jeudi 7 mars 2019

Note spéciale : Jean Starobinski

Jean Starobinski est mort

Jean Starobinski est mort ce lundi 4 mars.

Voilà bien quelqu’un qui sut puiser chez les auteurs anciens - aujourd’hui volontiers jugés indignes d’intérêt - la matière propre à approfondir la compréhension de l’esprit humain. Il fut notamment critique littéraire, mais d’abord et avant tout vis-à-vis d’écrivains déjà consacrés et dont il a su si bien rendre une part de la subtilité qui fut la leur. Peut-on lire aujourd’hui Montaigne en négligeant de se plonger dans son Montaigne en mouvement ? Peut-on s’intéresser à Rousseau en dédaignant son Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle ? Sans oublier ce qu’il écrivit sur Montesquieu, sur Diderot, sur Stendhal, sur Baudelaire, et j’en passe.

Starobinski fut aussi médecin et psychiatre. Son intérêt pour la psychanalyse - il fut notamment membre du Comité de rédaction de la Nouvelle revue de psychanalyse -, qu’il a toujours abordée sans aucun dogmatisme, le porta souvent à privilégier les hypothèses causales prenant en compte la psychologie des profondeurs. On est en droit de ne pas le suivre, mais il est malaisé sinon un peu sot de ne pas en savourer les subtilités.

Il s’intéressa aussi à la linguistique, et notamment à son compatriote Ferdinand de Saussure. Et, en ce domaine aussi, c’est son érudition et sa subtilité qui frappent.

J’aurais aimé donner à lire un extrait de son œuvre suffisamment représentatif de son talent et apte aussi à permettre de saisir la force de ses analyses. Et j’ai immédiatement pensé à Rousseau et à cette question dont débattent si souvent ceux qui l’aiment et ceux qui le détestent : comment comprendre les haines que de son vivant Rousseau déclencha et aussi celles qu’il supposa hardiment. Peut-on croire que la folie qu’on lui prêta et qui le conduisit à un délire dont on trouve de bons exemples dans sa dispute avec David Hume en 1766 ou encore, dix ans plus tard, avec son Rousseau juge de Jean-Jacques et l’affront subséquent qu’il ressentit devant les grilles de Notre-Dame relevait d’un égarement psychotique dont il fallait exonérer son œuvre ou au contraire d’une face importante de celle-ci, quitte à prêter à cette affection une certaine disposition à une autre lucidité ? Qu’on en juge avec ce passage de Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle où, partant de l’importance que le signe, selon Hölderlin, revêtait pour le Genevois, Starobinski replie son délire sur l’élan du cœur et la compassion dont celui-ci avait fait un « deux principes antérieurs à la raison » (1)

« Le problème de l’interprétation du signe doit nous arrêter. Dans une communication vraiment immédiate, il n’y a pas de place pour une interprétation du signe ; une interprétation est une interposition, c’est un acte médiateur. L’idéal de l’immédiat exige que le sens du signe soit exactement identique dans l’objet lui-même et dans ma perception du signe ; le sens s’imposera irrésistiblement, et je l’accueillerai passivement. Voilà ce que Rousseau souhaite : que le signe soit seulement senti et n’ait pas à être lu (sinon rien ne le distinguerait de la langue conventionnelle qui requiert la fatigue d’une lecture). Mais c’est réduire l’activité de l’âme au seul sentiment qui répond au signe ; l’âme ne sera pour rien - selon Rousseau - dans l’élaboration du sens même de la signification. Elle n’aura qu’à se laisser illuminer. L’évidence du signe est alors si grande, qu’elle rend toute interprétation inutile. L’évidence se donne gratuitement. Or il semble qu’il n’en va pas, dans la réalité, selon le vœu de Rousseau. Même si l’on renonce aux signes conventionnels pour revenir aux signes naturels, même si l’on renonce à dissocier le symbole signifiant et la chose signifiée, force nous est de reconnaître que la perception du sens du signe présuppose une activité de la conscience. En dehors de tout parti pris idéaliste, il faut dire que le sens ne se donne qu’à une conscience qui attend (ou qui “vise”) l’apparition du signe, et qui sollicite autour d’elle des significations. Cette sollicitation est déjà spontanément, originellement, une interprétation ; elle implique le choix préalable d’un sens général du monde, sur le fond duquel se détacheront les significations particulières. En d’autres termes, le regard qui se porte au-dehors y éveille des signes qui ne sont destinés qu’à lui seul, et qui lui annoncent son monde : non certes la pure et simple projection de la “réalité intérieure” du spectateur, mais le monde auquel il a choisi de faire face, l’adversaire-complice qu’il se donne.
Or Rousseau se refuse à admettre que la signification dépende de lui et qu’elle soit son œuvre pour une assez large part. Il veut qu’elle appartienne tout entière à la chose aperçue. Il ne reconnaît pas sa question dans la réponse que le monde lui renvoie. Il se dépossède ainsi de la part de liberté qui existe dans chacune de nos perceptions. Ayant fait un choix parmi les sens
possibles que lui annonce l’objet extérieur, il met ce choix sur le compte de l’objet lui-même et voit dans le signe une intention péremptoire et sans équivoque. Il en vient à attribuer à la chose une volonté décisive alors que la décision est dans son propre regard. Au contact du monde, Rousseau interprète instantanément, mais ne veut pas savoir qu’il a interprété.
Rousseau rêvait d’une communication par signes, mais les signes vont se retourner contre lui. Ils lui annoncent une adversité sans recours, ils lui apportent l’évidence de la malveillance et de l’hostilité universelles. Assurément, il interprète les apparences ; mais, la plupart du temps, il ne sait pas ou ne veut pas savoir que l’adversité se trouve déjà dans le regard qu’il porte sur les êtres et sur les choses. Le délire d’interprétation de Rousseau n’est que le renversement parodique de son espoir d’une langue secrète grâce à laquelle les cœurs s’ouvriraient et se montreraient sans ambiguïté. Il avait désiré un mode de communication qui fût à l’abri de la trahison des mots, où chaque indice n’eût pas à être interprété, mais apportât instantanément la certitude infaillible du cœur d’autrui, “au niveau de la source” ; en bref, il avait désiré un langage plus immédiat que le langage, où les êtres dévoileraient leur âme par leur seule présence. Le voici maintenant environné de signes péremptoires qui parlent plus persuasivement que tout langage et toute raison discursive, mais qui lui annoncent l’opacité des cœurs, l’obscurité des âmes, l’impossibilité de communiquer. La magie du signe est devenue une magie néfaste, qui impose la présence définitive de l’ombre et du voile. Le renversement qualitatif est absolu : au lieu de posséder un pouvoir instantané d’illumination, le signe exerce un pouvoir instantané d’obscurcissement. Nous voyons intervenir ici une loi du “tout ou rien”. Il n’y a pas de milieu entre la transparence et l’opacité ; pas de moyen terme entre la société intime et le monde de la persécution.
 » (2)

(1) Jean-Jacques Rousseau, “Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes” in Œuvres complètes III, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1964, p. 125.
(2) Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, Tel, 1971, pp. 187-188.

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