Une chambre à soi
de Virginia Woolf
Je citais récemment Virginia Woolf, alors qu’elle tentait de définir ce qui mérite de s’appeler probité chez un romancier (1), un extrait d’Une chambre à soi (2). J’aimerais revenir un instant sur ce livre.
Ce qui me pousse à y revenir, c’est qu’il me semble qu’il s’agit là d’un bon exemple du tort que l’on fait quelquefois aux meilleurs écrivains lorsqu’on insiste sur un aspect militant de leur œuvre. Dans sa monumentale biographie Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, Hermione Lee raconte dans quelles circonstances Ethel Smith devint en quelque sorte la rivale de Vita Sackville-West dans le cœur de Virginia, précisément au moment de la publication d’Une chambre à soi :
« Dès le début de leur relation, Ethel occupa une position politiquement opposée à celle de Vita […]. Contrairement à Vita, Ethel Smith accueillit Une chambre à soi comme un apport héroïque à l’histoire du mouvement de libération des femmes. Après sa lettre admirative et la réponse enchantée de Virginia, elle arriva promptement […], comme une entrée en fanfare dans les années 1930. “Qu’on hisse les drapeaux, en avant la musique !” était le passage clef de l’œuvre à laquelle elle travaillait alors, Le prisonnier. Alors que ses sentiments pour Virginia devenaient rapidement plus intenses, elle aimait à citer cette phrase en manière d’illustration. Mais on peut aussi y voir une bonne façon de présenter Ethel elle-même. » (3)
Plus intéressant encore est ce que dit de ce livre Nigel Nicolson, le fils de Vita Sackville-West, peut-être ici davantage témoin qu’écrivain ou biographe :
« Le propos en est ouvertement féministe, et le livre servira pendant un temps de bible au mouvement de libération des femmes, en particulier aux États-Unis. Sa force, sa grâce et son humour en font un irrésistible plaidoyer pour la cause féminine. Bâti à partir de conférences, le ton du livre est celui de la conversation - ton plus proche de celui de ses lettres que de son journal. Comme Quentin Bell le fera remarquer : “Dans Une chambre, on l’entend parler. Dans ses romans, elle pense.” Curieusement, il trouve le ton trop tempéré et conciliant, alors qu’il me paraît, à moi, virulent jusqu’au déraisonnable. Elle reproche à la gent masculine sa passion de la guerre et de l’argent. Elle s’appesantit sur les iniquités endurées depuis toujours par les femmes, notamment par les écrivains qui n’avaient, selon elle, aucune chance de réussir. » (4)
Lee laisse entendre que ce pouvait être d’abord et avant tout Ethel Smith qui a fait vibrer à cette occasion la fibre militante, alors que Nicolson la voit tant qu’il en est quelque peu effrayé. Qu’en était-il exactement dans l’esprit de Virginia Woolf ?
Il serait malaisé de contester qu’elle a voulu dénoncer la place que l’histoire a laissé aux femmes, et plus particulièrement les conditions qui ont empêché celles-ci d’occuper une place dans la littérature en rapport avec ce qu’elles auraient eu à y dire. Mais sa préoccupation et son dessein me semblent néanmoins différents, sinon éloignés, de ce qui motivait les suffragettes. Elle imagine ce récit, celui d’une femme - appelez-là Mary Beton, ou Mary Seton, ou encore Mary Carmichael, ou même « de tout autre nom qu’il vous plaira » (p. 9) - qui s’introduit dans une bibliothèque universitaire pour y rechercher ce qui explique le silence relatif des femmes en littérature, à un moment où elle-même ressent intensément le besoin de disposer du substrat matériel sans lequel écrire n’est pas possible, à savoir de l’argent et « une chambre à soi ».
Dans son Journal, on trouve trace, dès la date du 18 décembre 1928, de sa certitude d’avoir une chambre à elle (5). Et le 28 mars 1929, alors qu’elle projette d’écrire ce qu’elle appelle alors Les phalènes, elle y écrit :
« Je me sens à la veille d’une prodigieuse aventure : oui, il semble que cette journée de printemps marque l’éclosion de cette expérience, qu’elle soit le portail, l’ouverture que je franchirai pour m’y lancer. Ainsi, lorsque je me réveille de bonne heure, je chasse mes terreurs en me disant que j’aurai simplement besoin de beaucoup de courage : voyons, après tout, n’ai-je pas gagné mille livres, rien que pour l’avoir voulu, un matin de bonne heure. C’en est assez de cette pauvreté, me suis-je dit ; et la pauvreté a cessé. Je vais faire venir Philcox la semaine prochaine pour mon projet d’une chambre. J’ai les moyens de la faire construire ; et les moyens de la meubler. » (6).
Monk’s House, acheté en 1919, a été agrandi en 1929, c’est-à-dire à un moment où le succès d’Orlando a apporté à Virginia des revenus qu’elle n’avait jamais connus.
On trouve également dans son Journal, à la date du 13 avril 1929, quelques lignes qui indiquent dans quel contexte Une chambre à soi a été rédigé (le livre paraîtra le 24 octobre 1929) :
« Voyons, un homme grand et fort comme Percy, une femme au visage de carotte comme Mrs. Cartwright vivent des mots que j’écris. L’année prochaine, ils se nourriront de mon “Les femmes et le roman” [titre initialement retenu], pour lequel je prévois une vente d’une certaine importance. Cela possède une force de conviction considérable. J’estime que la forme, mi-conversation, mi-soliloque, me permet mieux que toute autre méthode de bien remplir la page. Le thème est né de lui-même, s’est imposé à moi (c’est sous cette forme que je l’ai composé en pensée, que je l’ai écrit d’une manière guindée, peu satisfaisante, à quatre reprises déjà) alors que je gardais le lit, à mon retour de Berlin. Je le composai avec une telle rapidité que, lorsque je pris ma plume et du papier, ce fut comme si on avait retourné complètement une carafe pleine d’eau. J’écrivais aussi vite que ma main pouvait tracer les lettres ; trop vite, car maintenant je peine sur la révision. Mais cette manière de faire me permet la liberté, me laisse jouer à saute-mouton avec les pensées. » (7)
Et en remontant au 27 octobre 1928, on trouve quelques impressions relatives à ce qui constitua l’origine du livre, à savoir notamment une conférence donnée à Girton, ce collège fondé en 1869 par des féministes, premier collège pour femmes d’Angleterre :
« Dieu merci me voilà au bout de ce long travail que m’a imposé ma conférence aux femmes. Je rentre à l’instant de Girton où j’étais allée parler par une pluie torrentielle. J’en ai gardé une impression de jeunes femmes affamées, mais intrépides, intelligentes, ferventes, pauvres et destinées par bancs entiers à devenir institutrices. Je leur ai dit complaisamment de boire du vin et d’avoir une chambre à soi. Pourquoi toutes les splendeurs, tout le luxe de la vie seraient-ils déversés sur les Julian et les Francis, et rien sur les Phare et les Thomas (*) ? Ces splendeurs, Julian ne les apprécie pas tellement peut-être. J’imagine parfois que le monde change. Il me semble voir la raison gagner du terrain. Mais j’aurais aimé avoir une connaissance plus étroite et plus solide de la vie. J’aurais aimé me mesurer avec des choses réelles parfois. J’éprouve une sensation si forte d’effervescence, de vitalité après une soirée de conversation comme celle-là ! Mes aspérités et mes perplexités s’aplanissent ou s’éclairent. Mais je trouve que je compte bien peu. Que l’on compte bien peu en général. Et comme la vie est rapide, impétueuse et toute-puissante ! Avec quelle force des milliers de gens se débattent pour surnager ! J’avais conscience de mon âge, de ma maturité et personne ne me témoignait de respect. Ces jeunes femmes étaient toutes insatiables et égoïstes, ou plutôt peu impressionnée par l’âge et la renommée. Là l’ambiance ne se prête guère à la vénération ni à rien de ce genre. Dans les couloirs de Girton on se croirait sous les voûtes de quelque horrible cathédrale anglicane. Ils s’étendent à perte de vue, vides et luisants, avec de loin en loin une lampe allumée. De hautes salles gothiques ; des boiseries cirées, à n’en plus finir et par ci et par là une photographie. » (7)
De tout cela me paraît transparaître l’extrême liberté avec laquelle Virginia Woolf cherche à exprimer ce qu’elle ressent, avant même que l’objectif social visé - si tant est qu’il y en ait un - ne la guide. Et, par rapport à cet objectif, aucun calcul sur l’efficacité de tel fait, de tel sentiment, de telle impression ne peut compter. C’est en cela que l’on retrouve la probité de l’écrivain qui lui est si chère. Ce qui conduit à penser qu’il ne faut pas tant lire Une chambre à soi pour se convaincre des épreuves par lesquelles sont passées les femmes qui ont tenté, avant la dernière guerre, de s’introduire dans le milieu fermé des écrivains, mais bien davantage comme l’expression d’une âme, certes tourmentée, mais d’abord et avant tout soucieuse de dire avec autant de justesse que possible les mille et une idées que la vie lui suggère. Et c’est peut-être aussi en cela que le mal dont on dit qu’elle souffrit et qui l’aurait conduit au suicide participe de quelque chose qui pourrait porter le nom de lucidité, dès lors que la lucidité n’a d’autre horizon que l’enfermement auquel l’esprit humain est condamné.
Plongeons-nous un instant dans Une chambre à soi, alors que Mary Beton vient d’hériter :
« Quoi qu’il en soit, comme je viens de le dire, ma tante mourut et chaque fois que je change un billet de dix shillings, un peu de cette lèpre disparaît ; la peur et l’amertume s’en vont. Vraiment, pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère ! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais. C’est pourquoi il n’est plus question, non seulement d’effort et de peine, mais aussi de haine et d’amertume. Je n’ai plus besoin de haïr qui que ce soit, car personne ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter qui que ce soit ; personne ne peut plus rien me donner. Aussi me suis-je trouvée adopter peu à peu une attitude nouvelle à l’égard de l’autre moitié de l’espèce humaine. Il est absurde de blâmer une classe ou un sexe en leur totalité. Les grands groupes humains ne sont jamais responsables de ce qu’ils font. Eux aussi, les patriarches, les professeurs eurent d’interminables difficultés, furent aux prises avec de terribles obstacles. […] Et tandis que je prenais conscience de toutes ces difficultés, ma peur et mon amertume se transformèrent peu à peu en pitié et indulgence ; puis, en l’espace d’une ou deux années, la pitié et l’indulgence disparurent et je connus cette délivrance majeure qu’est la liberté de penser aux choses en elle-mêmes. Ce bâtiment, par exemple, est-ce que je l’aime ou non ? Ce tableau est-il beau ou non ? Ce livre est-il, à mon avis, bon ou mauvais ? En vérité, l’héritage de ma tante m’a révélé le ciel et a substitué à la grande et imposante silhouette d’un monsieur que Milton a recommandé à mon adoration perpétuelle, celle du vaste ciel. » (pp. 57-59)
Oui, les conditions matérielles dictent le destin des êtres, encore que la littérature ne se borne pas à naître d’un contexte matériel précis, bien sûr :
« Quel était l’état d’esprit de Shakespeare, par exemple, quand il écrivit Le Roi Lear et Antoine et Cléopâtre ? C’était assurément l’état d’esprit le plus favorable à la poésie qui ait jamais existé. Mais Shakespeare lui-même ne nous en a rien dit. C’est par hasard que nous savons que “jamais il n’effaçait une ligne”. À vrai dire, rien n’a jamais été dit par l’artiste lui-même sur son état d’esprit, jusque, sans doute, au XVIIIe siècle. Il se peut que Rousseau ait été le premier à parler de ces choses. Quoi qu’il en soit, vers le XIXe siècle, la conscience de soi s’était développée au point que décrire leurs états d’âme dans des confessions et des autobiographies devint une habitude des hommes de lettres. Ce devint aussi une coutume d’écrire leur biographie et de publier leurs lettres après leur mort. Aussi, bien que nous ne sachions rien des états d’âme de Shakespeare écrivant Le Roi Lear, nous n’ignorons rien de ceux de Carlyle élaborant la Révolution française, nous connaissons les tourments de Flaubert écrivant Madame Bovary et ceux de Keats quand il essaya de composer des poèmes malgré l’approche de la mort et l’indifférence du monde.
Et cette énorme littérature moderne de confessions et d’auto-analyses permet de déduire qu’écrire une œuvre géniale est presque toujours un exploit d’une prodigieuse difficulté. Tout semble s’opposer à ce que l’œuvre sorte entière et achevée du cerveau de l’écrivain. Les circonstances matérielles lui sont, en général, hostiles. Des chiens aboient, des gens viennent interrompre le travail ; il faut gagner de l’argent, la santé s’altère. De plus, l’indifférence bien connue du monde aggrave ces difficultés et les rend pénibles. Le monde ne demande pas aux gens d’écrire des poèmes, des romans ou des histoires ; il n’a aucun besoin de ces choses. Peu lui importe que Flaubert trouve le mot juste ou que Carlyle vérifie scrupuleusement tel ou tel événement. Et, bien entendu, il ne paye point ce dont il n’a cure. C’est pourquoi l’écrivain, qu’il soit Keats, Flaubert ou Carlyle, est atteint de toutes les formes de déséquilibre et de découragement, et cela surtout pendant les années fécondes de la jeunesse. Une malédiction, un cri de douleur s’élève de leurs livres d’analyses et de confession. “Grands poètes morts dans la misère”, tel est le refrain de leur chant. Si, en dépit de toutes ces difficultés, quelque chose naît, c’est miracle ; et sans doute aucun livre ne vient-il au jour aussi pur et aussi achevé qu’il fut conçu. » (pp. 77-78)
Que ne pourrait-on ajouter à ces propos pour décrire une situation de l’écrivain que Virginia Woolf n’a ni connu ni imaginé, celle qu’a produit aujourd’hui le grand commerce du prix littéraire, du best-seller et plus généralement de la férule des médias ? Encore qu’elle ait parfaitement compris les méfaits de la vanité, laquelle est pour beaucoup dans la désolation littéraire d’aujourd’hui (8).
« Malheureusement, ce sont précisément les hommes et les femmes de génie qui prêtent le plus d’attention à ce que l’on dit d’eux. Souvenez-vous de Keats. Souvenez-vous des mots qu’il avait gravés sur sa pierre tombale. Pensez à Tennyson : pensez - mais est-il besoin que je multiplie les preuves du fait indiscutable, bien que fâcheux, qu’il est dans la nature de l’artiste de prêter une attention excessive à ce que l’on dit de lui ? La littérature est parsemée d’épaves d’hommes qui prêtèrent une attention disproportionnée aux opinions d’autrui.
Et cette susceptibilité qui leur est propre est doublement fâcheuse, pensai-je, revenant à mon enquête première, c’est-à-dire tentant de découvrir quel est l’état d’esprit le plus favorable au travail de création ; car l’esprit d’un artiste, afin d’accomplir le prodigieux effort nécessaire pour donner vie à l’œuvre qui est en lui, doit être incandescent comme le fut l’esprit de Shakespeare ; c’est du moins ce que je supposais, regardant le livre montrant Antoine et Cléopâtre. Il ne doit plus rencontrer en lui-même d’obstacle ni aucune matière étrangère inassimilée.
Car bien que nous déclarions ne rien connaître de l’état d’esprit de Shakespeare, par cette déclaration même, nous disons quelque chose qui a trait à l’état d’esprit de Shakespeare. Peut-être savons-nous si peu de choses concernant Shakespeare - comparé à ce que nous savons de Donne ou de Ben Johnson ou de Milton - parce que ses rancunes, ses dépits et ses antipathies nous sont cachés. Nous ne sommes pas soutenus par quelque “révélation” qui nous fît penser à l’écrivain. Shakespeare sut chasser de lui et détruire jusqu’à la moindre velléité de protestation, de sermon, jusqu’au moindre désir de proclamer une injustice, de régler un compte, de prendre le monde à témoin de ses épreuves ou de ses griefs. C’est pourquoi sa poésie jaillit de lui en toute liberté, sans se heurter à aucun obstacle. Si jamais un être humain a pu s’exprimer complètement dans son œuvre, ce fut Shakespeare. Si jamais esprit fut incandescent, merveilleusement libre, pensai-je, me tournant de nouveau vers la bibliothèque, ce fut celui de Shakespeare. » (pp. 84-85)
Ce n’est pas tout. Il y a aussi ce qui, quelquefois, transcende le contexte, quelque chose comme une modestie - matérielle et intellectuelle - qui surprend pas sa fécondité, comme c’est le cas avec Jane Austen :
« […] sans vanterie ou désir de peiner l’autre sexe, on peut dire qu’Orgueil et préjugés est un bon roman. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas lieu de rougir parce que l’on était prise en flagrant délit d’écrire Orgueil et préjugés. Jane Austen, cependant, était contente d’entendre grincer les gonds, ce qui lui permettait de cacher son manuscrit avant que quelqu’un entrât. Pour Jane Austen, il y avait quelque chose de peu honorable dans le fait d’écrire Orgueil et préjugés. Et, me demandai-je, Orgueil et préjugés aurait-il été un meilleur roman, si Jane Austen n’avait pas pensé qu’il était nécessaire de cacher son manuscrit aux visiteurs ? […] peut-être était-il dans sa nature de ne pas avoir besoin de ce qu’elle n’avait pas. Son don et sa condition se complétaient heureusement. Mais en fut-il de même pour Charlotte Brontë ? pensai-je, ouvrant Jane Eyre et le posant auprès d’Orgueil et préjugés.
[…]
Comment ne pas jouer un instant avec la pensée de ce qui aurait pu être, si Charlotte Brontë avait possédé, mettons trois cents livres de rente par an (mais la sotte vendit les droits d’auteur de ses romans d’une seul coup, pour quinze cents livres), si elle avait eu une plus grande connaissance du monde actif, des villes et des contrées pleines de vie, si elle avait eu plus d’expérience pratique et plus de commerce avec ses semblables, et connu une plus grande variété d’êtres humains. » (pp. 101-104)
Ce n’est pas mettre en doute l’extrême profondeur des défaveurs dont les femmes ont souffert que d’être touché par la façon dont Virginia Woolf sait se retenir de pousser l’argument jusqu’à l’hyperbolique radicalité dans laquelle le militantisme sombre si souvent. Et celles-là qui la citent volontiers à l’appui de leur cause devraient peut-être la lire davantage, ne serait-ce que pour mesurer ce que l’on perd lorsqu’on sacrifie la probité à la raideur idéologique.
« […] ce pouvoir créateur des femmes est très différent du pouvoir créateur des hommes. Et l’on est obligé de conclure qu’il serait infiniment regrettable qu’il se trouvât entravé ou gaspillé, car il a été gagné par des siècles de la discipline la plus rigoureuse et rien n’existe qui puisse prendre sa place. Il serait infiniment regrettable que les femmes écrivissent comme des hommes ou vécussent comme des hommes, car si deux sexes sont tout à fait insuffisants quand on songe à l’étendue et à la diversité du monde, comment nous en tirerions-nous avec un seul ? L’éducation ne devrait-elle pas faire ressortir et fortifier les différences plutôt que les ressemblances ? Car les choses sont telles que nous ne nous ressemblons déjà que trop, et si un explorateur pouvait revenir et rapporter le message d’autres sexes, regardant d’autres cieux à travers d’autres arbres, il serait des plus utile à l’humanité […] » (pp. 131-132)
Et parlant d’une écrivaine imaginaire, elle a cette phrase :
« […] elle écrit comme une femme, mais comme une femme qui a oublié qu’elle est femme, si bien que ses pages débordent de ce curieux caractère “sexuel” qui ne se manifeste que lorsque le sexe n’a plus conscience de lui-même. » (p. 139)
(1) Cf. ma note du 4 mai 2015.
(2) Virginia Woolf, Une chambre à soi, trad. par Clara Malraux [1977], Denoël, Bibliothèques 10/18, 1992.
(3) Hermione Lee, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure [1996], trad. par Laurent Bury, Éd. Autrement, 2000, p. 769.
(4) Nigel Nicolson, Virginia Woolf [2000], Éditions Fides, Anjou (Québec), 2002, pp. 133-134.
(5) Virginia Woolf, Journal tome IV, trad. par Colette-Marie Huet, Stock, 1985, p. 67.
(6) Ibid., p. 79.
(*) Elisabeth Phare (née en 1908, étudiante à Newnham College de 1926 à 1929) qui devait devenir plus tard une spécialiste de l’œuvre de Gerard Manley Hopkins et d’Andrew Marvell, était alors secrétaire de la Société des arts de Newnham. Margaret Ellen Thomas (née en 1907) était une des étudiantes qui avaient pris la responsabilité d’inviter V.W. à prendre la parole à Newnham College. Avant sa conférence à Girton, V.W. avait vu son neveu Julian Bell qui commençait sa seconde année d’études à Kings College et avait alors dîné avec Miss Thomas et un autre étudiant au Lion Hotel, Petty Cury (à présent démoli) où elle était descendue avec Vita Sackville-West.
(7) Journal tome IV, p. 51.
(8) Ce que j’appelle la désolation littéraire d’aujourd’hui, c’est moins l’absence de talents actuels que le désintérêt pour les talents du passé. Comment exciter les bonnes plumes si les exemples que l’histoire de la littérature peut nous livrer sont ignorés ?
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