mardi 15 décembre 2015

Note de lecture : Monique Lévi-Strauss

Une enfance dans la gueule du loup
de Monique Lévi-Strauss


En 1954, Claude Lévi-Strauss a épousé Monique Roman en troisièmes noces. Sur les circonstances de leur rencontre (1), elle ne livre que ceci (2):
« En septembre [1949], les Lacan m’invitèrent à dîner, au 5, rue de Lille, avec Laurence Bataille, la fille aînée de Sylvia, Balthus et Claude Lévi-Strauss. Ce dernier ayant soutenu sa thèse, Pierre Bérès lui avait confié la direction d’une collection de livres ethnographiques aux Éditions Hermann. Lévy-Strauss demanda à Lacan s’il connaissait quelqu’un capable de lire les épreuves d’un livre écrit par un couple d’ethnologues australiens, les Berndt, sur les aborigènes. Le livre, rédigé en anglais, avait été imprimé en France, mais les délais étaient trop courts pour qu’on envoie par avion en Australie les épreuves à corriger. Jacques lui répondit : “Vous êtes assis à coté d’une personne qui s’acquittera au mieux de cette tâche.” Après ce premier contact, Claude me demanda de lui traduire des textes allemands. Deux ans plus tard nous décidâmes de vivre ensemble. » (pp. 212-213)

Monique Roman est née en 1926 d’un père belge et d’une mère juive, elle-même née à Londres. Son père eut l’étrange idée de partir travailler en Allemagne en 1939, ce qui lui a valu de vivre la guerre « dans la gueule du loup ». Pourquoi s’intéresser à son témoignage ? Je ne puis nier que ce qui m’y incita, ce fut d’abord qu’elle était l’épouse de Claude Lévi-Strauss. Il est malaisé de résister à l’envie d’en savoir un peu sur la vie intime d’un personnage dont l’œuvre nous porte à croire qu’il mit beaucoup d’intelligence à concevoir la vie et à mener la sienne. Et le choix qu’il fit de la partager avec Monique Roman, de surcroît la troisième, déporte la curiosité sur elle.

C’est sa rencontre avec Maurice Olender qui nous a valu de lire ce récit des années d’adolescence passées en Allemagne nazie, comme elle contribua également beaucoup à la publication de lettres de son mari à ses parents (3). Sa discrétion naturelle ne l’aurait probablement pas conduite à franchir le pas seule. Elle écrit :
« J’étais rentrée en France en 1945, et les épisodes que je venais de vivre bouillonnaient dans ma tête, j’aurais aimé en discuter. Personne pour m’écouter. » (p. 12)

A-t-on assez mesuré combien, lors des années d’après-guerre et bien longtemps après encore, le silence sur les horreurs de la guerre fut la règle ? On peut tenter de l’expliquer de différentes façons : le caractère incroyable des sévices subis, une indifférence antisémite aux malheurs des juifs, les dérives injustifiables de l’épuration comme celles même du combat contre l’Allemagne, le désir des vainqueurs d’écrire l’histoire sous la forme d’une épopée, la honte d’un temps marqué par des privations et des souffrances déshumanisantes, l’envie de passer à autre chose, etc. Et lorsque vint le temps d’un souvenir adapté à l’ampleur du désastre, l’éloignement avait progressivement rangé cette époque ancienne dans les aberrations de l’histoire, celles qui sont précisément normalisées par leur longue antériorité. Pourtant, malgré tout ce que l’on a à présent écrit d’intelligent sur le totalitarisme, l’engouement populaire pour la démagogie brutale de l’égoïsme et surtout pour les hâbleurs impudents qui la propagent, de même que l’indifférence à l’égard des barbaries lointaines, n’ont pas faibli. Même la fâcheuse inclination à qualifier de fascistes ou de nazis ceux que l’on soupçonne d’être insuffisamment progressistes participe à brouiller les analyses et à celer les ressorts de cet exclusivisme ravageur qui fait tant tort à la vie.

Le témoignage de Monique Lévi-Strauss n’a rien de décisif. Il n’ambitionne d’ailleurs pas de démontrer quoi que ce soit. Mais il nous emmène sur place, là, au milieu du peuple allemand asservi, partagé entre la peur et les dogmes imbéciles, démoralisé par les bombardements, courbé devant l’arrogance, le mensonge et la cruauté. Et le caractère souvent prosaïque des faits rapportés donne à toucher à ces réalités que des jugements généraux et théoriques ont si souvent voilées.

On entend volontiers affirmer qu’il ne faut plus jamais ça (expression qui fut rapidement réutilisée pour divers litiges récents), mais ne s’agit-il pas de s’interroger d’abord sur ce qui incite tant de gens à basculer dans l’irrespect de l’autre ? C’est probablement avant tout le mensonge qui crée la croyance et la peur collectives dont se nourrissent les idéologies pernicieuses. Et l’on fait si peu pour apprendre aux jeunes à démasquer le mensonge. À quoi bon enseigner les valeurs d’égalité, de solidarité et de respect (comme en ont l’ambition les cours de citoyenneté imaginés récemment) si l’on ne transmet pas les moyens de confondre ceux qui s’en revendiquent pour obtenir le soutien dont leur ambition à besoin ? À quoi bon prôner l’entraide si l’on ne rend pas attentif au sort fait à celle-ci lorsqu’elle est circonscrite ? À quoi bon faire l’éloge de la générosité lorsqu’on ne met pas en garde contre ceux qui gagnent tout à s’enorgueillir de la pratiquer pendant que ceux qui devraient en bénéficier restent perdants ? La politique couche avec le mensonge. Les jeunes auxquels on cache cette fatalité restent des proies faciles face aux démagogues. Et lorsqu’un politique choisit d’affirmer ces valeurs et que le souci de sa propre carrière en fait fi, il exhibe un mensonge - facilement repérable, celui-là - qui donne du poids aux démagogues exclusivistes. Il n’est pas établi qu’il ne soit pas possible d’agir en politique en restant à l’abri de cette pente fatale ; mais il est exclu qu’il soit possible d’en juger sans conserver à cet égard une méfiance de tous les instants.

Une des choses trop souvent négligée, c’est d’apprendre à juger prioritairement les gens sur leurs actes, leur comportement, particulièrement dans les circonstances les plus quotidiennes, avant même de les juger selon leurs discours, leurs croyances affichées, leurs opinions proclamées, leurs adhésions revendiquées. Par exemple, je serais personnellement assez enclin à débattre avec les jeunes du personnage de François Mitterrand, de l’admiration et des illusions qu’il a suscitées, du respect mêlé de crainte dont il a su faire usage, des moyens qu’il a utilisé pour se hisser au faîte du pouvoir, et puis des comportements qui furent les siens, de ses mensonges, de son cynisme, de sa cruauté. Le cas me paraît à tout prendre aussi exemplaire - quant à la nature de la politique - que celui de Hitler. (4)

Monique Lévi-Strauss, pour sa part, ne tire aucune conclusion générale des peurs et des souffrances qu’elle a dû endurer durant son adolescence. Elle raconte. Voici un exemple de faits rapportés, non certes parmi les plus instructifs, mais assurément pas des moins étranges :
« Un matin, pendant les derniers jours de ma scolarité, je croisais devant l’église le directeur du lycée, dignitaire du parti national-socialiste toujours vêtu de l’uniforme. En tant qu’élève, j’aurais dû le saluer d’un Heil Hitler ! le bras droit levé. Pour éviter de faire le geste et prononcer les paroles, je mis dans ma bouche le quignon de pain sec que je gardais dans ma poche comme coupe-faim. En signe de respect, j’inclinais la tête. Pendant la récréation, je fus appelée chez le directeur. La peur au ventre, j’entrais pour la première fois dans son bureau. Le luxe de cette pièce contrastait avec la sobriété de l’établissement qui conservait un caractère monacal. Couverts de boiseries les murs encadraient une baie vitrée donnant sur la forêt. Sur une épaisse moquette bleu vif, reposaient deux fauteuils club gainés de cuir fauve. Le directeur, debout devant la fenêtre, derrière son bureau, fumait un gros cigare dont la fumée s’était stabilisée à mi-hauteur de la pièce. Il me pria de m’asseoir et me fit un cours sur les règles de la politesse. Ainsi, j’étais devenue eine junge Dame, une jeune dame (j’allais avoir dix-huit ans), c’était donc à lui à me saluer en premier quand nous nous croisions. » (pp. 119-120)

(1) Dans les années 30, comme dans les années d’après-guerre, il existait à Paris un cercle de gens cultivés et renommés au sein duquel - malgré et quelquefois à cause de solides inimitiés - des couples se formaient et se défaisaient, un peu à l’image de ce qui existe de nos jours dans le cercle du show business. En fréquentant - sur les conseils de Clara Malraux - les conférences organisées par Jean Wahl au Collège philosophique (qui deviendra le Collège de philosophie en 1974), Monique Roman pénétra un petit monde intellectuel où elle se lia d’amitié avec Sylvia Bataille, alors séparée de Georges Bataille et compagne de Jacques Lacan (qu’elle épousera en 1953). Une des soeurs de celle-ci avait épousé André Masson, une autre Théodore Fraenkel, une autre encore Jean-Baptiste Piel. Il y a là de quoi réfléchir à ce qui favorise l’alliance et génère certaines règles complexes de la parenté.
(2) In Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2014.
(3) Claude Lévi-Strauss, “Chers tous deux”. Lettres à ses parents 1931-1942, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2015.
(4) Je ne cite pas Hitler pour sacrifier à la mode de l’évoquer hors de propos, moins encore pour suggérer une comparaison provocatrice entre Mitterrand et lui. Simplement, il me semble que la jeunesse se le voit le plus souvent imposer comme un symbole du mal sans qu’aient été analysées les raisons de son succès, ce qui ne le distingue pas de tous ces politiques dont on n’obtient l’inventaire des turpitudes (parfois bénignes) que sur le mode de la dénonciation partisane. C’est pourtant l’étude rigoureuse et neutre des faits qui seule peut conduire à une approche de la politique et des politiques pour ce qu’elle est et ce qu’ils sont. Du moins le crois-je ; encore suis-je sans doute encore naïf de la supposer possible.

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