À propos de la Grèce
Faut-il que j’en parle ? Ma première envie est de rester silencieux sur le sujet. Mais c’est peut-être laisser croire qu’il n’y a que des partisans, adeptes du parti pris pour en parler. Et les médias et les conversations bruissent de l’affaire. Qui sait s’il ne serait pas bon de dire que l’on ne sait pas ce qu’il faut en penser ?
Lorsqu’on tente de s’informer sur la question - je parle bien sûr de la débâcle financière de l’État grec -, on se heurte d’abord aux prises de position bien tranchées. Il y a d’abord ceux qui repèrent qui se proclament de gauche et qui se proclament de droite, et qui s’alignent ensuite sur eux afin de rester fidèles à un camp qu’ils jugent a priori le bon. C’est sans doute la pire des positions, mais c’est sans doute aussi la plus répandue. Elle a ce grave inconvénient de charrier avec elle des arguments de fait qui doivent davantage à l’envie qu’ils soient vrais, plutôt qu’à la vérification de leur réalité. Et si certains faits ainsi invoqués - dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs - ne sont pas faux, ils ne sont mentionnés qu’à la suite d’un tri qui accumulent les faits favorables au camp préféré et éliminent les autres.
On se heurte ensuite aux experts, c’est-à-dire à ceux qui, principalement dans les médias, se présentent comme les lucides. Eux se revendiquent des faits et du savoir et se drapent volontiers, pour accroître leur crédit, dans une impartialité de bon aloi. Mais il est bien malaisé de discerner à quoi ils doivent l’air savant qu’ils affichent : est-ce à une réelle compétence que les conditions de leurs prestations ne permettent pas d’apprécier exactement ; ou serait-ce plutôt à ce ton, ce vocabulaire et cette aura studieuse qui doivent souvent davantage à l’art du comédien qu’à l’exercice prolongé d’un travail de recherche. Se faire passer pour ce qu’on n’est pas, ou même se donner pour comblé par ce qu’on possède si peu, c’est encore mentir. Or, parmi les expertises jugées pertinentes en pareilles circonstances, il y a l’économie et la science politique, deux disciplines continûment menacées par l’usurpation de rigueur. L’économie, à ce stade de vulgarisation, exhibe une mécanique qui semble logique, mais qui repose en fait sur un découpage arbitraire de la réalité et qui sert de béquille à des préférences savamment dissimulées et à des prévisions qui doivent plus aux souhaits qu’aux calculs. La science politique de son côté, telle qu’il en est usé, drape des commentaires journalistiques dans une prédication académique et une parénèse qui ajoutent à la trivialité de la réflexion la bouffissure de l’expression.
On se heurte enfin à une complète imprécision dans l’explicitation des enjeux. S’agit-il de chercher la solution au problème de l’équilibre des comptes de l’État grec ? s’agit-il de trouver comment faire pour endiguer la misère des couches défavorisées de la société grecque ? s’agit-il plutôt de contraindre les privilégiés légaux grecs à abandonner leurs avantages ? s’agit-il de définir par quel moyen la Grèce pourrait continuer de participer à la zone euro ; et si oui, pourquoi ? s’agit-il de trancher la question de savoir si la Grèce doit être maintenue dans l’Union européenne ; et si oui, pourquoi ? s’agit-il peut-être de juger des qualités des responsables actuels de l’État grec ; et si oui, faut-il les préférer naïfs ou roublards, intègres ou corrompus, honnêtes ou menteurs, compétents ou représentatifs ? s’agit-il aussi de juger des institutions européennes et de leurs responsables ; et si oui, sur la base de quels critères ? etc., etc., etc.
Il est une chose qui demeure sacrée en cette affaire : c’est le respect dû à la démocratie. Quel que soit le camp, personne ne veut assumer une position qui consisterait à prétendre que, en définitive, rien n’assure que le peuple ait toujours raison. Voilà pourquoi, même parmi les responsables politiques qui avaient à regretter le recours à un référendum, nul n’a pris le risque d’en contester le résultat. Tout au plus y a-t-il eu quelques interrogations à propos des conditions dans lesquelles il a été organisé. Pourtant, si l’on laisse de côté ces interrogations après tout très légitimes, il me semble qu’il est un rien simpliste de ne pas s’interroger sur la question de savoir pour quelle raison le peuple aurait toujours raison. Une chose est d’organiser la vie politique de telle sorte qu’elle reste à l’abri de la tyrannie et de l’asservissement - ce qui réclame certainement de mettre régulièrement en péril les titulaires des fonctions par lesquelles passent habituellement ces détournements -, une autre est de croire que l’avis de la multitude est toujours le bon ou doit être jugé tel une fois pour toutes, précisément parce qu’il est l’avis de la multitude. Quand on est nombreux à partager la même opinion erronée, le risque de conséquences fâcheuses est autrement grand que lorsqu’on est seul à s’abuser. C’est ce qui me conduit à penser que voter pour des personnes est plus sain que voter pour des opinions. Mais je comprends aisément que le climat général dans lequel l’idée de démocratie se forge et s’instrumente rend très malaisé, voire impossible, de défendre cet avis alors que l’on est engagé dans l’action politique. Comme me le disait un ami, le référendum qui a eu lieu le dimanche 5 juillet peut en quelque sorte se résumer à cette question, posée aux Grecs : voulez-vous rembourser nos créanciers ? Et le peuple de répondre : non ! Faut-il s’en étonner ? Faut-il y voir la volonté du peuple ? Faut-il considérer que la démocratie y a gagné ?
Des classes sociales privilégiées qui usent de tous les moyens pour défendre - voire accroître - leurs privilèges, une administration européenne le plus souvent incompétente, mal surveillée et maladroitement soumise à des responsables politiques qui la valent bien, une société grecque rongée par la corruption, les exemptions et la démagogie, un système bancaire devenu princier par le seul fait d’une zone monétaire élargie, une théorie de l’équilibre budgétaire qui se mord la queue, une logique du rendement fiscal qui fait des pauvres les premières victimes, voilà quelques descriptions des choses qui ont pour elles d’être vraisemblables. Mais qu’en faire ? La révolte elle-même semble paralysée, condamnée qu’elle serait sans doute à satisfaire de nouveaux appétits sans remédier à la faim. Rousseau n’imaginait pas qu’il soit possible d’appliquer un contrat social à une cité comprenant plus de trente mille citoyens. Alors, l’Europe !?
Ce n’est pas désespérer que de constater qu’il n’est pas possible de se forger une opinion à propos d’une situation comme celle de la Grèce aujourd’hui. Car il est très probable que cette absence d’opinion résulte d’une ignorance, que tous ne partagent pas. À cela s’ajoute que les évolutions des choses, du monde, du sort commun, de l’humanité nous échappent, même et surtout lorsqu’elles doivent beaucoup à l’illusion que nous avons de les maîtriser. J’ai la faiblesse de croire que si le nombre de ceux qui acceptent de dire qu’ils ne sont pas en mesure de se forger une opinion était plus grand, beaucoup plus grand, la qualité des explications fournies n’en souffrirait pas.
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