américains, ce sont eux qui sont en train de nous couvrir de merde, pardonne-moi l’expression, avec cette idée d’opinion publique, nous n’avons jamais eu leur système politique, nous n’avons pas leurs traditions, nous ne savons pas ce que sont les trade unions, nous, nous sommes des gens du Sud, Pereira, et nous obéissons à celui qui crie le plus fort, à celui qui commande. Nous ne sommes pas des gens du Sud, objecta Pereira, nous avons du sang celte. Mais nous vivons dans le Sud, dit Silva, le climat ne favorise pas nos idées politiques, laissez faire, laissez passer, c’est ainsi que nous sommes faits, et puis, écoute-moi bien, je vais te dire une chose, moi j’enseigne la littérature et je m’y connais en littérature, je suis en train de faire l’édition critique de nos trouvères, celle des cantigas de amigo (*), je ne sais pas si tu t’en souviens, on a étudié cela à l’université, eh bien les jeunes gens partaient à la guerre et les femmes restaient chez elles à pleurer, et les trouvères recueillaient leurs lamentations, c’était le roi qui commandait, tu comprends ? c’était le chef qui commandait, et nous avons toujours eu besoin d’un chef, aujourd’hui encore nous avons besoin d’un chef. Mais moi je suis journaliste, répliqua Pereira. Et alors ? dit Silva. Alors je dois être libre, dit Pereira, et informer les gens de manière correcte. Je ne vois pas le rapport, dit Silva, tu n’écris pas des articles politiques, tu t’occupes de la page culturelle. Pereira à son tour posa sa fourchette et mit les coudes sur la table. C’est toi qui doit bien m’écouter, répliqua-t-il, imagine que demain Marinetti vienne à mourir, tu vois qui est Marinetti ? (3) Vaguement, dit Silva. Eh bien, dit Pereira, Marinetti est un salaud, il a commencé par chanter la guerre, il a fait l’apologie des carnages, c’est un terroriste, il a salué la marche sur Rome, oui, Marinetti est un salaud et il faut que, moi, je puisse le dire. Va en Angleterre, dit Silva, là tu pourras dire tout ce que bon te semble, tu auras un tas de lecteurs. Pereira termina la dernière bouchée de son filet. Je vais au lit, dit-il, l’Angleterre est trop loin. Tu ne prends pas de dessert ? demanda Silva, moi, un morceau de tarte m’irait bien. Les douceurs me font du mal, dit Pereira, le cardiologue me l’a dit, et puis je suis fatigué du voyage, merci d’être venu me prendre à la gare, bonne nuit et à demain.
Pereira se leva et s’en alla sans rien ajouter. Il se sentait très fatigué, prétend-il. » (pp. 62-63 et 65-68)
Les arguments échangés - convenons-en - sont faibles, sinon irrelevants. C’est que l’aspect moral du dialogue - aussi feutré soit-il - donne au désaccord une profondeur qui fait vaciller l’amitié. Alors, on combat sans faire mine de combattre. Et on se quitte sur la pointe des pieds, convaincu que quelque chose d’affectif et d’ancien est compromis. Il est souvent affirmé que l’amitié est plus solide que l’amour ; je n’en suis pas certain. La volupté, présente ici et absente là, rend plus dangereuses les mésententes pratiques que les divergences morales, et celles-ci sont autrement irréparables que celles-là. Du moins le crois-je. Mais allez savoir...
J’ai eu la chance de séjourner à Lisbonne, à Coimbra et dans l’Alentejo et je suis tombé sous le charme puissant de ces lieux empreints de saudade. Il n’est pas impossible que le roman de Tabucchi m’ait d’autant mieux touché que ces lieux y sont évoqués par petites touches, d’une manière très adaptée à ce qu’ils ont à la fois de séduisant et de mélancolique. Se secouer d’une certaine torpeur lorsque, sans aucune attirance pour la politique, on découvre une urgence politique, voilà ce qui me paraît magnifiquement mis en évidence à travers le personnage de Pereira. (4)
(1) Antonio Tabucchi, Pereira prétend [1993], trad. de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, Folio, 2010.
(2) Je saute ici un passage qui relate une conversation que Pereira a avec le directeur de son journal, lequel déjeune précisément dans ce restaurant “en bonne compagnie”.
(*) Littéralement “chansons d’ami”, les cantigas de amigo, dans la tradition trouvère du Portugal au XVIe siècle, se distinguaient des cantigas de amor (amour courtois) et du mal-dizer (chansons grivoises).
(3) Le Marinetti dont il est question ici n’est autre que le fantasque poète Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), initiateur du futurisme et ferme soutien du régime mussolinien.
(4) Je dois la découverte de ce livre à un très vieil ami, qui m’apprit tant lorsqu’il était mon professeur, et qui a la modestie de me demander aujourd’hui mon avis, comme si les rôles étaient inversés. Comme si.
Autre note sur Tabucchi :
Pour Isabel
J'aime aussi beaucoup ce livre. Il fait revivre Lisbonne, dans sa moiteur, mais aussi dans l'étrange climat politique de l'époque. J'en avais fait aussi un petit compte rendu sur Babelio. J'aime bien la manière dont vous soulignez et analysez la fragilité de l'amitié à partir de l'extrait que vous donnez. C'est encore un très bon conseil de lecture. Un exemple d'anaphore aussi, pour les amateurs !
RépondreSupprimerEn l’occurrence, le dialogue entre Pereira et Silva entremêle arguments politiques et considérations triviales de telle sorte que l’on sent que celles-ci constituent une échappatoire au mur que ceux-là érigent entre les deux amis. Est-ce la divergence d’opinion qui altère les liens qui les unissaient ou est-ce plutôt l’amitié déjà ébranlée qui les conduit à s’affronter, allez savoir...?
SupprimerOn mesure la fragilité de l’amitié au fil des conjonctures qu’elle affronte. On en décèle quelquefois la naissance par des convergences, celle des goûts en matière de lecture par exemple. Sur Babelio, vous avez dit mieux que moi ce qui mérite d’être su avant d’entamer la lecture de Pereira prétend.
Merci d’aimer ce que vous aimez.