mercredi 1 juillet 2015

Note de lecture : Nina Berberova

L’affaire Kravtchenko
de Nina Berberova


S’il est une opinion qui incite à la plus grande des modesties, c'est bien de refuser de croire que les opinions - celle-là comprise - sont de notre invention. Et s’il est un bon moyen de se défaire de toute vanité excessive, c’est bien de rechercher à qui et à quoi l’on doit ce qu’un premier mouvement nous pousse à juger comme nos convictions les plus solides et les plus personnelles. Mais si le moyen est recommandable, sa mise en œuvre est épineuse. Car les déterminations n’ont pas l’évidence des opinions et se cachent plutôt dans ce qui nous paraît anodin, voire insignifiant. La difficulté de l’entreprise, outre l’effacement de soi qu’elle réclame, est donc considérable. C’est somme toute ce que tenta Bourdieu lorsqu’il écrivit son Esquisse pour une auto-analyse (1).

Soyons de bon compte : il serait tout aussi vaniteux - sinon davantage encore - de prétendre avoir élucidé les dettes dont nous sommes faits que de cultiver l’idée que nous sommes nos propres créateurs. Il suffit de mesurer ce que l’éducation - aussi réfléchie soit-elle - peut avoir d’incertain pour comprendre que s’admettre produit par son histoire est une chose et que démêler les fils de cette histoire en est une autre.

N’empêche ! Il m’est arrivé de réunir des souvenirs lointains afin de m’interroger sur le poids dont les faits ainsi rappelés ont peut-être pesé sur telle ou telle des convictions que je me suis forgée. Et le plus grand profit que l’on doit à ce genre de démarche, c’est de ne pas se faire gloire d’opinions dont la pertinence ne doit pas grand-chose à une lucidité propre, sauf à admettre que celle-ci serait elle-même le produit d’une conjonction de vicissitudes.

J’en viens aux souvenirs que je voudrais évoquer, lesquels pourraient avoir un rapport avec l’opposition au communisme qui fut mienne depuis que j’ai cru avoir des opinions politiques. Et j’en isole deux, tout certain que je sois cependant qu’ils n’ont pu contribuer à m’incliner vers l’anticommunisme que dans une faible mesure au regard d’autres accidents de parcours que j’ai oublié ou qui ne m’apparaissent pas aujourd’hui pour ce qu’ils furent.

Le premier, fort banal, j’ai bien des difficultés à le dater. Peut-être avais-je six ou sept ans. Il y avait alors, à quelque trois cents mètres de la maison familiale, une cordonnerie un peu lépreuse où, dans une odeur de colle et de chaussures usagées, officiait un homme assez difforme. Je n’aimais pas l’endroit et j’en voulais à cet homme dont j’aurais sans doute dû mesurer les mérites aux efforts consentis pour surmonter les défaveurs qui l’accablaient. Or, un jour, évoquant ce cordonnier, ma mère lâcha sur le ton le plus neutre qui soit : « C’est un communiste ». Je ne sais plus qui expliqua (Sartre peut-être), il y a de cela bien longtemps, que l’on insufflait plus efficacement le venin antisémite dans l’esprit d’un enfant en expliquant d’un mot qu’on renonçait à faire un achat parce que le commerçant était juif, plutôt qu’au travers d’un long discours idéologique. Ai-je été pris dans une même logique ? C’est fort possible, car ma répulsion y trouva sans doute une justification.

Le deuxième souvenir est beaucoup plus singulier, tant en raison de l’âge auquel je l’ai vécu qu’à son caractère public. Je venais d’entrer à l’école normale pour instituteur ; j’avais donc quatorze ans (2). Première leçon avec le professeur d’histoire, lequel demande à chaque élève de se nommer, d’indiquer l’école secondaire dont il provient et surtout de citer un livre récemment lu qui lui a plu. Et moi de citer J’ai choisi la liberté de Kravchenko (3), ce qui déclencha l’ire du professeur. Il est dommage que je n’aie pas gardé le souvenir des mots qu’il a utilisé pour me dire sa plus complète désapprobation, mais la classe entière en fut émue. Peu après, j’ai appris qu’il ne cachait jamais son appartenance au parti communiste. Et de ce jour, ne serait-ce peut-être que pour ne pas paraître inconstant aux yeux de mes camarades, j’ai pris le pli - s’il advenait que je dusse me prononcer - de dire mon opposition au régime soviétique.

Si je parle ainsi de moi, ce n’est assurément pas pour me donner le rôle de celui qui avait raison quand si nombreux étaient ceux qui avaient tort. Bien au contraire, c’est pour témoigner des mauvaises raisons qui poussent parfois à enfourcher une opinion que l’histoire conduirait un esprit content de lui-même à croire la bonne. Tout cela est fort compliqué et, s’il vaut la peine de tenter de l’élucider un peu, il ne faut pas craindre de se dire que l’essentiel restera méconnu.

L’affaire Kravtchenko de Nina Berberova (4), c’est le compte-rendu très sec et très séquentiel du procès qui, en 1949, opposa Victor-Anatoly Kravtchenko aux responsables des Lettres françaises, publication littéraire créée par des résistants durant la guerre et passée sous la coupe du parti communiste à la Libération. Les Lettres françaises avaient publié plusieurs articles, l’un signé d’un nommé Sim Thomas (en réalité : écrit par André Ulmann, ce qui ne sera dévoilé qu’en 1979 par Claude Morgan) et les autres d’André Wurmser, dans lesquels il était affirmé que Kravtchenko n’avait pas écrit lui-même son livre, thèse assortie d’injures diverses. Il n’est assurément pas inutile de lire la relation que Nina Berberova fait de ce procès en diffamation, car on imagine mal aujourd’hui par quel niveau d’aveuglement et aussi de quels mensonges délibérés (le pléonasme n’est qu’apparent !) le mythe d’une Union soviétique soucieuse du sort de la classe ouvrière fut forgé et entretenu par les responsables communistes et par de nombreux intellectuels français. J’y renvoie sans citation et sans autre explication, car je n’y vois que le moyen de comprendre que, d’une certains manière, le livre de Kravtchenko fut au stalinisme ce que Les habits neufs du président Mao de Simon Leys (5) fut au maoïsme : un témoignage révélateur négligé.

La question que pose ce genre de témoignage est évidemment la suivante : comment déceler la vérité ?

On peut aisément évoquer aujourd’hui d’autres sources d’informations susceptibles d’être consultées à l’époque, tels les écrits d’André Gide (6), de Boris Souvarine (7), de Victor Serge (8), d’Arthur Koestler (9) ou de David Rousset (10). Mais encore fallait-il les chercher, les trouver et les croire. Car il n’était pas insensé - compte-tenu de la virulence hystérique avec laquelle ceux qui avaient beaucoup à perdre dans un changement de régime s’attaquaient au communisme - d’y voir une propagande mensongère (là, le pléonasme est bien réel, mais voulu). Il convient donc de s’interroger sur les mécanismes qui ont poussé certains à rejeter ces témoignages et d’autres à leur accorder du crédit. Et c’est là que surgit un paradoxe bien malaisé à contourner. Car si l’histoire personnelle enfouit dans l’anodin les déterminations les plus décisives, l’histoire de la doxa, à l’inverse, paraît obéir à des prises de conscience collectives et même spectaculaires. Lorsque Alexandre Soljenitsyne publie à Paris, en 1974, les tomes 1 et 2 de L’archipel du Goulag (11), il est encore trop tôt pour que beaucoup d’autres que ceux que la vie inclina subrepticement à leur accorder l’attention qu’ils méritaient ne se laissent convaincre. Lorsque les deux tomes suivants sont publiés, en 1976, quelque chose se met à bouger. C’est que ceux qui s’appelèrent les nouveaux philosophes - et qui n’étaient pourtant ni nouveaux, ni philosophes - obtinrent des médias un accueil à la mesure de la frénésie qu’ils avaient d’abord mise au service des choix totalitaires d’extrême gauche avant de la retourner contre ces mêmes choix. Là fut lancé un vaste mouvement qui préfigura la chute du soviétisme et du communisme. Là en outre, il y a quelque chose qui semble illustrer le fait que l’opinion publique la plus notoire obéit aux incitations les plus passionnées au détriment des arguments rationnels.

Mais gardons-nous de conclure trop vite. L’anodin n’est pas plus rationnel que le notable. Et la question des choix et de leur origine reste entière.

Il y a cependant un petit bout de roche solide qui dépasse. Il tient en ce lieu si inconfortable où le doute rabonnit la lucidité. Ceux qui n’ont pas accepté le mensonge mis au service de la cause n’étaient pas tous des adeptes du camp adverse. Ils subissaient les deux feux, je m’en souviens trop bien. Et je pourrais dire, comme Montaigne, que « Je fus pelaudé à toutes mains : Au Gibelin j’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin » (12). Mieux (ou pire) : moi-même, j’oscillais sans cesse, me découvrant selon les circonstances des raisons quelquefois d’être gibelin, quelquefois d’être guelfe. Et si j’ai persisté à ne me découvrir que pour condamner le totalitarisme soviétique, c’est qu’il m’a toujours semblé plus horrible encore que le nazisme, précisément en raison de l’angélisme de ses buts proclamés. Il est une forme de désespoir dont il n’est pas possible de guérir ; c’est celui qui naît du constat que ce sont les aspirations les plus résolues à une meilleure société qui conduisent à l’épouvante. En cela, le djihadisme d’aujourd’hui illustre cette même logique, comme l’a fait dans le passé l’Inquisition catholique.

Il faut être stupidement entêté pour prétendre, comme le fait Badiou (13), que le communisme reste à construire, niant ainsi cette fatalité qui veut que lorsque le politique s’empare de tout, il ne peut que sombrer dans l’arbitraire, le favoritisme et la répression ; ce n’est pas l’arrivée au pouvoir des damnés de la terre qui guérira le pouvoir de ce vice essentiel. C’est aussi ce qui m’a depuis longtemps incité à adopter la même attitude que celle suggérée par Simon Leys : « Si la politique doit mobiliser notre attention, c’est à la façon d’un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le tenir à l’œil. » (14)

Je m’en voudrais de rester sur cette citation qui, d’une manière ou d’une autre, donne l’impression que je me donne raison. Le fait est que je ne sais comment juger des choses, sinon en accordant la priorité à l’attention que nous pouvons réserver aux proches, et je dirais même aux individus en général, dès lors qu’ils sont dépouillés d’une pensée commune qui réclame d’être acquiescée et qu’ils produisent quelque chose - si bénin cela soit-il - qui leur est propre. Après tout, c’est là simple commodité, ainsi que Montaigne conclut si bien un passage de ses Essais que nous méditons insuffisamment et sur lequel je préfère me taire enfin :
« Pyrrhon le Philosophe se trouvant un jour de grande tourmente dans un bateau, montrait à tous ceux qu’il voyait les plus effrayés autour de lui - et il les encourageait par cet exemple - un pourceau qui était là, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, que nous nous réjouissons tellement d’avoir et en considération duquel nous nous tenons pour maîtres et empereurs du reste des créatures, a été mis en nous pour notre tourment ? À quoi sert la connaissance des choses si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous serions sans cela, et si elle rend notre condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon ? L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous à [faire] notre ruine en combattant le dessein de la nature et l’ordre universel des choses qui veut que chacun use de ses outils et de ses moyens pour son avantage ? » (15)

Un mot encore : où donc est la commodité annoncée ? Mais dans la version originale, bien sûr, qui s’achève ainsi : « L’intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l’employerons nous à nostre ruine ; combatans le dessein de la nature, et l’universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité ? » (16)

(1) Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004.
(2) À l’époque, ces études, d’une durée de quatre ans, débutaient après les trois premières années des études secondaires.
(3) V.-A. Kravchenko, J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, trad. de Jean de Kerdéland, Éditions Self, 1948. À noter que l’édition de 1948 orthographie Kravchenko sans t devant le c, alors que, en bien d’autres occasions - telle la traduction du livre de Nina Berberova -, il s’écrit Kravtchenko.
(4) Nina Berberova, L’affaire Kravtchenko, trad. du russe par Irène et André Markowicz, Actes Sud, Arles, 1990.
(5) Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, Champ libre, 1971.
(6) André Gide, Retour de l’URSS, Gallimard, 1936 et Retouches à mon “Retour de l’U.R.S.S.”, Gallimard, 1937.
(7) Cf. notamment Boris Souvarine, Cauchemar en URSS, Revue de Paris, 1937.
(8) Cf. notamment Victor Serge, Destin d’une révolution : URSS 1917-1937, Grasset, 1937.
(9) Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, Calmann-Lévy, 1945.
(10) David Rousset, Le Procès des camps de concentration soviétiques, supplément du BEIPI n° 16, janvier 1951.
(11) Alexandre Soljenitsyne, L’archipel du Goulag, Seuil, 1974.
(12) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 1090.
(13) Dans un article publié en août 2009 à propos du livre de Francis Deron Le Procès des Khmers rouges. Trente ans d’enquête sur le génocide cambodgien (Gallimard, 2009), Simon Leys écrivait ceci : « Coïncidence : comme j’achevais la lecture du livre de Deron, je reçus une lettre d’un vieil ami parisien – fidèle correspondant qui me tient de temps à autre au courant de l’actualité intellectuelle et littéraire de la capitale. Commentant la remise à la mode d’un certain maoïsme mondain (voir par exemple la réédition posthume des Carnets de Barthes), il écrivait : « Je ne parviens pas à me départir d’un certain effroi en constatant comment le mensonge criminel sur le maoïsme perdure en toute impunité et surtout se régénère sans cesse […]. Voyez par exemple l’engouement actuel dont bénéficie en France le philosophe “radical” Alain Badiou, qui se flatte d’être un défenseur émérite de la “Révolution culturelle”. Badiou écrit notamment : “S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Tsé-toung, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler.” » / J’ai sans doute tort de reproduire ici une citation de ce Badiou – que je ne connais d’ailleurs pas (et je n’oublie pas le vieux proverbe chinois [inventé par Jacques Maritain, qui l’avait placé en exergue de son Paysan de la Garonne] : “Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux”). Mais, n’empêche, je suis choqué : quelle injustice ! Le nom de Pol Pot a été omis du petit panthéon badiolien – et il aurait pourtant tellement mérité d’y figurer, surtout en ce moment. Les “anecdotes ébouriffantes” rapportées par le livre de Deron et “le contexte de criminalisation” créé par le procès de Phnom Penh risqueraient justement d’“annuler” sa glorieuse mémoire. » (Cf. l’article entier ici.) Le vieil ami parisien dont parle Simon Leys, c’est probablement Pierre Boncenne.
(14) Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique [1984], Flammarion, Champs essais, 2014, p. 50.
(15) Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009, p. 67. Ce passage figure dans le chapitre “Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons” qui, dans cette version, constitue le chapitre XIV du Livre I.
(16) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 263. Ce passage figure dans le chapitre “Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l’opinion que nous en avons” qui, dans cette version, constitue le chapitre XL du Livre I. Je déplore - n’en déplaise à André Lanly - que le mot commodité, qui n’implique pas seulement qu’elle soit uniquement personnelle, ait été remplacé par avantage qui le laisse penser bien davantage.

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