À propos de la “pensée 68”
Une nouvelle fois, la presse française disserte sur la “pensée 68”. L’occasion en fut trouvée avec la polémique qui entoure l’exposé inaugural des Rendez-vous de l’histoire de Blois confié à Marcel Gauchet. (1)
Je n’entrerai pas ici dans la discussion de savoir ce qu’est un rebelle, thème des Rendez-vous de cette année. Car le premier constat auquel m’amène la polémique, c’est celui de l’engagement partisan de ceux qui y participent. Il a fallu bien longtemps pour qu’émerge une approche de l’histoire qui se démarque de son utilisation politique ou idéologique, c’est-à-dire une approche qui place l’essentiel de sa vigilance du côté des tentations partisanes et des conditionnements subtils, qui se garde de soi-même et des inclinations que l’on doit à sa propre histoire, bref qui traque l’anachronisme et le chronocentrisme sous toutes ses formes. Loin de moi l’idée que l’on puisse être quitte de ces travers par le seul fait d’une bonne intention. Mais la persistance chez bien des historiens d’une sorte de fierté de l’engagement me laisse perplexe.
Un fait est un fait, nom de Dieu ! Et si rien n’est plus malaisé à cerner qu’un fait, en comparaison de la facilité avec laquelle il est possible de poser un jugement, c’est pourtant à cette difficulté qu’il faut s’atteler et de cette facilité qu’il faut se défier. Du moins si c’est à démêler autant que possible le vrai du faux qu’il s’agit de s’astreindre. Agir est une autre affaire, qui ne devrait pas être celle des historiens, sauf à faire de ceux-ci les mercenaires d’idées préconçues.
La “pensée 68” mérite l’attention des historiens, des vrais veux-je dire - ceux qui usent dans leurs travaux des méthodes les plus scientifiques qui soient. Il est en effet intéressant de s’interroger sur ce que furent les principales idées qui motivèrent les différents mouvements collectifs qui ont généré les événements de mai 68, tout comme il est intéressant de mesurer l’influence que ces idées ont pu avoir ultérieurement, à la fois sur les acteurs de ces mouvements, sur les générations ultérieures et sur l’évolution des oppositions politiques. Rien n’exclut par exemple que ce qui en fut explicitement retenu par ceux qui les invoquent si volontiers - que ce soit pour s’en revendiquer ou pour les déplorer - ne soit assez différent de ce qu’elles furent originairement. Car ce qui surnage en pareil cas est assurément ce qui sert directement l’usage politique qu’il est possible d’en faire.
Évidemment, il ne manquera pas de protagonistes de cette affaire pour affirmer que c’est l’autre qui se montre partisan. Ce qui incite à préférer ceux qui ne se sont en rien mêlés de cette polémique et qui s’astreignent à rapporter le plus objectivement possible ce que fut l’histoire.
Sauf erreur de ma part, il y a une chose en cette affaire qui n’a pas été dite de Marcel Gauchet : c’est qu’il est bien moins historien qu’on ne le dit souvent. S’il a voulu construire une certaine conception de l’histoire, principalement en réaction contre celle des marxistes, c’est en chercheur de la chose politique qu’il s’est principalement comporté. Il n’y a rien là bien sûr qui invalide son droit à parler de la rébellion ; tout au plus faut-il garder présent à l’esprit qu’il le fera sans doute en tant que théoricien des conceptions politiques contemporaines bien davantage qu’en historien. Et lorsqu’on lui prête de combattre Foucault et Bourdieu, il faut aussi comprendre qu’il s’agit là bien davantage d’un combat politique dans lequel les engagements politiques de ceux-ci servent de justification que d’une polémique sur leurs travaux philosophiques et sociologiques. Je ne dirai jamais assez combien il est regrettable que Bourdieu ait finalement choisi le combat politique, plombant ainsi la valeur pourtant si réelle des découvertes qu’il a faites dans le contexte neutre de la recherche scientifique.
Le milieu académique français fut longtemps dominé par les marxistes, lesquels préféraient notamment que l'histoire confirme leurs idées plutôt qu'elle ne leur en donne. Voilà un vice dont la disparition du marxisme ne semble pas l'avoir guéri.
(1) Cf. notamment les articles publiés entre août et octobre 2014 dans les journaux Le Monde, Le Figaro et Libération.
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