Des nouvelles du jardin et autres histoires locales
de Carmelo Virone
Ce livre-là (1), vous ne le trouverez que très difficilement chez un libraire. Car il a la modestie forcée de la plupart des écrits que l’on dit de terroir. Vous le voulez malgré tout : adressez-vous à l’éditeur. (2)
Un avant-goût, d’abord :
« Quand il veut expliquer à ses étudiants en quoi consiste un écosystème, mon ami Frédéric raconte souvent dans quelle galère il s’est embarqué, cet hiver neigeux où il a voulu donner de la nourriture aux mésanges de son jardin. Il a d’abord commencé à déposer chaque matin un bol de graines sur la terrasse, un mélange spécialement sélectionné, et il s’est rendu compte que des souris venaient se servir avant les oiseaux, ce qui n’était pas le but recherché. Le chat, par ailleurs, était devenu fou. Mousti n’arrêtait pas de se frotter contre la porte qui mène au jardin, il poussait de petits cris plaintifs en observant par la chatière le banquet des muridés et faisait chaque fois une crise de nerfs pour qu’on le laisse sortir. Son maître n’avait pas la moindre envie de se rendre complice d’un carnage. Il ne supportait pas, pourtant, de voir le pauvre matou malheureux et frustré. Il ne pouvait pas non plus laisser les mésanges mourir de faim. Et même si les souris étaient des pique-assiettes, elles avaient le droit de manger.
Je ne me rappelle pas quelle solution Frédéric avait fini par trouver, mais je sais que cela n’avait pas été simple. Son histoire amuse toujours beaucoup les étudiants. Il ne leur dit pas que c’est à cette époque-là qu’il a commencé à prendre des anxiolytiques. » (p. 24)
Voilà : le ton est donné. Encore qu’il y a là comme un clin d’oeil envers une certaine philosophie politique que l’on ne retrouve que rarement dans le reste du livre. Car l’essentiel tient dans une vraie philosophie, profonde, sage et irréfutable : celle qui désigne le banal et le quotidien comme le sel de la vie. Il suffit de se régaler, suffire étant en l’occurrence un euphémisme. D’ailleurs, la question politique est vite réglée, dès les premières pages. Voyez plutôt :
« Cela ne m’arrive pas souvent de faire un rêve politique, mais cette nuit-là, peu avant de m’éveiller, je m’étais carrément fabriqué une histoire de lutte des classes. Pas à coups de marteaux et de faucilles, on ne me la fait plus, mais sans aucun doute il y avait dans mon scénario une opposition entre gâtés et damnés de la terre. Je cherchais quelque chose ou quelqu’un, une quête dont je ne me rappelle pas l’objet parce que bien entendu je n’ai pas noté mon rêve tout de suite, il me fallait du café avant, puis Marie est arrivée pour faire le ménage comme elle le fait tous les quinze jours un lundi sur deux, nous avons pris le café ensemble en bavardant, elle m’a expliqué qu’elle était arrivée un peu plus tard que d’habitude parce qu’elle avait dû accompagner son voisin Pépé dans un magasin, et c’est seulement alors que j’ai repensé à mes images de la nuit, qui continuaient à me poursuivre car je m’étais réveillé très oppressé par ce que j’avais vécu dans ma recherche vaine, de plus en plus anxieuse, et sans doute était-ce même cette angoisse qui m’avait tiré du sommeil. En écoutant Marie parler avec chaleur de son voisin et émotion de son voisin, j’ai perçu tout de suite le rapport entre l’histoire qu’elle me racontait et la mienne, sauf que la mienne était dure et froide, et la sienne pleine d’amour, alors j’ai invoqué une excuse, un travail urgent pour monter dans mon bureau […] » (pp. 9-10)
Vous devinez peut-être la suite (ne serait-il pas néanmoins tentant de vérifier…?)
On me dira peut-être que c’est assez chrétien, cette façon de réserver à l’anodin notre besoin d’aimer les autres. Pourquoi pas ? Encore y a-t-il la manière de l’exprimer. Et me vient en tête des propos de Virginia Woolf relatifs à ce qu’elle appelle la probité du roman, alors qu’elle évoque ce qui assure à certains livres le don de se maintenir ; elle parle préalablement de ce qui a séparé et sépare encore (en 1929) les romanciers des romancières, mais pour vite s’en écarter :
« […] on pourrait peut-être approfondir davantage la question du roman et se demander comment se traduit dans l’œuvre la différence des sexes. Si l’on ferme les yeux et se met à penser au roman dans son ensemble, il apparaît comme une création qui comporte une certaine ressemblance, du genre miroir, avec la vie, ressemblance qui implique cependant de multiples significations et déformations. Quoi qu’il en soit, le roman est un édifice bâti tantôt en carrés, tantôt en forme de pagode, parfois solidement compact et surmonté d’une coupole comme la basilique Sainte-Sophie à Constantinople. Cette forme, pensai-je, évoquant certains romans célèbres, fait naître en nous la sorte d’émotion qui lui est propre. Mais cette émotion se mélange immédiatement à d’autres émotions, car la “forme” n’est pas constituée par la relation d’une pierre à une autre pierre mais par le rapport d’un être humain à un autre être humain. C’est pourquoi le roman fait naître en nous nombre d’émotions antagonistes et contradictoires. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n’est pas la vie. D’où la difficulté d’arriver à un accord concernant les romans et l’immense empire qu’exercent sur nous en ce domaine nos préjugés personnels. D’une part, nous sentons que vous - John le héros - devez vivre, sinon moi je sombrerai dans l’abîme du désespoir. D’autre part, nous sentons, hélas ! que vous John devez mourir, que la structure du livre l’exige. La vie entre en conflit avec quelque chose qui n’est pas la vie. Mais comme il s’agit là tout de même de quelque chose qui est partiellement de la vie, “James est de l’espèce des hommes que je déteste le plus”, dit-on. Ou : “Voici qui est un mélange d’absurdités. Je ne pourrais jamais, quant à moi, sentir quelque chose de ce genre.” La structure tout entière du roman - cela apparaît avec évidence dès que l’on pense à n’importe quel roman célèbre - est d’une complexité infinie parce que précisément elle est faite de multiples jugements, d’émotions multiples et diverses. Ce qui surprend c’est qu’un livre ainsi composé dure plus d’une ou deux années et puisse vraisemblablement signifier la même chose pour le lecteur anglais, pour le lecteur russe ou pour le lecteur chinois. Et cependant, de temps à autre, certains livres se maintiennent remarquablement bien. Et ce qui les maintient, dans les rares cas de survivance (je pensais à Guerre et Paix), c’est quelque chose qu’on appelle probité, bien que cela n’ait aucun rapport avec le fait de payer ses notes ou de se conduire honorablement dans une situation critique. Ce que l’on entend par probité dans le cas du romancier c’est la conviction qu’il vous inspire que sa fiction est la vérité. Eh oui ! pense-t-on, je n’aurais jamais cru qu’il pût en être ainsi, je n’ai jamais connu de gens se conduisant de cette façon. Mais vous m’avez convaincu qu’il en est ainsi, que c’est ainsi que vont les choses. Chaque phrase, chaque scène que l’on lit est maintenue, tandis qu’on lit, sous un faisceau lumineux, car la nature semble fort bizarrement nous avoir pourvus d’une lumière intérieure qui nous permet de juger si le romancier est, ou non, honnête. Ou n’est-ce pas plutôt que la nature, selon son mode rationnel, a tracé d’une encre invisible sur les parois de notre esprit un pressentiment confirmé par les grands artistes ? Un croquis, dont il suffit de l’exposer au feu du génie pour qu’il devienne visible ? Quand on l’expose ainsi et qu’on le voit s’animer, on s’exclame, ravi : Voilà ce que j’ai toujours senti et su et désiré ! Et l’on déborde de joie, puis, fermant le livre avec une sorte de respect comme s’il était quelque chose de très précieux, un appui qui nous servira notre vie durant, on le remet sur son rayon, dis-je, prenant Guerre et Paix et le posant à sa place. Mais, d’autre part, si ces pauvres phrases lues et senties suscitent d’abord, grâce à leurs coloris brillants et à leurs gestes pleins de fougue, une réponse rapide, puis s’en tiennent là, s’il semble que quelque chose les freine dans leur développement ; ou, quand elles ne révèlent qu’un vague gribouillage, dans cet angle, une tache d’encre dans ce coin et que rien ne semble complet et achevé, nous poussons un soupir de déception et disons : Encore un échec, ce roman…
Et la plupart des romans, bien entendu, c’est un échec. » (3)
Virone n’est pas Tolstoï. Qui le lui demanderait ? Mais s’il partage quelque chose avec lui, c’est bien cette manière de créer quelque chose qui conduit à voir que « la vie entre en conflit avec quelque chose qui n’est pas la vie » et qui pourtant nous amène aussi à penser que « c’est ainsi que vont les choses » et enfin de juger que, en l’occurrence, « le romancier est… honnête ». Peut-on être plus différents que le sont Virone et Tolstoï ? Non, sinon lorsqu’il s’agit de chacun les comparer à de mauvais écrivains.
Rembarquons-nous une fois encore avec Carmelo Virone, ce fils d’immigré, tellement liégeois, qui n’évoque pourtant le terroir que pour signifier, qu’au-delà des particularités, il y a une universelle façon de ne savoir « où donner des yeux » :
« L’eau commençait à monter et le bateau montait avec elle.
Est-ce un terme assez précis, bateau, pour désigner l’embarcation dans laquelle nous avions pris place une demi-heure plus tôt ? Faudrait-il dire bateau-mouche, comme à Paris ? Mais la Meuse n’est pas la Seine. Une vedette ? Trop nerveux, trop rapide, m’as-tu vu, pour nous qui avancions d’un cours tranquille. Navire, cargo, paquebot, ces mots se seraient sentis à l’étroit entre les berges canalisées de notre fleuve régional. Le grand large était loin. La mer, Méditerranée, océan Indien, où nous aurions pu risquer l’aventure d’un lexique corsaire. Parler de lougre, de felouque, de boutre et nous retrouver ivres de soleil et de vent, grimpant au mât, larguant les voiles. Mais dans notre bateau à moteur, nous allions bourgeoisement à la noce, pas à l’aventure. Difficile, vraiment, de nommer les choses et de reconnaître leurs nuances quand on n’en a pas l’usage.
Pour beaucoup d’entre nous, c’était une première. La curiosité nous avait poussés sur le pont pour assister à la manœuvre. Tout le monde en connaissait vaguement le principe, mais nous n’avions jamais vécu de l’intérieur le passage d’une écluse. À l’approche des portes, le bateau avait ralenti, s’était rabattu sur la droite, à tribord, pour se glisser dans l’étroit chenal avant de s’immobiliser contre le bajoyer, la paroi latérale de la chambre d’écluse. Une voiture, la carrosserie aurait été fichue, irrémédiablement griffée, cabossée, en raclant la muraille, mais ici la coque ne risquait rien, protégée des chocs par sa ceinture de bouées. Quelqu’un a dû lancer une corde, quelqu’un d’autre a dû la nouer à une bitte d’amarrage, mais je n’ai pas assisté à la scène, je ne savais où donner des yeux. Derrière nous, les lourds vantaux de métal se sont refermés.
Puis on a vu l’eau se mettre à bouillonner, mais ce n’était pas la colère de Poséidon. Par un système de télécommande électrique, les vantelles situées au bas des portes devant nous ont coulissé verticalement. L’eau du bief s’est engouffrée dans le sas par cette ouverture inespérée. Elle s’est mêlée de toutes ses molécules à l’eau qui reposait sur le radier, pour l’engrosser d’un élan fougueux, et ces eaux jumelles se sont mises à gonfler, soulevant le bateau qu’elles portaient sur leur ventre.
On dit que c’est Léonard de Vinci, à la fin du XVème siècle, qui aurait imaginé le système de volets permettant au sas de se remplir progressivement. Un dessin l’atteste. Et Archimède, qu’avait-il trouvé dans sa baignoire, le jour où il s’est exclamé eurêka ? Quant aux vases communicants, avec un c, était-ce un problème de physique ou une question d’orthographe ? Il faut une paille, deux récipients, l’un se vide quand l’autre se remplit jusqu’à ce que le liquide arrive au même niveau des deux côtés. Alors, le bateau enfermé dans la bouteille peut repartir. » (pp. 51-53)
J’ai toujours pensé qu’il y avait un rapport étroit entre la modestie et l’honnêteté…
(1) Carmelo Virone, Des nouvelles du jardin et autres histoires locales, Éditions du Cerisier, collection Griottes, Mons, 2010.
(2) Le livre peut être commandé sur ce site Internet, information que je fournis bien sûr tout à fait gracieusement.
(3) Virginia Woolf, Une chambre à soi, trad. par Clara Malraux [1977], Denoël, Bibliothèques 10/18, 1992, pp. 106-108.
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