lundi 29 juillet 2024

Note de lecture : Salvatore D’Onofrio

Lévi-Strauss face à la catastrophe
de Salvatore D’Onofrio


J’ai longtemps été convaincu de la pertinence de la double comparaison que j’avais un jour établie entre Pascal et Montaigne, d’un côté, et Bourdieu et Lévi-Strauss, de l’autre. (1) Il m’avait semblé que, d’une certaine manière, Pascal était à Montaigne ce que Bourdieu était à Lévi-Strauss : l’angoisse des premiers tranchait en quelque sorte avec l’équanimité des seconds. À la lecture du livre de Salvatore D’Onofrio, Lévi-Strauss face à la catastrophe (2), cette conviction a quelque peu chancelé. Car, dans son livre, D’Onofrio rassemble toutes les raisons que Lévi-Strauss a pu avoir de désespérer, au point que l’on serait tenté de lui prêter le tourment face à la catastrophe qui fut celui de Pascal face aux espaces infinis.

Lévi-Strauss avait déclaré :
« À partir du moment où l’homme ne connaît plus de limite à son pouvoir, il en vient à se détruire lui-même. Voir les camps d’extermination et sur un autre plan, de façon insidieuse mais avec des conséquences tragiques cette fois pour l’humanité tout entière, la pollution. » (3)
Ce que Salvatore D’Onofrio commente notamment comme ceci :
« Le fait de pouvoir rattacher toutes ces formes génocidaires à une même cause, à savoir l’incapacité d’imposer une limite à son propre pouvoir, semble vouloir dire ainsi deux choses : tout d’abord la possibilité que cela arrive à nouveau et à tous ; ensuite que les génocides ne sont pas un problème concernant seulement les victimes. En qualifiant les génocides comme une des formes par lesquelles les hommes parviennent à se détruire eux-mêmes, on ne met pas les responsables et les victimes sur un même plan ; on pose plutôt le problème du rapport entre les pratiques mises en place par des groupes restreints et les idéologies partagées par des masses plus amples. C’est dans ce cadre que se comprend le rapprochement de la Shoah avec la pollution. Dans ce dernier cas, les conséquences tragiques des comportements induits par l’Occident n’affectent plus une portion de l’humanité, mais sa totalité. Et puisque les causes des deux événements sont les mêmes, une conséquence importante en découle : au-delà des responsabilités spécifiques, c’est l’humanité tout entière qui se trouve concernée. De toute façon, personne ne peut imaginer de se soustraire à la responsabilité de ce qui est arrivé au cœur de l’Europe dans la première moitié du XXe siècle. D’autant que l’abus de pouvoir qui a provoqué la Shoah et d’autres génocides risque désormais d’atteindre l’humanité dans son ensemble. » (p. 61)

C’est là l’exemple le plus fort des traits que D’Onofrio relève dans l’œuvre de Lévi-Strauss et qui illustre selon lui la conviction que ce dernier a été convaincu que la catastrophe est là, qu’elle s’est déclenchée dès la Renaissance et que son travail fut essentiellement inspiré par l’idée que les “primitifs” ont affiché des rapports à la nature qui sont de ceux qui auraient permis de l’éviter.

Il me plaît de le dire sans aucune ambiguïté : le livre de Salvatore D’Onofrio est des plus intéressants. Claude Lévi-Strauss n’a jamais publié quelque manifeste que ce soit pour alerter le monde sur les dangers qu’il court. Il est d’ailleurs tout à fait possible que bien des lecteurs de son œuvre aient ignoré, négligé ou sous-estimé les analyses et les avertissements relatifs à la catastrophe qu’elle contient. Le terme même de catastrophe n’y est pas utilisé dans le sens que D’Onofrio lui donne. Pourtant, c’est à juste titre que celui-ci agglomère ce qui témoigne de la prégnance chez Lévi-Strauss de l’idée d’une auto-destruction en marche de l’humanité. Il n’est pas contestable que les alarmes que les gens informés nourrissent aujourd’hui au sujet de l’avenir de l’espèce humaine étaient présentes dans l’esprit de Lévi-Strauss dès après la Seconde Guerre mondiale et qu’il avait appréhendé de quelle façon cette évolution (le terme s’impose en dépit de ce qu’il suggère en anthropologie) était identifiable aussi bien dans la conquête du Nouveau Monde, dans la révolution industrielle et dans la colonisation que dans la furie consommatrice, dans la Shoah et dans la pollution. Car c’est par une manière d’user des facultés de l’esprit humain que l’histoire se forge et non par les politiques décidées ou suivies.

Reste cependant que je ne partage pas cette idée qui guide Salvatore D’Onofrio dans son livre et selon laquelle Lévi-Strauss aurait pensé la catastrophe d’une façon étroitement liée à ses lectures de Marx et Freud et aussi à des notions telles celles qui s’opposent de culture et de société. Quand je dis que je ne partage pas cette idée, je veux simplement exprimer ce que m’inspire la gène que j’éprouve en en découvrant ses occurrences. Cela mériterait bien évidemment un examen approfondi d’une partie importante de l’œuvre de Lévi-Strauss, celle où il en est question. Faute du temps que cela réclamerait, je vais me contenter de quelques réflexions à l’emporte-pièce, dont la valeur est bien évidemment très discutable.

Il y a d’abord quelques auteurs cités par D’Onofrio à l’appui de ses explications. À côté de Philippe Descola, Frédéric Keck et Tzvetan Todorov par exemple - évoqués à bon escient -, il se réfère aussi occasionnellement à Antonio Gramsci, Pier Paolo Pasolini et même Ilia Prigogine, ce qui m’a semblé n’être pas sans rapport avec d’éventuels référents idéologiques. Ainsi, la manière dont il explique ce que Lévi-Strauss retient de Marx ne me paraît pas étrangère à une certaine vision du marxisme, lequel, écrit-il, « a été sans doute à l’origine des mouvements d’émancipation les plus importants d’une grande partie de l’humanité » (p. 86), ce qui est pour le moins discutable. Non seulement, j’ai toujours pensé que ce que Lévi-Strauss devait à Marx était plutôt à chercher du côté des déterminations latentes auxquelles on doit le devenir du monde que du côté de l’annonce prophétique d’une société sans classe, mais je crois surtout que le marxisme a représenté une de ces façons de concevoir la politique qui ont fortement participé à rendre la catastrophe inéluctable. Quant à l’évocation de Prigogine, cité pour son livre La fin des certitudes (4), livre qui remet en cause - au départ des découvertes de la physique quantique - le déterminisme et la nécessité en science, c’est la stupéfaction qui prévaut, d’autant que D’Onofrio ajoute à son sujet : « Les concepts de Prigogine sont évidemment très complexes, mais ils ont été largement retraduits (de manière plus ou moins adéquate) dans les sciences humaines. » (n. 4, p. 87) Serait-ce là une référence susceptible d’aider quiconque cherche à mieux cerner la pensée de Lévi-Strauss ? J’en doute.

Côté culture et société, Salvatore D’Onofrio commence par mettre quelque peu en doute la distinction opérée par Lévi-Strauss. Il écrit :
« Ce partage entre la culture - qui exprime les relations des hommes (conçus comme des unités collectives) vers le monde extérieur - et la société - dont la fonction principale serait d’afficher son articulation interne - ne nous paraît pas complètement convaincant : nous ne pouvons pas trancher de manière si nette les liens entre les formes d’organisation sociale (qui existent par ailleurs également en direction du monde) et la culture (que l’on ne peut pas non plus expulser de l’intérieur des sociétés humaines). » (p. 67)
Puis il ajoute :
« Le mérite de ce partage entre culture et société semble résider ailleurs, et notamment dans la prise en charge de ce qui différencie le plus radicalement les primitifs et les civilisés. En effet, il n’y a que la dimension politique des rapports sociaux d’une part, et le réseau de relations déployées vers la nature d’autre part, qui peuvent illustrer comment un domaine social quelconque fabrique de l’entropie comme société et de l’ordre comme culture. » (pp. 67-68)
Que ne voilà-t-il pas une façon bien peu lévi-straussienne de rendre au politique une importance essentielle ! Si la démarcation entre société et culture ne s’appréhende certes pas aisément, il me paraît très réducteur de l’enfermer dans la question de l’entropie, comme D’Onofrio le fait. Pour s’en convaincre, il suffit peut-être de relire ce que Lévi-Strauss en a dit dans le premier chapitre de Paroles données, là où il va jusqu’à écrire ceci :
« Tout se passe, en vérité, comme si culture et société surgissaient chez les êtres vivants comme deux réponses complémentaires au problème de la mort : la société, pour empêcher l’animal de savoir qu’il est mortel, la culture comme une réaction de l’homme à la conscience qu’il l’est. » (5)
Méditons cette phrase, car j’incline à penser qu’elle contient beaucoup plus qu’elle n’a l’air de dire.

Je le répète : le livre de Salvatore D’Onofrio est intéressant, important même. Il livre avec une brièveté qui ne nuit pas au thème l’essentiel de ce que Lévi-Strauss a explicité à propos de la vision sombre qu’il avait de l’avenir de l’humanité. Je reste pourtant persuadé que celui-ci n’en nourrissait pas pour autant une sombre humeur, comparable à celle qui poursuivit Bourdieu tout au long de sa vie. Après tout, Montaigne fut très conscient de la fatalité malheureuse dans laquelle les hommes de son époque s’enfermaient (même s’il n’a évidemment pas vu cela comme le commencement d’une catastrophe) et il ne s’en est pas pour autant départi de son égalité d’âme. Et je persiste donc à considérer ma double comparaison comme pertinente, alors même que cela n’a vraiment que très très peu d’importance.

(1) Cf. par exemple ma note du 21 juin 2009.
(2) Salvatore D’Onofrio, Lévi-Strauss face à la catastrophe, Éd. Mimésis, Sesto San Giovanni, 2018.
(3) Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon, De près et de loin, Éd. Odile Jacob, 1988, pp. 225-226.
(4) Ilia Prigogine, La fin des certitudes, Odile Jacob, 1996.
(5) Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Plon, 1984, pp. 27-28.

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