lundi 29 juillet 2024

Note de lecture : Salvatore D’Onofrio

Lévi-Strauss face à la catastrophe
de Salvatore D’Onofrio


J’ai longtemps été convaincu de la pertinence de la double comparaison que j’avais un jour établie entre Pascal et Montaigne, d’un côté, et Bourdieu et Lévi-Strauss, de l’autre. (1) Il m’avait semblé que, d’une certaine manière, Pascal était à Montaigne ce que Bourdieu était à Lévi-Strauss : l’angoisse des premiers tranchait en quelque sorte avec l’équanimité des seconds. À la lecture du livre de Salvatore D’Onofrio, Lévi-Strauss face à la catastrophe (2), cette conviction a quelque peu chancelé. Car, dans son livre, D’Onofrio rassemble toutes les raisons que Lévi-Strauss a pu avoir de désespérer, au point que l’on serait tenté de lui prêter le tourment face à la catastrophe qui fut celui de Pascal face aux espaces infinis.

Lévi-Strauss avait déclaré :
« À partir du moment où l’homme ne connaît plus de limite à son pouvoir, il en vient à se détruire lui-même. Voir les camps d’extermination et sur un autre plan, de façon insidieuse mais avec des conséquences tragiques cette fois pour l’humanité tout entière, la pollution. » (3)
Ce que Salvatore D’Onofrio commente notamment comme ceci :
« Le fait de pouvoir rattacher toutes ces formes génocidaires à une même cause, à savoir l’incapacité d’imposer une limite à son propre pouvoir, semble vouloir dire ainsi deux choses : tout d’abord la possibilité que cela arrive à nouveau et à tous ; ensuite que les génocides ne sont pas un problème concernant seulement les victimes. En qualifiant les génocides comme une des formes par lesquelles les hommes parviennent à se détruire eux-mêmes, on ne met pas les responsables et les victimes sur un même plan ; on pose plutôt le problème du rapport entre les pratiques mises en place par des groupes restreints et les idéologies partagées par des masses plus amples. C’est dans ce cadre que se comprend le rapprochement de la Shoah avec la pollution. Dans ce dernier cas, les conséquences tragiques des comportements induits par l’Occident n’affectent plus une portion de l’humanité, mais sa totalité. Et puisque les causes des deux événements sont les mêmes, une conséquence importante en découle : au-delà des responsabilités spécifiques, c’est l’humanité tout entière qui se trouve concernée. De toute façon, personne ne peut imaginer de se soustraire à la responsabilité de ce qui est arrivé au cœur de l’Europe dans la première moitié du XXe siècle. D’autant que l’abus de pouvoir qui a provoqué la Shoah et d’autres génocides risque désormais d’atteindre l’humanité dans son ensemble. » (p. 61)

C’est là l’exemple le plus fort des traits que D’Onofrio relève dans l’œuvre de Lévi-Strauss et qui illustre selon lui la conviction que ce dernier a été convaincu que la catastrophe est là, qu’elle s’est déclenchée dès la Renaissance et que son travail fut essentiellement inspiré par l’idée que les “primitifs” ont affiché des rapports à la nature qui sont de ceux qui auraient permis de l’éviter.

Il me plaît de le dire sans aucune ambiguïté : le livre de Salvatore D’Onofrio est des plus intéressants. Claude Lévi-Strauss n’a jamais publié quelque manifeste que ce soit pour alerter le monde sur les dangers qu’il court. Il est d’ailleurs tout à fait possible que bien des lecteurs de son œuvre aient ignoré, négligé ou sous-estimé les analyses et les avertissements relatifs à la catastrophe qu’elle contient. Le terme même de catastrophe n’y est pas utilisé dans le sens que D’Onofrio lui donne. Pourtant, c’est à juste titre que celui-ci agglomère ce qui témoigne de la prégnance chez Lévi-Strauss de l’idée d’une auto-destruction en marche de l’humanité. Il n’est pas contestable que les alarmes que les gens informés nourrissent aujourd’hui au sujet de l’avenir de l’espèce humaine étaient présentes dans l’esprit de Lévi-Strauss dès après la Seconde Guerre mondiale et qu’il avait appréhendé de quelle façon cette évolution (le terme s’impose en dépit de ce qu’il suggère en anthropologie) était identifiable aussi bien dans la conquête du Nouveau Monde, dans la révolution industrielle et dans la colonisation que dans la furie consommatrice, dans la Shoah et dans la pollution. Car c’est par une manière d’user des facultés de l’esprit humain que l’histoire se forge et non par les politiques décidées ou suivies.

Reste cependant que je ne partage pas cette idée qui guide Salvatore D’Onofrio dans son livre et selon laquelle Lévi-Strauss aurait pensé la catastrophe d’une façon étroitement liée à ses lectures de Marx et Freud et aussi à des notions telles celles qui s’opposent de culture et de société. Quand je dis que je ne partage pas cette idée, je veux simplement exprimer ce que m’inspire la gène que j’éprouve en en découvrant ses occurrences. Cela mériterait bien évidemment un examen approfondi d’une partie importante de l’œuvre de Lévi-Strauss, celle où il en est question. Faute du temps que cela réclamerait, je vais me contenter de quelques réflexions à l’emporte-pièce, dont la valeur est bien évidemment très discutable.

Il y a d’abord quelques auteurs cités par D’Onofrio à l’appui de ses explications. À côté de Philippe Descola, Frédéric Keck et Tzvetan Todorov par exemple - évoqués à bon escient -, il se réfère aussi occasionnellement à Antonio Gramsci, Pier Paolo Pasolini et même Ilia Prigogine, ce qui m’a semblé n’être pas sans rapport avec d’éventuels référents idéologiques. Ainsi, la manière dont il explique ce que Lévi-Strauss retient de Marx ne me paraît pas étrangère à une certaine vision du marxisme, lequel, écrit-il, « a été sans doute à l’origine des mouvements d’émancipation les plus importants d’une grande partie de l’humanité » (p. 86), ce qui est pour le moins discutable. Non seulement, j’ai toujours pensé que ce que Lévi-Strauss devait à Marx était plutôt à chercher du côté des déterminations latentes auxquelles on doit le devenir du monde que du côté de l’annonce prophétique d’une société sans classe, mais je crois surtout que le marxisme a représenté une de ces façons de concevoir la politique qui ont fortement participé à rendre la catastrophe inéluctable. Quant à l’évocation de Prigogine, cité pour son livre La fin des certitudes (4), livre qui remet en cause - au départ des découvertes de la physique quantique - le déterminisme et la nécessité en science, c’est la stupéfaction qui prévaut, d’autant que D’Onofrio ajoute à son sujet : « Les concepts de Prigogine sont évidemment très complexes, mais ils ont été largement retraduits (de manière plus ou moins adéquate) dans les sciences humaines. » (n. 4, p. 87) Serait-ce là une référence susceptible d’aider quiconque cherche à mieux cerner la pensée de Lévi-Strauss ? J’en doute.

Côté culture et société, Salvatore D’Onofrio commence par mettre quelque peu en doute la distinction opérée par Lévi-Strauss. Il écrit :
« Ce partage entre la culture - qui exprime les relations des hommes (conçus comme des unités collectives) vers le monde extérieur - et la société - dont la fonction principale serait d’afficher son articulation interne - ne nous paraît pas complètement convaincant : nous ne pouvons pas trancher de manière si nette les liens entre les formes d’organisation sociale (qui existent par ailleurs également en direction du monde) et la culture (que l’on ne peut pas non plus expulser de l’intérieur des sociétés humaines). » (p. 67)
Puis il ajoute :
« Le mérite de ce partage entre culture et société semble résider ailleurs, et notamment dans la prise en charge de ce qui différencie le plus radicalement les primitifs et les civilisés. En effet, il n’y a que la dimension politique des rapports sociaux d’une part, et le réseau de relations déployées vers la nature d’autre part, qui peuvent illustrer comment un domaine social quelconque fabrique de l’entropie comme société et de l’ordre comme culture. » (pp. 67-68)
Que ne voilà-t-il pas une façon bien peu lévi-straussienne de rendre au politique une importance essentielle ! Si la démarcation entre société et culture ne s’appréhende certes pas aisément, il me paraît très réducteur de l’enfermer dans la question de l’entropie, comme D’Onofrio le fait. Pour s’en convaincre, il suffit peut-être de relire ce que Lévi-Strauss en a dit dans le premier chapitre de Paroles données, là où il va jusqu’à écrire ceci :
« Tout se passe, en vérité, comme si culture et société surgissaient chez les êtres vivants comme deux réponses complémentaires au problème de la mort : la société, pour empêcher l’animal de savoir qu’il est mortel, la culture comme une réaction de l’homme à la conscience qu’il l’est. » (5)
Méditons cette phrase, car j’incline à penser qu’elle contient beaucoup plus qu’elle n’a l’air de dire.

Je le répète : le livre de Salvatore D’Onofrio est intéressant, important même. Il livre avec une brièveté qui ne nuit pas au thème l’essentiel de ce que Lévi-Strauss a explicité à propos de la vision sombre qu’il avait de l’avenir de l’humanité. Je reste pourtant persuadé que celui-ci n’en nourrissait pas pour autant une sombre humeur, comparable à celle qui poursuivit Bourdieu tout au long de sa vie. Après tout, Montaigne fut très conscient de la fatalité malheureuse dans laquelle les hommes de son époque s’enfermaient (même s’il n’a évidemment pas vu cela comme le commencement d’une catastrophe) et il ne s’en est pas pour autant départi de son égalité d’âme. Et je persiste donc à considérer ma double comparaison comme pertinente, alors même que cela n’a vraiment que très très peu d’importance.

(1) Cf. par exemple ma note du 21 juin 2009.
(2) Salvatore D’Onofrio, Lévi-Strauss face à la catastrophe, Éd. Mimésis, Sesto San Giovanni, 2018.
(3) Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, Éd. Odile Jacob, 1988, pp. 225-226.
(4) Ilia Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996.
(5) Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Plon, 1984, pp. 27-28.

mercredi 10 juillet 2024

Note de lecture : Clément Rosset

Dialogue avec la faiblesse
de Clément Rosset


Le manuscrit du Dialogue avec la faiblesse a été retrouvé en 2020 dans un carton. Il a été publié l’année passée (1) à l’initiative de Santiago Espinosa, lequel précise : « Nul de saura jamais les raisons de cette provisoire disparition, et il n’est pas sûr que Rosset se fût réjoui de le retrouver pour le publier, tellement son style tombe sur les critiques qu’il s’adresse à lui-même, un peu amèrement, à l’occasion de la réédition de ses premiers ouvrages. » (2)

Les critiques qu’il s’adresse à lui-même, on les trouve dans un avant-propos que Rosset a écrit en septembre 1990, avant-propos qui fut placé en tête de la réédition de La philosophie tragique (3) Il y avait écrit ceci :
« De ce livre, écrit à l’âge de vingt ans et dans un état de somnambulisme et d’inconscience à peu près complets, je ne puis dire que j’aimerais changer telle ou telle expression, supprimer tel ou tel paragraphe, modifier tel ou tel jugement à l’emporte-pièce : rien, du point de vue de l’écriture, n’y étant à saucer. Ce constat m’est d’autant plus cruel que les défauts d’écriture qui y fleurissent - hyperbolisme, véhémence, outrances verbales, interpellations au lecteur, impudicités mal recouvertes par le recours stylistique à un “nous” aussi insolite qu’injustifiable - sont précisément de ceux qui me rebutent personnellement le plus en toute œuvre, qu’elle soit philosophique ou autre. Ces défauts sont d’ailleurs aussi ceux auxquels je m’en prenais paradoxalement déjà dans ce livre même (par exemple à propos de Rousseau ou de Beethoven), illustrant ainsi, à mes dépens, l’éternel apologue de la paille et de la poutre. »

Que nul ne puisse connaître les raisons pour lesquelles Clément Rosset ne publia pas le Dialogue avec la faiblesse, voilà qui ne peut être aisément contredit. Je doute néanmoins qu’y furent pour quelque chose ces critiques de son style qu’il jugea utile de proférer. C’était si bien dans son genre de ne pas s’épargner ! Le fonds même de l’ouvrage y serait-il vraiment étranger ? C’est la question que je me pose.

Outre l’avant-propos que je viens d’évoquer, lors de la réédition de La philosophie tragique, Rosset a précisé en quatrième de couverture ce qui la justifiait :
« Malgré tous ses défauts, ce livre reste à mes yeux intéressant pour avoir énoncé vigoureusement deux thèmes dont je n’ai pas cessé, par la suite, d’éprouver la vérité et d’explorer la profondeur (je parle évidemment pour moi) :
1 / Le
paradoxe de la joie, qui est de faire face à la tragédie, c’est-à-dire d’admettre sans dommage psychologique toute espèce de réalité, si peu désirable qu’elle puisse être.
2 / Le
paradoxe de la morale, qui est de célébrer comme valeur suprême - qu’elle qualifie de noms divers, tels le bien, le juste, l’honnête, ou encore, comme Kant, la volonté absolument bonne - une “vertu” exactement contraire à la joie, c’est-à-dire une simple incapacité à affronter le tragique et à admettre la réalité. »
Je cite cette quatrième de couverture, parce qu’elle isole clairement ce que Rosset appelle deux thèmes et que j’incline à penser que ces deux idées - il me paraît préférable de les appeler ainsi - sont à ce point dissociées dans son œuvre qu’elles participent bien davantage à nourrir un doute à propos du tragique plutôt qu’elles ne concourent à le conforter, comme il le croit.

Pour m’expliquer, je partirai d’un petit extrait de La philosophie tragique, là où il cherche à dire ce qu’est le tragique.
« Après la découverte du tragique, toutes les valeurs sont à reconsidérer. Telles que nous les concevions elles ne survivent pas. Nous appelons “chute” cette mort des jugements de valeur dont nous enveloppions chaudement notre existence : non, l’amour humain n’est pas, la grandeur humaine n’est pas, la vie - entendons la vie telle que nous ne pouvons manquer de l’imaginer lorsque nous sommes joyeux, la vie toujours existante et toujours jeune - la vie n’est pas. L’homme tragique se découvre soudain sans amour, sans grandeur et sans vie : et voilà la situation dont il ne pourra jamais donner d’interprétation, devant laquelle il aura perpétuellement l’étonnement, la surprise de l’enfant à qui, pour la première fois, on a refusé un jouet. Si sa stupéfaction cesse, il n’est plus tragique. » (4)

Là où je ne puis suivre Clément Rosset, c’est en ceci que je ne puis regarder le tragique comme exempt de tout jugement de valeur. Que l’on puisse appeler tragique ce que la vie impose aux humains (comme elle l’impose aux vivants en général), je n’en disconviens pas. Mais que le face-à-face avec le tragique soit la lucidité suprême, voilà qui me paraît une option subjective que le tragique lui-même ne réclame pas. Oui, la vie est, aussi éphémère soit-elle. Oui, la grandeur humaine est, aussi dérisoire soit-elle au regard de l’infini et de l’éternel. Oui, l’amour humain est, aussi subjectif et évanescent soit-il. Quels que soient les désirs de l’homme, ils sont sans pertinence face au réel, lequel ne leur est pas congruent. Il est loisible de hurler son désaccord avec ce que le réel a fait de la vie humaine ; il est également loisible de prendre acte du réel et d’en circonscrire les jouissances qu’on peut en attendre. C’est exactement ce qui sépare Montaigne de Pascal : un même réel plonge l’un dans l’équanimité, l’autre dans l’effroi. A priori, aux yeux de Rosset, Montaigne (5) serait donc celui qui ne tire pas les bonnes conclusions du tragique. Or, qu’en dit-il ?

Dans le Dialogue avec la faiblesse, on lit ceci :
« Ce dernier point [il s’agit du mythe de la pensée pure, de la pensée libre] est infiniment éclairant : il met en lumière le sophisme original de toutes les pensées que j’ai appelées morales et anti-tragiques, de Socrate à Alain, en passant par Montaigne et Anatole France. Ces maîtres de l’ironie nous ont toujours systématiquement menti en voulant nous faire prendre leur ironie comme la conséquence de leur pensée, alors que c’était leur pensée qui était la conséquence de leur ironie : leur mensonge repose tout entier sur le mythe de la pensée libre et déterminante, non déterminée. Leur ironie s’écroule dans l’esprit de celui qui a rétabli la chronologie authentique de leur pensée, qui a compris qu’elle n’était pas un aboutissement mais un point de départ, une donnée caractérielle, une disposition éthique absolument indépendante à la différence des dispositions intellectuelles qu’elle détermine au contraire dans leur totalité. N’est-ce pas là le secret de l’insaisissable mauvaise foi d’un Montaigne, n’est-ce pas là la véritable définition de son mensonge ? » (6)

Espinosa relève que Rosset a plus tard changé d’avis à propos de Montaigne. En guise d’exemple, il cite ce que celui-ci écrira en 1992 dans la Revue internationale de philosophie :
« La mise à l’écart de Montaigne et sa relégation dans la division inférieure de la philosophie s’explique par la dimension tragique de son œuvre qui consiste à retirer de l’esprit des hommes les vaines raisons qui les font vivre. » (7)
Étrange affirmation, assurément. De ne plus vouloir le ranger parmi les anti-tragiques, voilà que Rosset croit que Montaigne aurait retiré « de l’esprit des hommes les vaines raisons qui les font vivre » ! Cette fois, c’est un peu court.

En d’autres occasions, Clément Rosset tirera Montaigne à lui de diverses façons.

Dans Le principe de cruauté, il écrit ceci :
« Montaigne suggère, dans un passage de l’Apologie de Raimond Sebond, une définition de la vérité philosophique aussi déconcertante que pertinente : “Je ne me persuade pas aisément qu’Épicure, Platon et Pythagore nous aient donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idées et leurs Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi de chose si incertaine et si débatable. Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumière, et ont promené leur âme à des inventions qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence : pourvu que, toute fausse, elle se pût maintenir contre les oppositions contraires.” […] comme le suggère encore Montaigne, dans un autre passage de l’Apologie : “Voire, je ne sais si l’ardeur qui naît du dépit ou de l’obstination, à l’encontre de l’impression et violence du magistrat, et du danger : ou l’intérêt de la réputation, n’ont envoyé tel homme soutenir jusqu’au feu, l’opinion pour laquelle entre ses amis, et en liberté, il n’eût pas voulu s’échauder le bout du doigt.” » (8)
Lorsque Montaigne évoque le scepticisme d’Épicure, de Platon et de Pythagore, il brocarde ces mots si peu sûrs que sont atome, idée et nombre autour desquels ils ont construit leurs systèmes. (9) Il n’en conteste pas pour autant leurs œuvres de la façon radicale que Rosset lui prête. Quant au second extrait cité, il parle des circonstances diverses qui poussent habituellement quiconque à s’obstiner ou non dans son opinion, ce qui est sans grand rapport avec le souci qui est celui de Rosset de prouver qu’une vérité philosophique ne vaut que pour autant qu’elle soit incertaine (ce que je suis disposé à approuver).

Dans les Principes de sagesse et de folie, Rosset écrit :
« Cet attrait de l’irréel au détriment du réel constitue la folie majeure, propre à l’humanité, que Montaigne analyse et illustre tout au long des Essais, avec un mélange d’émerveillement et d’irritation sans cesse renouvelés : “nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà” ; “nous pensons toujours ailleurs”. Tel est, pour le résumer d’un mot, le grand “dérèglement de notre esprit” qu’on n'aura jamais fini d’élucider et auquel “nous ne dirons jamais assez d’injures”. » (10)
Nouveau contresens ou, à tout le moins, grande extrapolation. Les premiers mots de Montaigne cités viennent du chapitre III du livre 1 et visent bien davantage nos désirs et sentiments, plutôt que notre appréhension du réel. (11) Quant aux injures à dire, si elles visent tous les dérèglements de l’esprit, la première cible en sont les causes inventées de nos malheurs.

Et puis, il y a ce que Rosset dit de Montaigne dans ses Écrits satiriques. Il s’agit d’un ouvrage publié une première fois en 1968 et republié en 2008, donc de son vivant. Son sous-titre, Précis de philosophie moderne, manifeste l’intention qu’il eut d’en faire un ouvrage scolaire, même si c’est dans un esprit parodique. Aussi amusant que soit le propos, il est difficile de ne pas relever l’aspect volontairement lapidaire des reproches adressés à l’auteur des Essais.
« Le scepticisme de Montaigne […] n’est pas convainquant. En effet : 1/ Il constitue une attitude de lâcheté et de paresse, aussi bien intellectuelle que morale. […] 2/ Il constitue une attitude contradictoire. En effet, le sceptique dit qu’il ne peut connaître aucune vérité, et il prétend en même temps que ses propres idées sont les vraies. » (12)
Même s’il n’est plus qualifié de menteur, Montaigne reste encore soupçonné de péchés difficilement pardonnables : lâcheté et paresse. C’est qu’il est bien loin de l’emportement permanent dont Rosset a fait son mode de vie. Et c’est sans doute cette même véhémence qui le conduira à prêter ensuite à Montaigne des clairvoyances - sens tragique de l’œuvre, scepticisme face à toute métaphysique, attachement au réel et rien qu’au réel - qui ne sont pas vraiment les siennes.

Entendons-nous bien : je ne renie pas le bien que j’ai pu dire de Clément Rosset (13), même si je ne rechigne aucunement à changer d’avis. Le fait est que j’ai toujours apprécié cette rage catégorique qui l’a poussé à contester sans nuance toute proposition métempirique. Dans le fond, ce qui l’a conduit à dénoncer la morale, c’est l’irréalité des croyances qui la soutiennent, sans égard pour ce que l’aspect social de toute morale lui confère comme référence obligée. Chacun peut réfléchir de façon individuelle à la morale qui s’impose à lui, comme si l’adhésion qu’elle réclame ne dépendait que de lui. L’exercice est sain, tonique même, quoi qu’il faille en rabattre dès lors que la relativité des mœurs en explique les variations. Qui en ressent le besoin peut mener deux réflexions parallèles : d’une part, s’interroger sur la pertinence philosophique - disons universelle - de la morale et juger ce que la condition humaine exige quant au comportement de tout un chacun ; d’autre part, jauger la morale commune du monde social auquel on appartient et mesurer dans quelle mesure et dans quelles circonstances il reste raisonnable et possible de la tenir à distance.

Du côté du tragique, moteur de l’outrance rossetienne, je suis beaucoup moins dans le ton. La joie de Rosset est « par sa définition même, d’essence illogique et irrationnelle. » ; « […] la joie est nécessairement cruelle, de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste comme aux considérations les plus tragiques », écrit-il. (14). C’est là une joie coupable qui rend vivable une existence qui ne l’est pas. Plutôt que d’y voir un démenti du tragique qui fait la part de ce réel jubilatoire plus ou moins saisissable par tout le monde, il y voit une aberration :
« On dit que la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a, entendant par là qu’il est vain d’attendre de la réalité plus qu’elle n’en peut donner. Sentence assurément juste, mais jusqu’à un certain point seulement ; car contredite par la joie qui réalise quotidiennement cette performance apparemment impossible : non qu’elle demande à la réalité plus que celle-ci ne peut offrir, mais en ce qu’elle en obtient davantage qu’elle ne pouvait raisonnablement en attendre. (15)
Ici, on est proche du sophisme. Car d’une manière ou d’une autre, c’est bien la réalité qui nous vaut la joie, celle-là fût-elle souvent malaisée à identifier. Citant Spinoza (« l’amour est la joie, accompagnée de l’idée d’une cause extérieure »), Rosset affirme que, en l’occurrence, la cause est inférieure à son effet : « la cause étant si l’on peut dire non pas productrice mais simple révélatrice d’un “effet”, ou plutôt d’un fait, préexistant à elle. » (16) Mais qu’en sait-il ?

Il m’a toujours semblé plus intéressant d’expliquer sur quel point nous sommes éventuellement en désaccord avec une œuvre que, par ailleurs, on apprécie beaucoup, plutôt que de jaboter à propos d’un ouvrage que nous désapprouvons totalement ou de proclamer un accord complet sur une production qui nous a séduits. Pour le coup, c’est ce que je me suis efforcé de faire ici, sans parvenir pour autant à beaucoup éclairer les raisons qui ont amené Clément Rosset à ne pas publier le Dialogue avec la faiblesse.

(1) Clément Rosset, Dialogue avec la faiblesse suivi de Le Monde et ses remèdes, PUF, 2023.
(2) Clément Rosset, Dialogue avec la faiblesse suivi de Le Monde et ses remèdes, p. 9.
(3) Clément Rosset, La philosophie tragique [1960], PUF, Quadrige, 1991, p. VII-VIII.
(4) Clément Rosset, La philosophie tragique, p. 20.
(5) Il n’est guère plus perspicace à l’égard de Spinoza (cf. Dialogue avec la faiblesse suivi de Le Monde et ses remèdes, p. 73.
(6) Clément Rosset, Dialogue avec la faiblesse suivi de Le Monde et ses remèdes, p. 57.
(7) Cf. n° 2/1992 de la Revue, p. 218. Espinosa la cite dans la note 1 de la p. 57 du Dialogue avec la faiblesse suivi de Le Monde et ses remèdes
(8) Clément Rosset, Le principe de cruauté, Éd. de Minuit, 1988, pp. 33-34. De Montaigne, le premier passage cité figure in Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 539-540 ; le second, pp. 600-601 (pour celui-là, j’ai rétabli la ponctuation de Balsamo, Magnien et Magnien-Simonin, laquelle rend le propos plus compréhensible).
(9) S’inspirant des mots de Montaigne, Pascal ira bien plus loin que lui, allant jusqu’à prétendre que Platon et Aristote, « quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques ils l’ont fait en se jouant. » (Pensées, Seuil, 1962, p. 251, Lafuma fr. 533).
(10) Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, Éd. de Minuit, 1991, pp. 69-70. Les phrases de Montaigne citées figurent in Montaigne, Op. cit., p. 38 et p. 47.
(11) J’ai formulé quelques remarques à propos de ce chapitre des Essais dans une note du 16 août 2016.
(12) Clément Rosset, Écrits satiriques. I Précis de philosophie moderne, PUF, 2008, p. 60.
(13) Cf. ma note du 30 mars 2018, écrite à l’occasion de son décès.
(14) Clément Rosset, La force majeure, Éd. de Minuit, 1983, p. 25.
(15) Ibid., p. 13.
(16) Ibid., p. 12.