À propos de l’universalisme
Le 20 novembre dernier, je suis allé écouter Souleymane Bachir Diagne parler de son avant-dernier livre, Universaliser (1). L’évènement se passait à la librairie Pax à Liège, où il était interrogé par Robert Neys à l’occasion de la remise du Prix Paris Liège de l’essai 2025. Alors que la foule venue l’écouter se dispersait, une amie m’a demandé si j’allais acheter le livre ainsi primé et, après une hésitation, j’ai répondu : « Pas immédiatement. » Il me semblait malaisé de dire sur l’heure que je n’envisageais pas de le lire, tant Diagne avait séduit l’auditoire. Pourtant, sauf à en apprendre davantage sur l’ouvrage par l’un ou l’autre biais, je ne compte pas m’y atteler.
J’ai déjà eu l’occasion de dire combien il me semblait inapproprié de céder sans discernement aux invitations à lire. Un des facteurs qui découragent la lecture réside dans la profusion de livres et dans l’opinion sommaire que beaucoup s’en font, pris qu’ils sont dans le battage perpétré par les marchands de livres et par les auteurs en quête de renommée. Tout et son contraire sont ainsi proposé d’une façon si décourageante que le ratio entre le nombre de livres vendus et le nombre de livres lus grandit sans cesse. C’est au point qu’il n’est pas totalement incongru de supposer qu’un auteur et un livre qui échappe à la fureur publicitaire a quelque chance d’être de qualité.
N’allez pas en déduire que je considère l’Universaliser de Souleymane Bachir Diagne comme un livre médiocre. Bien loin de là. Mais, malgré ou à cause de ce que j’ai entendu chez Pax le 20 novembre, il ne me semble pas correspondre à mon propre programme de lecture, en tout cas pas immédiatement. En guise d’exemple des façons dont il m’arrive d’écarter un livre, ne serait-ce que provisoirement, sur la base d’éléments très parcellaires, je vais livrer ce que furent mes impressions, très subjectives et très hâtives, à l’issue l’interview de Diagne.
Quant à son itinéraire qui a été retracé par Robert Neys et dont, préalablement, je m’étais enquis très sommairement par le biais de Wikipédia, je relève qu’il a fait hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand de Paris, qu’il a suivi les enseignements de Louis Althusser et de Jacques Derrida et qu’il a soutenu sa thèse sous la direction de Jean-Toussaint Desanti. Il a ensuite lui-même enseigné à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, a conseillé le Président Abdou Diouf durant six ans, avant d’enseigner à nouveau à l’université Northwestern d’Evanston, puis à l’université Columbia de New-York. Parmi les auteurs dont il évoque l’influence, il y a notamment Bergson, Senghor, Césaire, Glissant, et même Theilard de Chardin, mais aussi Kant, à qui il emprunte la définition des Lumières, toutes ces références étant bien sûr captées au vol, sans aucune certitude quant à la juste place qu’elles occupent dans la pensée de Diagne. Celui-ci s’est par ailleurs fortement intéressé à la logique et plus particulièrement à l’œuvre de George Boole, mais il n’en fut pas question lors de l’interview.
Si le livre primé s’intitule Universaliser : ‘L'humanité par les moyens d’humanité’, c’est parce que son auteur accorde à la pensée universelle une valeur toute particulière, principalement quant aux ressources qu’elle offrirait pour résister aux dérives politiques dont le monde est aujourd’hui accablé. Il a opportunément signalé que, à présent, il serait politiquement impossible d’obtenir un consensus sur les droits de l’homme aussi général que celui qui permit l’adoption de la Déclaration universelle en 1948.
Cela dit, l’idée que les droits de l’homme soit la solution me semble lestée d’une certaine naïveté, dans la mesure où, à bien des égards, il se révèle plutôt être le problème. Si j’incline à admettre la nécessité de combattre ceux qui, au sein de la société occidentale, récusent ou enfreignent les droits de l’homme, et donc de défendre ceux-ci avec la force de la conviction qui m’y attache, force est d’admettre aussi qu’ils restent une construction intellectuelle propre à l’Occident. Si les droits ainsi libellés expriment un désir d’accéder à une pensée dont la valeur se mesure à son universalité, ils supposent aussi - et assez rares sont ceux qui en prennent conscience - de ne pas être universellement validés.
Lorsque Diagne insiste sur le fait qu’il faille regarder le monde comme pluriel, il me paraît accorder aux droits de l’homme, tels qu’issus des Lumières, la valeur d’un dépassement de cette pluralité. Faut-il rappeler que les droits ainsi proclamés à la fin du XVIIIe siècle précèdent la furie colonisatrice des XIXe et XXe siècles, laquelle, sous couvert d’une extension de la civilisation - de notre civilisation - a organisé une gigantesque rapine du monde ?
Sans vouloir aucunement offenser Souleymane Bachir Diagne et son extraordinaire parcours intellectuel, je ne puis m’empêcher de penser à ce que Claude Lévi-Strauss fut amené à préciser après les difficultés qu’il éprouva lors du discours de 1971 à l’UNESCO (2). L’approche des droits de l’homme par un Africain - et plus particulièrement par un Africain qui a inscrit son parcours intellectuel personnel dans une tradition européenne - n’est pas le même que l’approche d’un Européen qui aurait par ailleurs suivi le même parcours. Laquelle de ces deux approches mériterait d’être mieux prise en considération, voilà une question qui n’a guère de sens.
Si j’en reviens à mon choix de ne pas lire le livre de Diagne, il me faut ajouter que, quoi qu’il en soit, les chances que je me trompe sont évidemment grandes et je puis toujours espéré qu’on m’en convainque. Mais, j’ai voulu ici préciser quelque peu ce qui, à l’instant où j’ai répondu à mon amie, était sans doute bien davantage encore très informe dans mon esprit. Il ne faudrait pas que la décision de s’épargner une lecture prenne plus de temps que n’en prendrait la lecture elle-même. Si je prends pareille décision immédiate, c’est uniquement parce qu’il me semble utile de dire ce qu’il y a de légitime dans la démarche qui vise à inscrire ses lectures dans une trajectoire. De cette trajectoire - aussi bricolée qu’elle soit -, on attend davantage qu’une information tellement éclectique qu’elle accroît le risque de confusion.
(1) Souleymane Bachir Diagne, Universaliser, Albin Michel, 2024.
(2) Cf. Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 11-17.
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