L’assignation. Les Noirs n’existent pas
de Tania de Montaigne
Je viens de lire L’assignation (1), un livre que Tania de Montaigne a écrit en 2018. Et j’ai été immédiatement frappé par son raisonnement général, lequel n’est pas très éloigné - me semble-t-il - de ce que j’ai tenté d’expliquer dans une note du 11 janvier 2021 où je parlais de l’extrapolation abusive. Si ce n’est que ses arguments sont d’une tout autre nature que les miens et que son ton est également très différent.
Il faut dire qu’elle témoigne de choses que je n’ai pas vécues et qu’elle le fait d’une manière qui touche. On ne peut pas ne pas s’émouvoir face à cette gamine de 11 ans qui a fait l’immense effort d’apprendre à jouer à la flûte un morceau de Schubert et qui entend vanter son interprétation en ces termes : « C’est bien, c’est très bien ! […] Ça ne m’étonne pas. […] Vous avez entendu ce qu’elle a fait ? Inspirez-vous-en, elle a le sens du rythme, ça vient de ses racines. » Et Tania de Montaigne de commenter : « Il me faut un moment pour faire le lien entre mes “racines” et Schubert, et comprendre que tout le temps passé à travailler ce morceau vient d’être annulé en une phrase. Mon travail n’a aucune importance, je suis Noire, par conséquent je n’ai qu’à suivre ma pente Naturelle, la musique est une évidence, elle coule dans mes veines. Ce que dit Madame Gassin [la prof de musique] , sans le savoir, c’est que je n’existe pas. En me renvoyant à mes “Racines”, elle me retire toute singularité, induisant le fait que n’importe quelle Noire aurait pu faire pareil. » (pp. 69-70)
Ne nous trompons pas : une autre qu’elle aurait pu en retirer de la fierté. Et la question n’est pas tant de savoir qui a raison en pareil cas. C’est plutôt de mesurer ce qui - dans son chef - a suscité cette forte émotion dont le souvenir lui est resté longtemps après. Là où l’autre se serait réjouie de se voir reconnaître des aptitudes innées - fussent-elles identifiées par la couleur de sa peau -, Tania y voit immédiatement une explication erronée qui la prive injustement de ses vrais mérites. En cela, elle ne manifeste pas seulement une forme aigüe de lucidité face à un raisonnement spécieux ; elle ressent une iniquité qui efface son travail et la réduit elle-même à néant.
Je me suis pris à longuement réfléchir à ce que nous disait cette émotion. Car enfin, pourquoi tant réagir à une assertion - certes fausse - qui n’est objectivement pas plus frustrante qu’une note injustement basse frappant un travail de qualité ? Et je suis retourné vers la question posée dans le dernier paragraphe du livre :
« Vous souvenez-vous de l’instant où vous avez compris que le Père Noël n’existait pas ? La sensation que le sol se dérobe soudain sous vos pieds. Ce bonhomme sympa avec une barbe blanche et un costume rouge, ce type jovial qui ne se déplaçait qu’en traineau volant et préférait les cheminées aux portes, cet homme aimable, qui vivait avec des rennes et des lutins, n’existerait pas ? Comment était-ce possible, vous l’aviez vu, vous vous étiez même assis sur ses genoux au supermarché, c’était bien la preuve qu’il existait. Cet être adorable qui, chaque année, faisait les mêmes gestes avec la même régularité, donnant la sensation rassurante que les choses sont simples, immuables, prévisibles, cet homme-là n’existerait pas ? Impossible. Tout simplement impossible. Seulement, les preuves ont continué à s’accumuler et la vérité est apparue, brutale, tranchante, inéluctable : le Père Noël n’existe pas ! Tout un monde se redessinait, un monde où, désormais, lorsque l’on voudrait faire un cadeau à quelqu’un, il faudrait en être responsable, il faudrait choisir, décider, payer, emballer, porter le cadeau jusqu’au pied du sapin puis assumer les regards émerveillés ou déçus. Désormais, il faudrait être libre de ses choix et auteur de ses actes puisque aucune instance magique ne pourrait plus les endosser. […] Eh bien, cette sensation que tout finit et tout commence est à peu près la même que celle que j’ai ressentie le jour où j’ai compris que les Noirs n’existaient pas. Comme le Père Noël, les Noirs (et tous ceux dont on peut parler en ayant l’illusion qu’en mettant une majuscule on a tout dit d’eux, les Juifs, les Musulmans, les Roms, les…), sont rassurants, parce qu’ils donnent l’impression qu’au moins, cet aspect du monde est maîtrisé. Ils mettent de l’évidence là où personne n’est sûr de rien. Comme le Père Noël, les Noirs et tous les êtres en majuscules sont toujours comme on croit qu’ils sont. Ils permettent d’oublier que le rapport à l’Autre est incertain, inmaîtrisé, inmaîtrisable. Alors, si aujourd’hui vous êtes parvenus à ne plus croire au Père Noël, si vous avez réussi à vous remettre de cette désillusion enfantine, nul doute que vous pourrez faire face, haut la main, à ce nouveau défi : cesser de croire que les Noirs, et tous les êtres en majuscules, existent. » (pp.86-89)
Il y a quelque chose de très troublant dans la comparaison ainsi tirée entre la croyance au Père Noël et la croyance en l’homogénéité des Noirs. Des croyances fausses, il y en a tant ! Pourquoi faire un parallèle entre ces deux-là, entre une désillusion morose et ce que j’appellerais une désillusion analeptique ? Serait-ce pour mieux convaincre qu’on guérit aussi bien de la seconde que de la première ? Je suis davantage porté à croire qu’il s’agit pour Tania de Montaigne de témoigner d’émotions de même puissance, celles que lui valut de perdre elle-même la première et celles que lui valut de subir les effets de la seconde chez les autres.
Si c’est le cas - je peux me tromper -, force est d’admettre que les émotions ne sont pas toujours le meilleur chemin d’analyse des choses. Car croire au Père Noël et croire à l’existence des Noirs « en majuscules » me semblent de nature très différente, sauf à se faire un programme d’éradiquer toutes les illusions de quelque nature qu’elles soient. Lorsque j’ai tenté d’expliciter ce que j’ai appelé l’extrapolation abusive, il va de soi que j’ai placé sur la sellette une forme de raisonnement assurément condamnable, mais qui rassemble une foule de propositions extrêmement diverses qui vont du plus bénin au plus grave. Même parmi les manifestations qui peuvent être qualifiées de racistes existe tout un éventail de situations - je parle de situations parce que le contexte est primordial - qui confère à la gravité des sentiments et des opinions quelque chose comme de la relativité. Ainsi, les propos racistes tenus par tel ou tel personnage célèbre du XVIIIe ou du XIXe siècle n’ont évidemment pas le même poids que celui qu’ils auraient aujourd’hui. De même, la réaction de Mme Gassin est malaisément assimilable à un alignement sur les théories de Gobineau. C’est sans doute ce qui explique ce qu’a de maladroit, sinon de malveillant, un certain antiracisme qui se veut aveugle aux différences, tant sur le plan du contexte que sur celui des intentions.
Ce que nous apprend le livre de Tania de Montaigne - me semble-t-il -, c’est que la blessure qu’inflige à autrui le propos raciste n’est en rien proportionnelle à la gravité de l’erreur de raisonnement sur laquelle il repose. Un mot bénin, exempt de toute intention offensante, peut à l’occasion faire plus mal que l’affirmation ostensiblement outrageante. Et c’est en cela que le combat contre le racisme se révèle extrêmement malaisé et rejoint en quelque sorte bien des fois cette forme de sociabilité qui nous veut soucieux de l’autre au point de marcher sans cesse sur des œufs, tels ces anglais (je répugne à mettre une majuscule, cherchant sans doute à camoufler que j’use d’une extrapolation abusive) qui - dit-on - n’osent pas demander « How are you ? » de peur de forcer autrui à révéler les pires malheurs survenus.
(1) Tania de Montaigne, L’assignation. Les Noirs n’existent pas, Grasset, 2018.
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