vendredi 28 mai 2010

Note de lecture : Montaigne et les femmes

Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
de Montaigne


On a souvent regardé Montaigne comme un misogyne. Qu’il n’ait pas partagé les opinions égalitaires que l’on exhibe volontiers aujourd’hui à propos des rapports entre hommes et femmes ne fait aucun doute. Mais le lire sur la question nous permet précisément de mesurer ce à quoi nos idéaux nous rendent si facilement aveugles.

Partons donc d’un passage qui semble accuser les femmes d’être têtues :
« J’ay cogneu cent et cent femmes (car ils disent que les testes de Gascogne ont quelque prérogative en cela) que vous eussiez plustost faict mordre dans le fer chaut, que de leur faire desmordre une opinion qu’elles eussent concue en cholere. Elles s’exasperent à l’encontre des coups et de la contrainte. Et celui qui forgea le conte de la femme, qui pour aucune correction de menaces, et bastonnades, ne cessoit d’appeler son mary pouilleux, et qui précipitée dans l’eau haussoit encores en s’estouffant, les mains, et faisoit au dessus de sa teste, signe de tuer des poux : forgea un conte, duquel en verité tous les jours, on voit l’image expresse en l’opiniastreté des femmes. Et est l’ospiniatreté sœur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. » (1)
Oh la vilaine, qui ne veut pas entendre raison ! Oui, mais courageuse, qui ne cède ni aux menaces, ni aux coups, lesquels sont – qu’on en convienne – de piètres arguments. Et Montaigne le dit : l’opiniâtreté – qu’il dénonce quelquefois comme un travers (2) – est ici rapprochée de la constance. Est-ce élogieux ? Allons alors voir ce qu’il en est des trois bonnes femmes qu’il nous cite en exemples dans le chapitre XXXV du livre II (3).

D’emblée, il convient de dissiper un malentendu que l’état actuel de la langue peut susciter : les bonnes femmes sont des femmes bonnes, sans ce sens péjoratif que l’expression utilisée peut avoir aujourd’hui. Bonnes en quoi, alors ?

Qu’il y ait des femmes qui témoignent de leur affection envers leur mari lorsque celui-ci est mort ne doit pas nous cacher cette réalité qu’il en est « qui ont aussi employé l’effort de leur bonté, et affection, autour la mort de leurs maris : Ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressans, qu’ils tirent hardiment la vie en consequence » (p. 782) ; qui tirent la vie en conséquence : entendez qui mettent leur propre vie dans la balance. S’agit-il là de faire l’éloge du sacrifice de sa vie qu’une bonne épouse doit consentir lorsque son conjoint disparaît, tel que le veut par exemple la coutume dite Satī que Jules Vernes rendit célèbre avec le sauvetage de Mrs Aouda dans Le tour du monde en quatre-vingts jours ? Je ne le pense pas.

Les trois exemples diffèrent suffisamment pour qu’ils soient vus comme illustrant bien autre chose que le sens du sacrifice. La première épouse, celle d’un voisin de Pline le Jeune, veut, par la mort, guérir son mari d’une affreuse maladie et s’attache à lui avant d’être ensemble précipités dans la mer. La deuxième, Arria, montre à son époux, Cécinna Paetus, comment – selon le vœu de l’empereur – il doit se donner la mort et, pour ce faire, s’inflige un coup mortel d’un couteau qu’elle lui tend ensuite en l’assurant qu’il ne lui a point fait mal. La troisième, Paulina, femme de Sénèque, se fait ouvrir les veines comme il est fait à son mari, afin que ce dernier ne doute pas que les vertueux exemples qu’il lui a donnés aient portés leurs fruits. Le vivre et le mourir sont en chaque cas mis en balance l’un de l’autre, mais de telle sorte que le prix de la vie, comme celui de la mort, ne soit point mesuré l’un à l’aune de l’autre, mais plutôt au regard de chaque circonstance en laquelle la question se pose… du moins si l’on accepte de se la poser. Réflexion sur la mort, le récit relatif aux trois bonnes femmes nous indique que vivre à tout prix, ou mourir à tout prix, c’est déprécier le vivre et le mourir. Mais, surtout, c’est l’illustration qu’il n’y a d’autre grandeur morale que celle qui, en chaque circonstance, reprend son questionnement à zéro, c’est-à-dire au niveau de la dubitation. « Le doute de Montaigne est chose très ardue. Car il commence par priver l’homme, et pour longtemps, de la satisfaction de son besoin inné de sortir d’incertitude. Dans l’incertitude, il l’enfonce radicalement, pour qu’il y perde son penchant naïf à croire que l’on vient à bout de quoi que ce soit par un simple oui ou un simple non. Il le jette dans la mer de l’insoluble. Et là, il coule, à moins qu’il n’apprenne à se mouvoir selon la loi de son individualité, qui le portera d’autant plus sûrement qu’il s’entendra mieux avec lui-même. » (4)

Il n’y a donc jamais trop d’exemples, et chacun contient sa leçon, de telle sorte que les morales à tirer sont multiples et bien malaisées à synthétiser.
« Voylà mes trois contes très-véritables, que je trouve aussi plaisans et tragiques que ceux que nous forgeons à nostre poste, pour donner plaisir au commun : et mestonne qui ceux qui s’addonnent à cela, ne s’avisent de choisir plustost dix mille très-belles histoires, qui se rencontrent dans les livres, où ils auroient moins de peine, et apporteroient plus de plaisir et profit. Et qui en voudroit bastir un corps entier et s’entretenant, il ne faudroit qu’il fournist du sien que la liaison, comme la soudure d’un autre métal : et pourroit entasser par ce noyau force veritables evenements de toutes sortes, les dispersant et diversifiant, selon que la beauté de l’ouvrage le requerroit, à peu près comme Ovide a cousu et r’apiecé sa Metamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. » (5)
Il faut donc faire son profit d’un exemple en raison de sa singularité. Et, revenant au dernier des récits, c’est-à-dire à celui de Paulina, Montaigne fait un parallèle – un parallèle bien différent d’une ressemblance – entre le choix qu’elle fait de mourir pour suivre son mari et le choix que celui-ci fit de vivre pour ne pas se séparer d’elle, ce qui nous vaut une longue citation de Sénèque, pleine de considérations nuancées :
« En ce dernier couple, cela est encore digne d’estre consideré, que Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l’amour de son mary, et que son mari avoit autre-fois quitté aussi la mort pour l’amour d’elle. Il n’y a pas pour nous grand contre-poix en cet eschange : mais selon son humeur Stoïque, je croy qu’il pensoit avoir autant faict pour elle, d’alonger sa vie en sa faveur, comme s’il fust mort pour elle. En l’une des lettres, qu’il escrit à Lucilius ; après qu’il lui a fait entendre, comme la fiebvre l’ayant pris à Rome, il monta soudain en coche, pour s’en aller à une sienne maison aux champs, contre l’opinion de sa femme, qui le vouloit arrester ; et qu il luy avoit respondu, que la fiebvre qu’il avoit, ce n’estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu : il suit ainsi : Elle me laissa aller me recommandant fort ma santé. Or moy, qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy, pour pourvoir à elle : le privilege que ma vieillesse m’avoit donné, me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, je le pers, quand il me souvient qu’en ce vieillard, il y en a une jeune à qui je profite. Puis que je ne la puis ranger à m’aymer plus courageusement, elle me renge à m’aymer moy-mesme plus curieusement : car il faut prester quelque chose aux honnestes affectations : et par fois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut r’appeller la vie, voire avecque tourment : il faut arrester l’ame entre les dents, puis que la loy de vivre aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plaist, mais autant qu’ils doivent. Celuy qui n’estime pas tant sa femme ou un sien amy, que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol : il faut que l’ame se commande cela, quand l’utilité des nostres le requiert : il faut par fois nous prester à noz amis : et quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre nostre dessein pour eux. C’est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie, pour la consideration d’autruy, comme plusieurs excellens personnages ont faict : et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité la plus grande, c’est la nonchalance de sa durée, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doux, aggreable, et profitable à quelqu’un bien affectionné. Et en reçoit on une tresplaisante recompense : car qu’est-il plus doux, que d’estre si cher à sa femme, qu’en sa consideration, on en devienne plus cher à soy-mesme ? Ainsi ma Paulina m’a chargé, non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m’a pas esté assez de considerer, combien resolument je pourrois mourir, mais j’ay aussi consideré, combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que vivre. (6) Voylà ses mots excellens, comme est son usage. » (7)

J’incline à croire que le plus important en ce chapitre « De trois bonnes femmes », ce sont les réflexions sur la mort, portées à une sorte de paroxysme par l’évocation de femmes qui, chacune à leur manière, en tirent un enseignement. Et si Sénèque est sollicité pour expliciter une des questions posées, c’est qu’il en a exprimé la conception, là où les femmes – et notamment la sienne – ont simplement agi. Celui-ci argumente d’ailleurs sur le choix de la vie, face à des femmes qui ont fait choix de la mort, ce qui – au seul niveau de l’effroi que l’alternative suscite – n’est pas tout à fait équivalent.

Et puis, le chapitre illustre aussi cette forme particulière de scepticisme que Montaigne pratique, bien éloignée du scepticisme antique comme de celui du XVIIIe siècle. On a souvent l’impression que Montaigne est d’autant moins disposé à admettre ou à croire que l’idée en cause est générale. Dans le particulier, dans le singulier, dans le distinctif, il y a des choses plus sûres desquelles on peut tirer leçon. Si donc le doute est de méthode, c’est d’une façon totalement inverse à celle qu’adopta Descartes.

(1) Montaigne, in "Defence de Seneque et de Plutarque" (II, XXXII), Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 761.
(2) Voir le chapitre II, XII ("Apologie de Raymond de Sebonde") ou le chapitre III, VIII ("De l’art de conferer"), Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 511 et p. 968.
(3) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 781-789.
(4) Hugo Friedrich, Montaigne, (1ère éd. 1949) trad. de l’allemand par Robert Rovini, Gallimard, Tel, 1968, p. 148.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 787.
(6) Depuis « Elle me laissa aller… », il s’agit d’une traduction de Sénèque, Lettres à Lucilius, CIV, 1-2.
(7) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 787-789.

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