vendredi 9 octobre 2015

Note de lecture : Paolo Di Paolo

Où étiez-vous tous
de Paolo Di Paolo


Animal
À l’aide de pierres
Efface mes longues pelisses

Homme
Je n’ose pas me servir
Des pierres qui te ressemblent

Animal
Gratte avec tes ongles
Ma chair est d’une rude écorce

Homme
J’ai peur du feu
Partout où tu te trouves

Animal
Tu parles
Comme un homme

Détrompe-toi
Je ne vais pas au bout de ton dénuement
Réné Char, “Sosie” (1)

S’est-on jamais suffisamment interrogé sur la réalité du passé ? Et quand je parle de réalité, c’est bien de cela qu’il est question, dès lors que l’on prend conscience du fait que le passé n’en a aucune. Il nous construit - véritablement - alors même qu’il n’existe pas, puisqu’il n’existe plus. Ce creux nous remplit continûment, par nos souvenirs, par nos valeurs, par nos volontés, par nos raisons, nous privant ainsi définitivement de la possibilité de vivre animalement, c’est-à-dire pour autant que l’on sache sans le terrible poids du passé. Et sa force réside bien sûr dans ce sentiment à la fois ridicule et absurde que, précisément, notre force en découle.

Que César ait vécu jusqu’à son assassinat, c’est très probable. Mais cette existence a disparu avec lui. Et la dire disparue n’est pas suffisant, car l’on pourrait aisément en déduire qu’elle nous est simplement cachée, par le temps par exemple. Or c’est beaucoup plus que ça, ou encore bien moins que ça : elle a été supprimée, abrogée, annihilée, annulée. Que des traces attestent de cette existence ne change rien au fait que son évocation est sans rapport avec elle : elle n’est plus, et ce non-être est à ce point puissant qu’il équivaut à ce qu’elle n’ait jamais existé.

Le temps est peut-être la plus irréductible des illusions. Il s’offre à nous comme une ligne parcourue, alors qu’il n’y a en fait ni ligne, ni parcours. Il y a un langage qui ne peut se développer sans postuler un écoulement, le sien propre comme celui de tout ce qu’il permet d’amener à la conscience, laquelle s’y prend les pieds comme on peut se les prendre dans un tapis mal étalé.

Mais ce qui peut encore être appréhendé lorsqu’il s’agit de César devient inenvisageable dès lors qu’il faut en conserver l’impératif à propos de nos motivations quotidiennes ou intimes :
« Le monde serait méconnaissable à nos yeux s’il y manquait six ou sept personnes. Rien que six ou sept, sur les milliards que nous sommes. Sans les agacements qu’elles provoquent, sans le simple fait inexplicable qu’elles vivent à nos côtés. Tu ne pourrais pas baisser la voix ? Tu ne pourrais pas voir les choses d’une manière un peu moins obtuse ? Tu ne pourrais pas tout simplement comprendre, arrêter de me répéter tout le temps les mêmes trucs, arrêter de te décharger sur moi de tes efforts ? Tu ne pourrais pas arrêter de cuisiner ce plat de cette façon ? Tu ne pourrais pas éviter de me mettre si mal à l’aise, d’essayer de deviner ce que je pense, de fourrer ton nez dans mes affaires ? de jouer l’indifférence quand tu veux me punir ? Il t’est vraiment impossible de faire moins de bruit quand tu te réveilles, de laisser moins de désordre derrière toi, de suspendre une bonne fois pour toutes ta distribution de vérités sur le monde ? Tu ne pourrais pas me demander plus souvent comment s’est passée ma journée, et faire une toute petite tentative pour en savoir davantage si je me contente de te répondre “bien” ? Tu ne pourrais pas me laisser tranquille, quand tu comprends que j’ai besoin qu’on me laisse tranquille ? Tu ne pourrais pas essayer de t’approcher de moi et de comprendre ce qui me prend sans me le demander ?
Mais je t’en prie : ne baisse pas trop la voix, sinon l’appartement donne l’impression d’être vide. Regarde les choses d’une manière qui me semble obtuse, c’est agréable de te contredire. Décharge-toi sur moi du poids de tes efforts, je serai autorisée à en faire autant avec toi. Continue de cuisiner comme ça, mets beaucoup d’ail, ça me va, mets-moi mal à l’aise, essaie de deviner ce que je pense, fourre ton nez dans mes affaires. Et s’il te plaît, joue l’indifférence, quand tu veux me punir. Fais du bruit si tu veux, quand tu te réveilles, et laisse tout en désordre : je continue à te reconnaître à ça. Distribue des vérités sur le monde, parfois je les ramasse, même si je ne le dis pas. Il y faudra peut-être des années, mais je m’en approprierai certaines. Ne me demande pas comment s’est passée ma journée. Ne me laisse pas tranquille.
 » (pp. 234-235) (2)

On pourrait croire, en lisant ceci, que le rapport avec la question du temps est ténu. Mais non, il est au contraire très étroit. Car c’est le temps - avec ses répétitions et surtout avec ses accoutumances - qui forge l’illusion de convictions envers nos proches jusqu’à nous permettre de les interpréter dans un sens ou dans l’autre, selon nos inclinations du moment.

Ce que j’en dis là, je l’ai donc aperçu dans Où étiez-vous tous de Paolo Di Paolo. Pourtant, ce livre est généralement présenté comme une réflexion sur les années Berlusconi en Italie. Et il est vrai que Berlusconi y apparaît comme un des symptômes trahissant le vide laissé par la disparition des idéologies, une sorte de “n’importe quoi” qui a pris le relais d’un “nous savons tout”. Et cet effacement des grandes convictions collectives a dévoilé plus que jamais l’opacité de la contingence et en quoi le discours est un bruit auquel la réalité est sourde.

Dans Où étiez-vous tous - ce titre est une invitation à se poser les mêmes questions que les personnages -, dans Où étiez-vous tous, je vois deux trames. D’abord celle assez anecdotique de l’intrigue, ensuite celle d’une réflexion autrement profonde qu’elle n’en a l’apparence sur cette discipline très particulière qu’on appelle l’histoire.

Le père du narrateur, professeur à la veille de la retraite, heurte un de ses élèves avec sa voiture. Distraction ou rétorsion ? De ci de là, on apprend certains faits qui chamboulent notre compréhension de cet incident : des problèmes grandissants de discipline dans le chef du professeur finissant, des conflits antérieurs entre ce professeur et cet élève, une certaine proximité entre ce même élève et la fille du professeur, une accusation d’adultère, la fugue à Berlin de la femme du professeur,… Qu’y a-t-il de vrai dans tout ça ? Qui voit clair, qui se trompe ?
« Où se situe la vérité de quelqu’un ? Est-elle le résultat des interprétations d’autrui, si contradictoires, approximatives, faussées par les états d’âme, les sautes d’humeur, les préjugés ? Elle se trouve peut-être ailleurs : présente mais infiniment lointaine et insaisissable, comme la ligne d’horizon.
Chaque jour, nous sommes amenés à parler de gens de notre entourage, comme si nous étions au courant de tout ce qui les concerne. Il s’agit-là de la zone restreinte de ceux que nous appelons “nos Connaissances”. Elle s’élargit peu à peu, année après année, s’enrichit de nouvelles présences et en perd d’autres, moins homogènes et moins qualifiées. C’est là que nos relations existent, se compliquent, s’effilochent, vieillissent. Mais le monde, c’est surtout, ou seulement, ceci : des gens que nous ne
connaissons pas. Ils passent à côté de nous, nous effleurent, et nous ne sentons aucun besoin d’eux. Et nos Connaissances viennent, elles aussi, de là, du monde obscur. Parfois, elles y retournent, ou elles n’en ont jamais bougé. Car nos Connaissances sont toujours des gens connus-à-moitiés, connus-un-peu, mal-connus. Ils nous ont dissimulé, parfois sans le vouloir, de larges portions de leur passé qui nous auraient pourtant fourni des indices décisifs. Ils ont - dans un brusque mouvement de colère, dans une chambre à coucher, dans des sanglots - éclairé une partie d’eux-mêmes dont nous ne soupçonnions pas l’existence et qui a pulvérisé toutes nos certitudes. » (pp. 186-187)

Un chien en rencontre un autre. Ils se reniflent, s’examinent, se frottent, se mordent : ils n’en sauront pas plus pour désormais aimer être ensemble ou préférer se séparer. Une vache pénètre dans l’étable et va sans coup férir à sa place habituelle. Il y a de la mémoire dans ces comportements, mais une mémoire qui se borne probablement à canaliser le présent sans faire revivre le passé. Probablement. Allez savoir ! Reste que l’homme, lui, s’accroche les pieds dans le tapis du passé et ordonne inlassablement les causes et les effets, comme si l’avantage qu’il en croit tirer s’appelait la vérité. Condamné au langage, il en a perdu cette capacité à renifler, à se frotter, à mordre qui renseigne immédiatement sur la vérité du présent. Et il n’a dès lors de cesse de mettre sur ce qu’il vit des mots qui l’informent sur son bonheur ou son malheur. Inquiet sur son avenir, il scrute le passé.

Loin de moi l’idée qu’il faille renoncer à tenter de démêler le vrai du faux à propos du passé. Ne serait-ce justifié que par la libido sciendi, ce désir de connaître qui - à l’image du désir érotique dont la force est peut-être inversement proportionnelle à la réalité de son objet - trouve sa meilleure complétion dans les recherches les plus gratuites. Cette satisfaction de savoir, ne serait-elle pas décuplée lorsqu’elle s’éprouve face à la connaissance des difficultés à connaître ? Que ce soit en scrutant les confins de l’univers ou le passé de l’homme le plus ancien, nous fouillons quelque chose qui n’existe plus. Et notre condition d’homme - d’homme parlant - nous voit jouissant du plus maigre des indices qui alimentent notre illusion de savoir. Comme elle nous voit en proie à un rut perpétuel, bizarrerie biologique dont il reste à démontrer qu’elle est sans rapport avec notre capacité langagière.

Paolo Di Paolo suggère avec talent des idées qui ne sont pas bien loin de celles-là :
« On poursuit dans les documents, à supposer qu’on en ait à sa disposition, quelque chose qui n’existe plus (seule certitude absolue). Dans l’obscurité et la poussière, on devient un antiquaire, un croque-mort, un vampire en proie à la fièvre, on vit des choses mortes, on espère, comme Orphée ou un ange, les réanimer. On s’habille en chasseur, en chaman, on aperçoit la lueur d’une étincelle, loin là-bas, et on la perd aussitôt de vue. On a la tête pleine d’images : mais comment peut-on les qualifier de vraies ? Les minuscules vérités probables qu’on obtient corrigent peu ou mal les gigantesques faux auxquels on avait cru. Le chiffon se précipite pour essuyer la tache d’huile, mais elle s’élargit et s’élargit encore, et pendant ce temps-là le plancher l’absorbe. On demande des informations au présent, et il est là - intolérablement seul -, prêt à ne rien expliquer, et toutefois bien moins compréhensible si on n’en rapproche pas la nuit de ce qui le précède. “La comparaison de différentes époques n’a de sens qu’à condition de ne pas considérer le présent comme le seul avenir possible du passé.” En effet. L’idéal serait de disparaître, d’exister sans être vu, de surprendre la réalité sans lui faire peur, comme l’œil d’un impressionniste avec la lumière de l’après-midi, comme l’œil de Dieu avec tout. Connaître la moindre chose à l’état naissant, informe et infiniment pure, sans histoire. » (pp. 199-200)

Alors, pourquoi le professeur a-t-il renversé l’élève ? Pourquoi dire le pourquoi ? Où étions-nous hier, il y a dix ans ? Ce qui a fait ce qui est n’est plus. Et pourtant…

(1) Arsenal, XVI, José Corti, 1963.
(2) Paolo Di Paolo, Où étiez-vous tous [2011], trad. de l’italien par Renaud Temperini, Belfond, 2015.

2 commentaires:

  1. Vous avez, de ce livre, une approche très personnelle. De mon côté, j’y ai surtout vu la mise en cause d’une société où les valeurs se sont dissoutes. Que l’on se passionne pour des questions aussi dérisoires que de petits conflits entre professeur et élève ou entre mari et femme équivaut à la désinvolture avec laquelle on soutient par pure dilettantisme un leader politique tel que Berlusconi.
    Une chose m’intrigue : vous terminez par un “Et pourtant…” qui semble démentir tout votre propos et particulièrement cette phrase qui le précède : “Ce qui a fait ce qui est n’est plus”. Pourquoi ?
    Monique S.

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    1. Vous avez raison : j’ai retenu du livre de Paolo Di Paolo ce que j’ai bien voulu en retenir. Et je n’ai pas, ce faisant, épuisé les différents sens de l’œuvre. De là à juger que les conflits dans lesquels la famille est embarquée n’ont comme raison d’être évoqués que leur homologie avec l’indifférence morale dont a profité Berlusconi, non. Le quotidien est chargé de bien des choses qui témoignent elles aussi du poids du passé sur le présent, y compris lorsqu’il s’agit d’inimitiés, de suspicions ou de vanités frisant le ridicule. Berlusconi, ce n’est peut-être pas seulement le signe d’un manque d’idéologie. C’est peut-être aussi celui du triomphe d’une nouvelle idéologie qui ne dit pas son nom et dont l’histoire nous a fait le cadeau. Et les frictions intra-familiales, dont la période décrite - les années zéro du XXIe siècle - n’a évidemment pas le monopole, se voient chargées d’une importance que révèle le souci de les raconter. Les raconter, c’est en faire la genèse, c’est dérouler l’enchaînement des causes et des effets.
      Alors, pourquoi ce “Et pourtant…” ? Je me suis exprimé là comme si le lecteur était en mesure de deviner ce que j’avais en tête. Merci de me le pardonner. Je vais rapidement rédiger une nouvelle note dans laquelle je m’expliquerai à ce sujet.
      Merci aussi pour votre commentaire.

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