« Les grenouilles qui demandent un roi », Les fables
de Jean de La Fontaine
Les événements qui secouent le monde arabe engendrent espérances et inquiétudes. Et c’est sans doute l’incertitude que suscite la double contestation des régimes autoritaires, celle des démocrates et celle des islamistes, qui rend circonspect. Pourtant, y eût-il jamais un changement de régime qui ne débouchât pas, au moins à certains égards, sur des misères nouvelles ? Le renversement de la monarchie française engendra l’Empire, la chute du tsarisme conduisit au communisme et... la fin de Saddam Hussein entraîna l’Irak dans la guerre civile.
Ceux qui ont la foi - foi en une doctrine politique, foi en une classe sociale, foi en un leader - sont facilement prêts à sacrifier bien des choses. Mais ce sont précisément ces sacrifices qui corrompent le changement. Car ils témoignent de ce que les contestataires sont prêts à commettre de ces actes que leur propre contestation réprouve. Comme l’a écrit Georges Friedmann, dont l’expérience personnelle peut laisser penser qu’il savait de quoi il parlait : « Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes. » (1)
Ouvrant de temps à autre, au hasard, Les fables de La Fontaine, je viens de tomber sur « Les grenouilles qui demandent un roi » (2). Et j’ai pensé que la question y était bien posée, sans pour autant que la solution y soit livrée. Le plaisant de l’affaire, c’est que la rage du changement surgit en démocratie et mène à l’autocratie. Mais, après tout, le sens des bouleversements importe peu. Ce qui mérite d’être médité, c’est cette logique qui veut que les intentions des hommes ont pour conséquences des résultats qui leur sont bien étrangers.
Que faire d’autre (3) sinon livrer la fable en son entier ? Une fable bien montanienne d’esprit, assurément.
« Les grenouilles, se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’étoit un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant.
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière :
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue !
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre,
Et Jupin de leur dire : Eh quoi ! votre désir
À ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Gardez votre gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devoit suffire
Que votre premier roi fût débonnaire et doux :
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »
(1) Georges Friedmann, La Puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970, p. 359.
(2) Jean de La Fontaine, Fables, illustrations par Grandville, Librairie Garnier Frères, 1868, p. 114-115.
(3) Dire quand même qu’un soliveau (le mot n’est pas courant) est une petite pièce de charpente, le plus souvent en bois. On doit à La Fontaine que le mot désigne à présent un homme dépourvu d’autorité et ne sachant pas se faire respecter. Vincent Auriol aurait dit : « Je ne serai ni un président soliveau, ni un président personnel. »
Fable d'actualité aussi en Belgique où, de soif de changement en désir de chambardement, la paralysie s'installe au pouvoir.
RépondreSupprimerCertains Flamands se comporteraient-ils comme les grenouilles de la fable ? Ce n'est pas impossible... Certains leaders n'ont déjà plus rien du soliveau. N'allez pas pour autant croire que je les compare à des grues !
RépondreSupprimerJean de La Fontaine avait-il pour livre de chevet le Discours de la servitude volontaire de ce cher Etienne de la Boétie ?
RépondreSupprimerJe l’ignore. La question des lectures de La Fontaine est notamment traitée par Bernard Beugnot dans « La Fontaine et Montaigne : essai de bilan » paru dans les Études françaises (Volume 1, numéro 3, octobre 1965, p. 43-65) aux Presses de l’Université de Montréal. Cet article peut être consulté à l’adresse Internet suivante : http://www.erudit.org/revue/etudfr/1965/v1/n3/036200ar.pdf. Beugnot insiste sur le fait que La Fontaine ne cite jamais certains auteurs qui l’ont pourtant fortement influencé. Il connaissait bien Montaigne, affirme-t-il, ce qui laisse supposer qu’il aurait pu ne pas complètement ignorer La Boétie. C’est tout ce que je peux dire.
RépondreSupprimerMerci pour votre question.