À propos du poids du passé
Monique S. m’a demandé pourquoi j’avais terminé ma note du 9 octobre 2015 par un « Et pourtant… ». Après y avoir insisté sur l’irréductible inexistence du passé, je laissais percer que c’était peut-être contestable.
Le paradoxe apparent tient au fait que l’on peut subrepticement penser le réel en faisant abstraction de ce que cette pensée doit au fait de penser - comme c’est le cas lorsqu’on s’interroge sur la réalité du passé -, mais on ne peut vivre en niant la substance de la pensée, c’est-à-dire en ne s’inclinant pas devant l’empire que la pensée et le langage dont elle s’alimente exerce sur nous. Pensée et langage se sont en effet substitués à toute autre médium entre l’homme et le monde, et même entre l’homme et lui-même.
Pour faire comprendre ce que je veux dire là, on pourrait imaginer le présent comme adossé à un mur qui masquerait totalement l’avenir, alors que le passé resterait visible - ou cru tel - par le biais de la mémoire. Non seulement nous ignorons ce que sera l’avenir, mais toute tentative pour combler cette ignorance est quasi toujours vouée à l’échec. Il est frappant de constater combien les prévisions se révèlent invariablement fausses et l’illusion qu’elles puissent être conformes au devenir des choses ne survit que par notre négligence à n’en jamais vérifier la survenance. Cette paresse à ne pas confronter le présent aux prévisions dont il a fait jadis l’objet va de pair avec une forte inclination à donner du crédit aux prophètes en tous genres, lesquels obtiennent davantage de considération que les historiens, alors même que ces derniers explorent des choses à propos desquelles des découvertes sont possibles, là où les premiers ne peuvent généralement compter que sur l’effet d’autoréalisation d’un avenir qu’ils prétendent connaître. C’est au langage - dont nous attendons pourtant qu’il nous porte à démêler le vrai du faux - que nous devons cette survivance du passé et les illusions qui s’ensuivent : une confiance très exagérée en ce que nous croyons avoir été le passé et une indécrottable présomption à deviner ce que seront certains aspects de l’avenir. L’animal - privé de langage (langage articulé s’entend) - ne garde sans doute en mémoire que ce que réclame l’adéquation de son comportement aux conditions auxquelles il est confronté et n’entrevoit probablement l’avenir que dans sa plus immédiate imminence.
J’ignore ce qu’est la pensée, et davantage encore son véritable mode de fonctionnement. Si je la traite comme l’effet matériel de faits eux-mêmes matériels, je ne puis que supposer qu’elle réclame des intuitions (1) premières, arcboutées sur le roc de l’espace et du temps. Sans en discuter la portée exacte ni en affirmer l’extrême lucidité, je voudrais ici citer Kant, alors qu’il tente de caractériser l’espace et le temps :
« L’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure. Or, comme la réceptivité en vertu de laquelle le sujet peut être affecté par des objets précède, d’une manière nécessaire, toutes les intuitions de ces objets (Objecte), on comprend facilement comment la forme de tous les phénomènes peut être donnée dans l’esprit (Gemülhe), antérieurement à toute perception réelle, - par conséquent a priori, - et comment, avant toute expérience, elle peut, comme intuition pure, dans laquelle tous les objets doivent être déterminés, contenir les principes de leurs relations. » (2)
« Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne saurait exclure le temps lui-même par rapport aux phénomènes en général, quoiqu’on puisse fort bien faire abstraction des phénomènes dans le temps. Le temps est donc donné a priori. En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent bien disparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut être supprimé. » (3)
Je n’en retiens (pour l’instant) qu’une chose : la pensée ordinaire obéit à des contraintes qu’elle ignore et qui sont liées aux conditions d’exercice de la sensibilité. Mais peut-on exclure que la pensée seconde, celle qui s’attache à dépasser la pensée ordinaire (celle par exemple d’Aristote, de Bacon, de Descartes, de Kant lui-même, de Husserl, pour n’évoquer que certains de ceux qui ont essayé de mettre la pensée en procès), ne soit pas elle-même ligotée par les nécessités de l’articulation qui caractérise le langage humain. Ce qu’il est possible de penser, de dire ou d’écrire sur le passé ou sur l’ailleurs réclame des mises en relation qui n’ont pas toujours de correspondance - n’en déplaise à Spinoza - avec la manière dont le réel serait lui-même articulé.
Durkheim a beaucoup insisté sur l’enracinement social des catégories de l’entendement. Il écrit notamment :
« Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent toute notre vie intellectuelle ; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l’entendement : notions de temps, d’espace, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalité, etc. Elles correspondent aux propriétés les plus universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pensée ; celle-ci ne paraît pas pouvoir s’en affranchir sans se détruire, car il ne semble pas que nous puissions penser des objets qui ne soient pas dans le temps ou dans l’espace, qui ne soient pas nombrables, etc. Les autres notions sont contingentes et mobiles ; nous concevons qu’elles puissent manquer à un homme, à une société, à une époque ; celles-là nous paraissent presque inséparables du fonctionnement normal de l’esprit. Elles sont comme l’ossature de l’intelligence. » (4)
Et à propos du temps, il écrit plus spécifiquement ceci :
« Qu’on essaie, par exemple, de se représenter ce que serait la notion du temps, abstraction faite des procédés par lesquels nous le divisons, le mesurons, l’exprimons au moyen de signes objectifs, un temps qui ne serait pas une succession d’années, de mois, de semaines, de jours, d’heures ! Ce serait quelque chose d’à peu près impensable. Nous ne pouvons concevoir le temps qu’à condition d’y distinguer des moments différents. Or quelle est l’origine de cette différenciation ? Sans doute, les états de conscience que nous avons déjà éprouvés peuvent se reproduire en nous, dans l’ordre même où ils se sont primitivement déroulés ; et ainsi des portions de notre passé nous redeviennent présentes, tout en se distinguant spontanément du présent. Mais, si importante que soit cette distinction pour notre expérience privée, il s’en faut qu’elle suffise à constituer la notion ou catégorie de temps. Celle-ci ne consiste pas simplement dans une commémoration, partielle ou intégrale, de notre vie écoulée. C’est un cadre abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l’humanité. C’est comme un tableau illimité où toute la durée est étalée sous le regard de l’esprit et où tous les événements possibles peuvent être situés par rapport à des points de repères fixes et déterminés. Ce n’est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c’est le temps tel qu’il est objectivement pensé par tous les hommes d’une même civilisation. Cela seul suffit déjà à faire entrevoir qu’une telle organisation doit être collective. Et, en effet, l’observation établit que ces points de repère indispensables par rapport auxquels toutes choses sont classées temporellement, sont empruntés à la vie sociale. Les divisions en jours, semaines, mois, années, etc., correspondent à la périodicité des rites, des fêtes, des cérémonies publiques. Un calendrier exprime le rythme de l’activité collective en même temps qu’il a pour fonction d’en assurer la régularité. » (5)
Il y a là une manière d’expliquer ce que les principes de la pensée doivent à la construction de concepts chargés de donner vie à des choses qui n’existent pas, telle le passé. Il est frappant de constater que Durkheim, sans doute peu disposé à se préoccuper du subjectivisme de la perception (6) explicite cependant ces fondements de la pensée d’une façon qui donne des arguments à l’approche phénoménologique des choses. Encore qu’il restreint rapidement son propos à la vie sociale, et rien qu’à la vie sociale (néanmoins si décisive que l’on peut se demander si elle ne détermine pas tout) et surtout qu’il se garde de trop se pencher sur la notion de cause - pourtant citée parmi les catégories de l’entendement - qui guidera sans faillir sa méthode de recherche (« La cause déterminante d’un fait social… »).
À cet égard, la phénoménologie sera plus circonspecte en ce qu’elle donnera souvent une importance primordiale à la perception, au point d’y reconnaître le lieu d’une liberté apte à forger des jugements ex nihilo (7). Or, la subtilité que représente une approche des choses qui prend en compte l’expérience vécue, appréhendée comme une déformation du réel, s’arrête peut-être en bon chemin. Qui peut dire si la déformation actée, au lieu d’être une conséquence de la spécificité substantielle de la pensée et de son aptitude à créer de rien un être autonome, n’est pas plutôt la marque d’une fatalité qui indique les limites dans lesquelles le langage l’étreint, condamnée qu’elle serait alors à l’illusion, à commencer par celle qui consiste à se prendre pour ce qu’elle n’est pas ?
J’ai déjà eu l’occasion, dans une note du 3 juillet 2013, de dire à quelles difficultés se heurte, selon moi, la définition kantienne de la causalité. Il en ressort qu’il est bien malaisé de savoir si la distinction entre cause et effet est inscrite dans la façon dont la matière est animée, ou si elle ne représente qu’un procédé par lequel la pensée appréhende ce qui autrement lui échapperait. Et si la causalité est une propriété du monde, sauf à voir dans la pensée la manifestation d’une chose qui en est libérée - aussi bien du monde que de la causalité -, alors il faut bien en convenir : presque à l’inverse de ce que disait Pascal (8), l’homme est compris par l’univers qu’il comprend bien mal. Et, sa cause étant hors de lui, rien de ce qu’il est, de ce qu’il fait et de ce qu’il pense n’échappe alors à des déterminations auxquelles la pensée croit naïvement échapper.
Il y a bien des arguments à opposer à cette conception déterministe de l’homme. Je ne résiste pas à l’envie de citer les arguments que Kant opposa à Schultz, défenseur comme un nombre non négligeable de prédicateurs protestants du XVIIIe siècle d’une « morale fataliste » (entendez déterministe) :
« […] tout lecteur impartial et surtout suffisamment exercé dans ce genre de spéculation ne manquera pas de remarquer que le fatalisme universel, qui dans cet ouvrage est le principe le plus important et affecte violemment toute la morale (puisqu’il convertit toute action humaine en un pur jeu de marionnettes) détruit entièrement l’idée de l’obligation. Le devoir au contraire ou l’impératif, qui distingue la loi pratique de la loi naturelle, nous transporte en idée tout à fait en dehors de la chaîne de la nature ; car, si nous ne concevions notre volonté comme libre, il serait impossible et absurde, et nous n’aurions plus alors qu’à attendre et à observer les résolutions que Dieu effectuerait en nous par le moyen des causes naturelles, sans que de nous-mêmes nous en pussions ou devions prendre aucune. Une telle doctrine produit naturellement le plus grossier fanatisme et enlève ainsi toute influence à la saine raison, dont cependant l’auteur s’est efforcé de maintenir les droits. - Le concept pratique de la liberté n’a dans le fait rien du tout à voir avec le concept spéculatif, qui reste entièrement livré aux métaphysiciens. En effet il peut m’être tout à fait indifférent de savoir d’où provient originairement l’état où je me trouve au moment d’agir ; il me suffit de connaître ce que j’ai maintenant à faire. La liberté n’est ainsi qu’une supposition pratique nécessaire, ou une idée sans laquelle je ne pourrais accorder aucune valeur aux ordres de la raison. Le sceptique même le plus opiniâtre avoue que, quand il s’agit de l’action, toutes les difficultés sophistiques touchant une apparence universellement trompeuse doivent s’évanouir. De même le fataliste le plus résolu, qui reste fataliste tant qu’il se livre à la spéculation, doit, dès qu’il s’agit pour lui de sagesse et de devoir, agir toujours comme s’il était libre. - Aussi bien cette idée produit-elle réellement le fait qui y correspond, et elle seule d’ailleurs est capable de le produire. Il est difficile de dépouiller entièrement l’homme. L’auteur, après avoir justifié la conduite de chaque homme, si absurde qu’elle puisse paraître aux autres, par le principe de sa disposition particulière, dit p. 137 : “Je consens à perdre (expression téméraire) tout ce qui peut me rendre heureux dans ce monde et dans l’autre, s’il n’est pas vrai que tu eusses agi d’une manière tout aussi absurde que tel autre, si tu avais été à sa place.” Mais, comme, d’après ses propres assertions, la plus entière conviction dans un moment donné ne peut nous assurer que, dans un autre moment, quand la connaissance aura été poussée plus loin, la vérité d’aujourd’hui ne deviendra pas l’erreur d’alors, comment peut-il aller jusqu’à prendre un engagement aussi hasardé ? - C’est que, sans vouloir se l’avouer lui-même, il suppose dans le fond de son âme que l’entendement a la faculté de déterminer son jugement d’après des principes objectifs qui aient une valeur constante, et qu’il n’est pas soumis au mécanisme de causes déterminantes purement subjectives ; par conséquent il admet toujours la liberté de la pensée, sans laquelle il n’y a pas de raison. De même, lorsque, dans la conduite de sa vie, de l’honnêteté de laquelle je ne doute pas, il veut agir conformément aux lois éternelles du devoir et s’élever au-dessus du jeu de ses instincts et de ses penchants, il admet nécessairement la liberté de la volonté, sans laquelle il n’y a pas de morale, quoiqu’il se soit déjà refusé à lui-même cette faculté, faute de pouvoir mettre d’accord ses principes pratiques avec ses principes spéculatifs. Il faut d’ailleurs convenir que sur ce point il ne perdrait pas beaucoup, puisque cela ne réussit à personne. » (9)
Évidemment, les objections visent un moraliste, croyant en Dieu de surcroît. Elles témoignent bien, cependant, de ce zèle mis par ce petit bout de conscience dévolu à l’homme de lui reconnaître une essence originale qui l’arracherait aux conditions biologiques de sa survenance au monde. Après tout, comme l’a dit bien mieux que moi Lévi-Strauss (10), les facultés de l’homme lui ont d’abord servi à faire naître des conditions nouvelles et doivent désormais lui servir essentiellement à se défendre de leurs inconvénients.
Le passé n’existe plus, plus du tout, mais les conséquences des actes passés sont ce qui permet à l’homme de le sonder et d’y découvrir une part de ce qui le détermine. Du moins suis-je conduit à le croire. Car je suis bien conscient que je philosophe ainsi au-dessus de mes moyens philosophiques, comme dit Bourdieu (11).
(1) J’emploie le mot intuitions, mais j’aurais tout aussi bien pu dire formes, représentations, notions, que sais-je encore ; il s’agit de désigner les premiers matériaux dont use la pensée, le plus souvent inconsciemment.
(2) Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. par A. Tremesaygues et B. Pagaud, PUF, Quadrige, 10e éd., 1984, p. 58.
(3) Ibid., p. 61.
(4) Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1968, pp. 12-13.
(5) Ibid., pp. 14-15.
(6) Il écrit : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses » (Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 20e éd., 1981, p. 15) ; ou encore : « La cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle » (Ibid., p. 109).
(7) C’est aussi vrai chez Maurice Merleau-Ponty que chez Jean-Paul Sartre.
(8) Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, frag. 113, Seuil, 1962, p. 67 : « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée je le comprends. »
(9) Emmanuel Kant, “Opuscules relatifs à la morale” in Doctrine de la vertu, Pédagogie, Opuscules relatifs à la morale, trad. de Jules Barni, éd. Auguste Durand, 1855, p. 263-264.
(10) J’ai vainement recherché l’extrait en cause qu’Emmanuelle Loyer cite encore dans sa biographie (« Lévi-Strauss, Flammarion, 2015 ») et dont j’ai sottement négligé de noter la page.
(11) Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, éd. Raisons d'agir, 2004, p. 133.
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