Le principe
de Jérôme Ferrari
S’il est une chose troublante au sein des connaissances scientifiques, c’est bien la portée de la physique quantique. Il ne faut pas compter sur moi pour expliquer les théories qui engendrent ce trouble, et moins encore pour prendre position par rapport aux nombreuses controverses qu’elles n’ont pas fini d’alimenter. Reste que j’en suis troublé, très certainement en raison de ce que je crois naïvement en comprendre.
Bien sûr, je pourrais m’en détourner. Après tout, je vis très bien dans l’ignorance d’un tas de choses pour lesquelles je n’ai pas les capacités requises pour les comprendre ou pour lesquelles je n’ai pas l’envie de fournir l’effort qui me permettrait d’y parvenir. Là cependant, il y a quelque chose qui me mobilise, malgré mon incompétence, peut-être même en raison de mon incompétence. Que l’infiniment petit se comporte d’une façon qui n’obéit pas aux lois de la physique classique me dérange beaucoup. Sans doute pas comme cela dérangeait Einstein, bien sûr. Mais plutôt d’une façon telle que j’y sens comme une mise en cause du simple fait de penser. Or, je ressens trop la fragilité de la faculté de penser - tangible dans ses réussites comme dans ses défaillances - pour ne pas voir dans la physique quantique - probablement très improprement - une mise en doute physique du principe de causalité.
On peut douter du principe de causalité philosophiquement. C’est-à-dire que l’on peut apercevoir ce que son application réclame dans le champ même de la pensée en train de s’élaborer. « Un intellect qui verrait la cause et l’effet comme un continuum, non pas à notre manière comme une division et un morcellement arbitraires, qui verrait le fleuve des événements, rejetterait le concept de cause et d’effet, et nierait toute conditionnalité » écrit Nietzsche dans le Gai savoir (1). Soit. Mais lorsque l’objection ne découle plus d’une réflexion visant à relativiser la perception des choses (malgré les succès du mode habituel de perception), mais bien d’une déficience de ce même mode de perception alors même qu’il observe les choses, lorsque l’insuffisance de la pensée apparaît alors même qu’elle est mise en pratique, un trouble nouveau surgit. C’est celui qui m’agite.
Pourtant, tout bien réfléchi, ce trouble ne mériterait pas que je m’y attarde, dès lors que je réfléchis un tant soit peu aux comportements humains dont l’histoire témoigne. N’est-il pas en effet bien plus troublant encore d’appartenir à une humanité qui, durant la première moitié du XXe siècle, s’est infligée un désastre qui dément toutes les valeurs dont elle s’était prévalu jusqu’alors. Alors même que je venais à la vie s’achevait une ère d’horreurs, de massacres, une ère de mort, dont je mis très longtemps à mesurer la totale démesure. L’enfance juge normal ce qu’elle vit et le silence des survivants, voire un récit qui s’est longtemps complu à conférer aux événements passés le statut d’une épopée, voilà ce qui m’a sans doute conduit à méconnaître complètement une réalité face à laquelle il eût fallu vomir plutôt que rêver.
À la croisée de ces deux troubles - celui né de l’hypothèse de l’indétermination des particules élémentaires et celui suscité par l’aptitude humaine à l’abomination -, Jérôme Ferrari a campé dans son dernier roman, Le principe (2), un personnage énigmatique : Werner Heisenberg. Ce physicien a fortement contribué à échafauder ce principe qui veut que, dans le domaine très circonscrit du monde subatomique, une information ne peut être obtenue qu’en en sacrifiant une autre ; la position d’une particule ne serait décelable qu’en abandonnant l’idée de connaître sa vitesse. Mais il a aussi été plongé, bon gré mal gré, dans la machine nazie, là où la connaissance des théories et des pratiques mortifères ne laissaient aucun doute sur l’aptitude humaine au mal.
Dans ce roman, il y a également un narrateur qui n’est pas sans une certaine consistance. Il est corse et son père est mêlé à des milieux dont la fréquentation met sa vie en danger. (3) Et les allusions à la vie personnelle de ce narrateur, contemporain de l’auteur, s’inscrivent en quelque sorte en contrepoint du récit de la vie de Heisenberg. Ainsi en va-t-il lorsqu’il s’agit de faire survivre le sentiment du beau - en l’occurrence la beauté de la nature - alors que les destructions et l’abjection triomphent. En 1945, Heisenberg interpelle un soldat américain à propos du lac de Walchensee et des montagnes qui l’entourent : « Regardez et dites-moi, je vous en prie : avez-vous jamais rien vu de plus beau ? » (p. 161) Bien plus tard (dans les années 90) - bien plus tôt dans le roman (à la page 73) -, en Corse :
« Mon cousin semblait parfois ployer sous un poids énorme qui menaçait de le terrasser, et il lui fallait fuir, peut-être la canicule et l’incessante frénésie estivale, peut-être la migraine, le souvenir de nuits sordides ou quelque chose de plus sombre dont j’ignorais la nature. Il m’emmenait alors en montagne boire un café sur la terrasse d’un gîte d’étape, dans un ancien village de transhumance que traversait un sentier de randonnée. Nous y passions un moment, dans la fraîcheur des fougères, à l’ombre de grands pins. Mais son humeur restait maussade. Il ne m’adressait pas la parole. Nous reprenions sa voiture pour retourner en ville et soudain, sans que rien le laissât prévoir, au détour d’un virage, apparaissait la mer. Nous dominions le paysage, comme si nous étions suspendus dans l’air limpide, au-dessus de la route en lacets dévalant à pic à travers la forêt vers le golfe éblouissant qui s’étendait mille mètres en contrebas. Mon cousin ouvrait de grands yeux sur ce panorama qu’il connaissait depuis son enfance mais semblait découvrir à chaque fois comme si c’était la première. Il faisait une grimace incrédule, se mettait à sourire et me donnait des petits coups de poing sur la cuisse en disant, putain ! quand même, hein ? incapable d’expliquer avec davantage de clarté le sentiment qui le bouleversait et lui rendait aussi instantanément le goût de vivre, dans lequel il n’était pas difficile de reconnaître une curieuse forme d’amour qui aurait pris pour objet, non un autre être humain, mais une petite partie bien déterminée du vaste monde inerte, et dont, quoique je sois moi-même incapable de le ressentir, je devais cependant admettre l’incomparable puissance. » (pp. 73-74)
Revenons à la vie de Heisenberg. Ferrari dose les anecdotes qui en témoignent, comme pour fondre cette distance respectueuse qu’instaure l’ignorance que nous avons le plus souvent des conditions de la recherche scientifique. Mathématiciens et physiciens entretiennent depuis longtemps des rapports compliqués qui doivent bien davantage aux préjugés que les uns nourrissent envers les autres qu’aux démarches visant à comprendre le réel. Reste à le faire deviner, à partir d’une rencontre qui eut effectivement lieu (le narrateur, je le précise, s’adresse le plus souvent à Heisenberg lui-même) :
« Pour le professeur Ferdinand von Lindemann, qui avait accepté de vous recevoir à l’université de Munich, les mathématiques possédaient le privilège exclusif de la beauté et quiconque envisageait de les étudier sérieusement, comme vous veniez timidement de lui en exprimer le désir, devait être pénétré de l’évidence de cette vérité éternelle. Il n’est donc guère étonnant que, quand vous lui avez avoué, dans un accès téméraire de franchise, que vous étiez en train de lire un ouvrage de physique, qui plus est affreusement intitulé Espace-Temps-Matière, il vous ait lancé un regard dégoûté, comme s’il venait subitement de découvrir sur votre corps les stigmates d’une maladie infâme, avant de vous signifier que vous étiez à jamais perdu pour les mathématiques, tandis que son chien, un roquet qui se cachait sous son bureau et auquel il avait mystérieusement transmis, au cours d’une longue intimité, son sens de l’esthétique, se mettait subitement à aboyer pour témoigner, lui aussi, de l’ampleur de votre ignominie. Aux yeux de Lindemann, les physiciens, fussent-ils des physiciens virtuels de dix-huit ans, ne méritaient aucune considération, non seulement en raison de leur utilisation notoirement désinvolte et avilissante des mathématiques, mais surtout parce qu’ils étaient des êtres dégradés, si corrompus par leur fréquentation assidue du monde sensible qu’ils confessaient sans vergogne leur intérêt pervers pour quelque chose d’aussi méprisable que la matière. » (pp. 16-17)
Heisenberg s’entête et obtient en 1932 un prix Nobel (4), cette récompense qui distingue à peu près toutes les disciplines, à l’exception notable des mathématiques. Il reçoit le prix de physique « pour la création de la mécanique quantique, dont les applications ont conduit, entre autres, à la découverte des formes allotropiques de l’hydrogène ». Et entre-temps, il a formulé ce fameux principe, aussi troublant que malaisé à se représenter. On pourrait croire aujourd’hui, notamment en raison d’expériences menées depuis lors et qui se seraient soldées par sa confirmation, qu’il s’agit là d’une de ces avancées auxquelles les sciences naturelles nous ont habitué depuis quatre siècles et qui ont acquis assez brusquement chez leur inventeur la force d’une évidence. Mais Ferrari, sans entrer lui-même dans les controverses auxquelles il a donné lieu, insiste plutôt sur les propres hésitations de Heisenberg :
« Vous n’affirmez rien que vous ne veniez finalement contester, dans un incessant mouvement fait de sauts, de replis, de perspectives soudain renversées, il est épuisant de vous suivre dans ces circonvolutions qui tordent le langage dans tous les sens avec un sérieux d’autant plus empreint de pieuse compassion que vous savez mener une tâche impossible - faire dire aux mots ce qui ne peut être dit mais doit cependant l’être. Je vous ai longtemps soupçonné d’indécision chronique, vous qui avez baptisé puis débaptisé le principe avec une inconséquence exaspérante, comme pour ajouter à la confusion, hésitant entre “incertitude”, “indétermination” et ce terme allemand, bien évidemment impossible à traduire, qui signifie l’absence de netteté, la pauvreté de détails d’une photo médiocre, dont on ne saurait si elle est ratée à cause d’un défaut de mise au point ou parce qu’elle prétendait figer les tremblements fugaces d’une objet sans contours, n’existant qu’à peine, - mais j’avais tort ; les hommes ont perdu depuis longtemps, à cause de leur péché, le privilège de lire à la surface des choses leur nom véritable, qui demeure désormais caché, et peut-être vous était-il impossible de choisir un nom unique. » (p. 48)
Le livre lu, la réflexion qui me vient à l’esprit à propos du principe, c’est qu’il est peut-être assez vain de se laisser troubler par l’idée que, dans l’infiniment petit (comme peut-être dans l’infiniment grand), les lois que l’esprit humain a cru pouvoir dégager des régularités observées au sein de ce qui est observable par les sens n’ont plus cours. Et aussi que persister à s’y immiscer par la voie de la logique mathématique appliquée aux seules faibles traces accessibles par les sens emporte quelque chose de dérisoire qui est précisément ce qui provoque la fureur des mathématiciens.
Il y a ensuite l’attitude de Heisenberg par rapport au nazisme. Beaucoup ont fui et ont même souvent fait bénéficier de leurs connaissances les ennemis extérieurs du régime ; lui est resté. Et ce qui explique ce choix n’est guère plus clair que ce qui explique le principe :
« Toutes les histoires sont nécessairement cohérentes ; les motivations les plus diverses, les plus incompatibles vous auraient conduit à adopter un comportement rigoureusement identique et à prendre exactement la même décision, et de toutes ces histoires cohérentes dans lesquelles vous vous parez tour à tour des visages de l’irresponsabilité, du renoncement, de l’intégrité, de la complaisance et de l’infamie, personne ne peut deviner laquelle est vraie, surtout pas moi qui traverse en aveugle la chaleur de l’été 1995, incapable de percevoir la peur, la tristesse et l’accablement pourtant de plus en plus manifestes de ceux qui m’entourent. » (pp. 79-80)
Et Ferrari ajoute alors, usant une fois de plus d’une métaphore construite à partir du principe (métaphore peut-être répétée à trop d’occasions), ce qui vaut un acte de foi du narrateur dans le déterminisme :
« Toutes les histoires sont cohérentes et toutes sont incomplètes, comme si le principe ne régissait plus seulement les relations entre la position et la vitesse, l’énergie et le temps, mais débordait de toutes parts le monde des atomes pour étendre son influence sur les hommes dont les pensées s’estompent et se colorent des teintes pâles de l’indétermination.
Tel n’est pourtant pas le cas.
Les pensées peuvent être cachées, secrètes, honteuses, oubliées, elles peuvent être douloureuses, inacceptables ou incomprises, elles peuvent même être contradictoires : elles ne sont pas indéterminées. » (pp. 83-84)
Hiroshima et Nagasaki ont hissé les alliés au niveau de l’horreur nazie. Il y avait déjà eu Dresde et l’ensemble des grandes villes allemandes, il y avait déjà eu les centaines de milliers de viols perpétrés par les armées alliées sur le sol allemand, et bien d’autres faits plus ou moins connus. Mais la bombe a réclamé une recherche collective, une mise au point collective et une décision préparatoire de gens qui tous connaissaient dans quel enfer seraient plongés des centaines de milliers d’habitants. Les raisons qu’on se donne d’accomplir pareille chose n’en diminuent pas l’épouvante, car, à chercher les raisons, on bute toujours, finalement, sur les torts préalables qui y ont conduit. Et la seule chose qui peut étonner, c’est que le feu nucléaire n’ait pas jeté tout le monde dans le plus grand désarroi. J’ai le souvenir d’une chanson entonnée au carnaval à la fin des années 40 ou au début des années 50 (j’avais alors cinq ou six ans) et qui disait à peu près ceci : « c’est la bombe atomique, qui fait de la musique, qui jette les filles en l’air, et les garçons par terre ! » ; et sur le a de atomique, on lançait sa partenaire en l’air. C’est seulement au début des années 60 qu’un professeur de l’École normale nous a décrit, témoignages à l’appui, les incroyables ravages causés par cette arme. Pourtant, le désarroi gagna immédiatement les gens bien informés. L’épisode de Farm Hall (près de Cambridge), où furent enfermés de juillet 1945 à janvier 1946 dix savants allemands plus ou moins soupçonnés d’avoir travaillé pour les nazis à la fabrication d’une bombe atomique, est extraordinairement instructif. En tout cas dès lors qu’il est raconté par Ferrari, dont tout laisse penser qu’il s’est méticuleusement renseigné sur ce qui s’y est passé. Le principe vaut d’être lu, rien que pour ce que l’on y apprend de cet épisode et pour la manière dont il est raconté.
Pourtant, le plus terrible n’est peut-être pas là. Car le narrateur traîne à Dubaï alors que la crise de 2008 freine la ville dans son extension :
« Le mal s’est propagé, d’une place financière à l’autre, à travers des réseaux impalpables, dans le grand corps du monde et il est arrivé jusqu’ici. Une lente paralysie gagne tous les organes vitaux de la ville qui halète comme une bête à l’agonie. À peine née, elle va déjà mourir. Nulle part ailleurs, jamais, le processus aveugle de la vie et de la mort n’avait manifesté son incontrôlable puissance avec une telle pureté, jamais il ne s’était déroulé à une rapidité si effroyable. Vous n’en seriez sans doute pas étonné [le narrateur s’adresse toujours à Heisenberg]. Vous savez qu’en un temps très court, une énergie presque infinie peut jaillir du néant avant d’y retourner.
Vous écriviez qu’il existe un lieu où l’amour de Dieu ne ment pas.
Mais vous dites aujourd’hui à la foule silencieuse qui vous écoute à Munich qu’à la place de cet amour, l’homme ne rencontre plus que lui-même. D’étranges excroissances de nos organes ont inexorablement envahi le monde. Elles l’ont transformé. La chair s’est faite verre et métal. De longs nerfs de cuivre serpentent dans l’obscurité des gaines percées dans le béton. Les incinérateurs digèrent les tonnes de déchets que viennent déverser jour et nuit des files interminables de camions traversant le désert. Les travailleurs épuisés par la déshydratation sont éliminés comme des toxines. L’œil sec des caméras de surveillance ne se ferme pas. Le sang demeure le sang.
[…]
[…] vos controverses avec Einstein n’intéressent plus personne. Elles n’ont jamais eu la moindre implication pratique, ce qui signifie aujourd’hui qu’elles ne valent tout simplement rien. Vous ne pouvez y repenser qu’avec mélancolie tandis que vous évoquez devant vos auditeurs de Munich la possibilité d’échapper au danger du processus biologique que vous venez de décrire, un danger d’autant plus grand qu’il prend l’apparence enthousiasmante du progrès et dont je sais, moi, du haut de la supériorité que me confère ma date de naissance, que nous n’y échapperons pas. Heidegger aura beau citer Hölderlin avec une emphase mystérieuse, sous les applaudissements d’étudiants transportés, nous n’y échapperons pas. Ce processus ira jusqu’à son terme inconcevable, il soumettra tout à la tyrannie de sa croissance avec une intransigeance si radicale que rien ne sera épargné, pas même le sanctuaire dont le roquet bondissant du professeur von Lindemann vous interdit l’accès avec tant de véhémence un jour de 1920, parce que vous en menaciez la pureté et, s’il avait pu en être témoin, le vieux von Lindemann lui-même aurait dû admettre, à son grand désespoir, que les mathématiciens avaient eux aussi connu le péché quand il les aurait vus élaborer, dans leurs bureaux de la City, les algorithmes infaillibles qui décident, avec une rapidité que l’esprit humain ne peut même pas se représenter, des ordres d’achat et de vente sur tous les marchés du monde. » (pp. 152-156)
Ne se trompe-t-on pas de trouble ? Le pire n’est-il pas à venir ? Et la recherche de la vérité - du moins de certaines vérités, apparemment très triviales - ne nous y mène-t-elle pas plus sûrement que la plus effroyable des idéologies ? Ce sont peut-être quelques-unes des questions vers lesquelles nous oriente Le principe de Jérôme Ferrari.
(1) § 112.
(2) Jérôme Ferrari, Le principe, Actes Sud, Arles, 2015.
(3) Peut-être s’agit-il là d’une forme subtile de continuité avec Le sermon sur la chute de Rome (Actes Sud, Arles, 2012).
(4) Il existe bien des raisons d’être circonspect au sujet de la valeur des prix Nobel. Parmi ces raisons, citons pour avoir été notoirement identifiés et explicités l’effet Matthieu, désigné ainsi par Robert K. Merton en 1968, et l’effet Matilda, défini en 1993 par Margaret W. Rossiter.
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