dimanche 11 août 2024

Note d’opinion : le IIIe siècle

À propos du IIIe siècle

On aime croire aux mouvements de l’histoire. Ce qui revient sans doute à donner un sens à ce qui n’en a pas.

Parmi ces moments qui semblent révéler un changement d’orientation, il y a bien sûr les décadences. Quand ce que l’on pouvait croire stable se met apparemment à branler et à se déliter, il y a quelque chose qui s’insinue dans les esprits et dont la nature se répète peut-être à chaque occurrence du genre.

Nul n’ignore cette phrase de Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles. » (1) Elle figure en tête d’une lettre publiée le 11 avril 2019 dans la revue anglaise Athenaeum, lettre en bonne partie consacrée aux ravages que la Première Guerre mondiale aurait provoqués dans les esprits. On y trouve notamment cette réflexion relative à « la moelle de l’Europe », laquelle a peut-être inspiré en partie la présente note : « Alors, - comme pour une défense désespérée de son être et de son savoir physiologiques, - toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux… » (2)

Force est de constater que l’idée même de décadence ne surgit pas lors de celle-ci. Elle précède - souvent de beaucoup - l’affaissement, comme si ce dernier s’y pliait par lassitude. Comme si aussi la décadence effective poussait à la nier ou à l’ignorer. C’est là, bien évidemment, une façon d’en parler qui l’hypostasie, alors qu’elle n’est - il faut le rappeler - qu’une des multiples formes que prend la fatalité.

Dans un autre texte de 1931, moins connu, Paul Valéry entame une réflexion sur l’histoire en ces termes :
« L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
 » (3)
La suite justifie mal cette introduction claironnante, car elle s’applique à démontrer que l’histoire est bouleversée par la mondialisation de la politique et par l’imprévisibilité des suites que toute entreprise politique réclame désormais.

Ce qui n’est plus à démontrer, c’est que l’histoire est consubstantielle au langage, qu'elle entretient avec la vérité un rapport plus ou moins distendu et qu’elle cherche à transformer le réel alors même qu’elle s’en défend. Quand bien même on s’interdirait d’en faire, on en fait encore.

Il m’a semblé utile de mettre d’emblée en péril mon projet d’évoquer le IIIe siècle, de telle sorte que le caractère très relatif de ce que je vais me risquer à dire soit tangible.

De toutes les décadences que tant de civilisations nous ont donné à observer, c’est très certainement le déclin de l’Empire romain qui a suscité le plus de controverses. Ses causes ont suscité un très grand nombre de théories, sans qu’aucune ne s’impose vraiment. C’est Montesquieu qui - un des premiers - a ouvert le débat dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (4). Edward Gibbon a suivi avec sa monumentale Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain (5). Depuis lors, se sont succédé de multiples approches du problème. Au cours des dernières années encore, la question fut à nouveau débattue, avec des ouvrages comme ceux de Bryan Ward-Perkins (6), de Kyle Harper (7) ou de John Bagnell Bury (8).

Mais, me direz-vous, que vient faire le IIIe siècle dans tout ça ? Mon intention n’est pas de m’associer à ceux qui considèrent que la décadence a commencé dès les tout premiers siècles de l’Empire - voire avec l’Empire - ni d’ailleurs de les contredire. Simplement de faire état d’une idée qui m’a effleuré à propos de cette période de la Rome antique, période dont Lucien Jerphagnon a dit : « Quel siècle, qui s’était donné et retiré tant de maîtres, et qui voyait ébranlé ce qu’il imaginait devoir durer toujours ! » (9)

L’idée en question tient dans le constat d’une simultanéité : le décrochage culturel des dignitaires, d’une part, le triomphe des croyances irrationnelles, d’autre part. Je vais m’expliquer, bien sûr, mais pas sans préalablement redire combien ma réflexion ne bénéficie d’aucune compétence spéciale et doit donc être accueillie comme ce qu’elle est, c’est-à-dire l’élucubration d’un esprit moins averti qu’il ne conviendrait qu’il le soit.

Ce que j’appelle le décrochage culturel des dignitaires, c’est le fait que la plupart des empereurs du IIIe siècle, ainsi que quasi tous ceux qui les entouraient, ne possédaient plus les connaissances qui témoignaient jusque-là d’une pleine insertion dans la romanité. À l’inverse des Antonins, ces Illyriens « n’avaient jamais connu, dans leur jeunesse obscure, la douceur de vivre dans les grands domaines italiens, ornés à profusion de statues et pourvus de bibliothèques. Ils ignoraient le grec ; ils ne savaient rien de la rhétorique, pas plus que du beau langage. » (10) Bref, ils méconnaissaient la culture cultivée de la civilisation romaine et hissaient sans vergogne la rusticité au pouvoir.

Ce constat m’incite à une comparaison à laquelle il serait peut-être raisonnable de résister. Car je réprouve généralement ces parallèles établis à l’emporte-pièce entre le passé et le présent, lesquels prétendent illustrer des répétitions censées révéler des lois évolutives de l’histoire. Reste que, en l’occurrence, la tentation est grande de rapprocher les caractéristiques du pouvoir impérial au IIIe siècle de cette dérive actuelle qui conduit bien des politiques à ne pas craindre d’apparaître philistins. Nul besoin d’énumérer des exemples, trop évidents assurément. Il me plaît d’en évoquer un seul : Nicolas Sarkozy.

Celui-ci fut, en 2009, à l’origine d’une vaste polémique portant sur l’intérêt d’inscrire dans le programme scolaire l’étude de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette (11), poussant ainsi le mépris de la culture cultivée jusqu’à tenter d’en distraire la jeunesse (ne serait-ce que pour prôner des formations dites plus utilitaires). Mais j’ai pensé à lui pour une autre raison. C’est qu’il illustre très bien - en raison de l’aura qu’il a si longtemps conservé - cette disposition de l’électorat à plébisciter des politiques dont les ennuis judiciaires jettent pourtant une ombre sur leur moralité. (12) Loin de moi l’idée que Sarkozy ait été une sorte de Caracalla des temps présents. Un simple rapprochement m’a paru imaginable entre un IIIe siècle au cours duquel un décrochage culturel des notables - tangent à un décrochage moral - s’est inscrit dans une lente décadence de la civilisation et un XXIe siècle qui voit le monde politique occidental envahi par des butors plus aptes à séduire les foules qu’à résoudre les menaces qui pèsent sur l’humanité.

J’en viens au triomphe des croyances irrationnelles. La formule est peut-être excessive, car ce que je vise ainsi dans ce que le IIIe siècle a de nouveau, c’est l’émergence d’un goût pour la spiritualité intérieure, forme de spiritualité dont je suis porté à penser qu’elle incline fortement à l’irrationalité. Parlant des Illyriens, Jerphagnon note : « Leurs convictions religieuses, plus fortes que jamais en ce siècle dévot, ancrées profondément dans le surnaturel, ne devaient rien aux spéculations des philosophes. » (13)

L’histoire comporte ce qui conduit à la travestir. Ainsi, le triomphe du christianisme nous a privé d’un accès aisé à la vraie nature du polythéisme antique. Dans un des ouvrages qu’elle lui a consacré, Vinciane Pirenne-Delforge l’annonce d’emblée : « Ce qu’on appelle […] “religion grecque” ne se donne pas immédiatement à comprendre. » (14) Pourquoi ? Christianisme aidant, « L’histoire des religions s’est accommodée de cet état de la réflexion en associant les polythéismes antiques à des ritualismes plus ou moins stricts. » À quoi Vinciane Pirenne-Delforge ajoute en note : « C’est une des raisons pour lesquelles, à la charnière des XIXe-XXe siècles, les prétendues “religions orientales”, préparant le triomphe du christianisme, étaient censées avoir ouvert la voie de la spiritualité intérieure. Le polythéisme était alors associé à l’idée d’un ritualisme froid tout en extériorité dont les acteurs auraient aspiré à d’autres expériences religieuses. » (15) Voila pourquoi, « Nous sommes peu ou prou les héritiers de cette relégation des dieux antiques dans le registre de l’erreur. » (16)

Pour mieux comprendre ce que le IIIe siècle a pu avoir d’évolutif, il importe de cerner d’abord ce que fut jusque-là le polythéisme. « Les dieux grecs sont profondément topiques, au sens où c’est l'hommage rendu par les communautés qui fait d’eux les dieux qu’ils sont et non une quelconque révélation générique qui affirmerait leur existence et définirait les obligations des acteurs de leurs cultes. » (17) nous dit Vinciane Pirenne-Delforge. Et elle précise, à propos des croyances : « Si parler de “croyances” (toujours au pluriel) est une manière d’évoquer les représentations et les idées culturelles associées à des pratiques (avec plus ou moins d’intensité selon les cas), le terme ne pose pas de problème en soi. En revanche, le “croyant” est à bannir des instruments à disposition dans l’étude du polythéisme car il donne la priorité absolue au cadre mental sur celui de l’action, ce qui fausse le tableau. » (18) Page 163, elle cite même William Robertson Smith, à certains égards plus clair encore : « Tout cela nous semble aller à ce point de soi que, lorsque nous approchons une religion étrangère ou antique, nous considérons naturellement que, là aussi, notre première tâche est de chercher un credo, et d’y trouver la clé du rituel et de la pratique. Mais les religions antiques n’avaient, pour la plupart, pas de credo : elles consistaient entièrement en institutions et en pratiques. » (19)

Comment illustrer cette idée que le IIIe siècle voit triompher les croyances irrationnelles ? Il y a bien évidemment toutes ces religions orientales - les religions à mystères (culte de Mithra, culte d’Isis, culte de Cybèle, gnostiques, etc.) - qui prospèrent comme jamais à cette époque. Mais il y a aussi ces théoriciens de la spiritualité intérieure qui exigent désormais de croire. Je prendrai deux exemples qui me semblent illustrer cette façon nouvelle de penser : Origène d’une part, Plotin d’autre part.

Origène (vers 185-vers 253) a principalement vécu à Alexandrie et à Jérusalem, dans cette partie orientale de l’Empire que traversaient les croyances venues de l’est. Il est connu par ses propres écrits et par le récit de sa vie que rédigea Eusèbe de Césarée (265-339), un récit rapportant des épisodes incertains, telle la castration qu’Origène aurait souhaité s’infliger. Contrairement aux autres Pères de l’Église, il n’a pas été canonisé ; il a même été anathématisé en 553. Étudiant les textes bibliques et les témoignages sur Jésus, il a opéré un travail de synthèse visant à donner une certaine cohérence à ce qu’il convient de croire lorsqu’on est chrétien. Il a ainsi inauguré ce que l’on appellera improprement bien plus tard la science théologique. Cette soi-disant discipline vise à déterminer le sens qu’il convient de donner aux textes sacrés, étant entendu que ceux-ci seraient l’expression de la parole divine. La prégnance de la croyance sera telle qu’il faudra attendre Spinoza, Diderot, Helvétius et D’Holbach pour que soit discutée la prétention à la vérité que cette pseudo-science affiche. S’ouvre donc, avec Origène, une longue période d’irrationalité qui forcera les sciences antiques à attendre le début du XVIIe siècle pour reprendre vigueur.

Quant à Plotin (205-270) (20), le cas est encore plus intéressant. Originaire de Lycopolis en Haute-Égypte (Assiout aujourd’hui), il vécut longtemps à Rome où il ouvrit une école de philosophie, laquelle fut ensuite appelée néoplatonisme. Ce que nous savons de lui, nous le devons à Porphyre de Tyr (234-305), lui-même pratiquant le plus souvent un enseignement oral. En quelque sorte à l’inverse des néo-académiciens (Carnéade (vers 219 av. J.C. - 128 av. J.-C.) et autres) qui continuent le platonisme en mettant l’accent sur l’importance du doute telle qu’elle transparaît par exemple dans l’Apologie de Socrate, Plotin va focaliser l’attention qu’il accorde à Platon sur le Timée, un dialogue dans lequel se mêlent un condensé des connaissances les plus pointues de l’époque et une spéculation très élaborée relative à une genèse imaginée du monde. Là où Platon, en conformité avec son idéalisme, suppose un démiurge et une âme du monde qui ne le distraira que partiellement des questions que pose la conduite de l’homme, Plotin va concentrer ses réflexions sur les rapports que l’homme, dans son individualité, doit entretenir avec Dieu. Il développe de la sorte une pensée fondée sur la spiritualité personnelle, sur l’Un, sur l’Intellect (noũs), sur l’Âme. Après avoir rompu avec les gnostiques, il s’opposera aux chrétiens (21), ouvrant la voie à un mysticisme monothéiste étranger au christianisme et au judaïsme. Ai-je besoin de dire que nous sommes loin là de l’empirie et des théories qui s’en inspirent ?

Peut-on établir un parallèle avec les temps contemporains ? Si oui, très précautionneusement. Car les parallèles historiques attachés au temps présent visent le plus souvent à construire des prévisions, ce qui est des plus hasardeux. La montée actuelle des croyances irrationnelles n’est plus à démontrer. Leur foisonnement, leur diversité, leur audace sont particulièrement sensibles. Depuis les doctrines insensées de Masaru Emoto sur la sensibilité de l’eau jusqu’aux opinions préconçues sur la pleine conscience, en passant par l’invocation intempestive des ondes positives, on en vient à se demander comment se garder de ce déferlement de déraison, plus persuasif à certaines égards que les opinions religieuses les plus raides. En Europe, les dogmes catholiques convainquent de moins en moins, mais ils sont concurrencés par des opinions courantes imprégnées de paranormal et justifiées très souvent par les valeurs morales les plus communes.

Qu’est-ce que tout cela cela signifie ? Sont-ce les prémices d’une décadence ? Il n’est pas question de l’affirmer. Le parallèle, qui ne porte que sur deux aspects particuliers du monde social, ne doit être pris que pour ce qu’il est : une impression de ressemblance fort limitée qu’il m’a plu de signaler. Il conviendrait à présent de s’appliquer à relever les différences, c’est-à-dire à chercher en quoi le IIIe siècle présente des caractéristiques - et elles sont très nombreuses - qui le différencie du présent. Et il conviendrait, bien évidemment, de s’abstenir d’extrapolations aventureuses relatives aux temps futurs.

(1) Paul Valéry, Œuvres I, Librairie Générale Française, 2016, p. 696.
(2) Ibid., p. 698.
(3) Ibid., p. 1439.
(4) Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence [1734], Garnier-Flammarion, 1968.
(5) Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain [1776-1778] tomes 1 et 2, trad. de François Guizot, Robert Laffont, Bouquins, 2000 et 2010.
(6) Bryan Ward-Perkins, La chute de Rome. Fin d’une civilisation [2005], trad. de Frédéric Joly, Flammarion, 2017.
(7) Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré : le climat, les maladies et la chute de Rome [2017], trad. par Philippe Pignarre, La Découverte, 2019.
(8) John Bagnell Bury, A History of the Later Roman Empire, Vol. 1: From Arcadius to Irene (395 A. D. To 800 A. D.), Forgotten Books, London, 2019.
(9) Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique [1987], Tallendier, 2002, p. 459.
(10) Ibid., p. 460.
(11) Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves [1678], Gallimard, Folio, 2000. Le 18 août 2009, j’ai consacré une note à la polémique soulevée autour de ce livre.
(12) J’ai le souvenir du choc qu’avait représenté pour moi l’élection quasi triomphale de Paul Vanden Boeynants très peu de temps après avoir été, en juin 1986, condamné à trois ans de prison avec sursis et 650 000 francs (belges) d’amende pour fraude fiscale, et faux et usage de faux. Devenu depuis assez banal, cet événement avait à l’époque signifié un cynisme nouveau dans le chef de l’électeur, sorte de fait avant-coureur de temps moins soucieux de moralité que d’efficacité. Déplorant un jour que certains politiques renommés renoncent à leur carrière politique, Vanden Boeynants avait eu ce trait, pour le moins savoureux dans sa bouche : « Dans la politique, quand tous les dégoûtés seront partis, il ne restera que les dégoûtants. »
(13) Lucien Jerphagnon, Op. cit., p. 460.
(14) Vinciane Pirenne-Delforge, Le polythéisme grec à l’épreuve d’Hérodote, Les Belles Lettres/Collège de France, p. 13. J’ai évoqué ce livre dans une note du 30 juin 2021.
(15) Ibid., p. 163.
(16) Ibid., p. 14.
(17) Ibid., p. 204.
(18) Ibid., p. 185.
(19) William Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semites [1889], 1894, p. 16.
(20) Dans une note du 5 octobre 2014, j’ai commenté le livre de Pierre Hadot Plotin ou la simplicité du regard (Gallimard, Folio, 1997).
(21) Porphyre ira jusqu’à prôner la persécution des chrétiens, persécution que Dioclétien instiguera au début du IVe siècle.

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