mercredi 22 décembre 2010

Note de lecture : Bernard Sève

« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi »
de Bernard Sève
in Montaigne sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier


Voilà une question bien intéressante qui ne me laisse pas indifférent : comment parler de soi ? Comment s’évoquer, sans vanité, sans complaisance, sans travestissement ? Comment se raconter en se gardant de sa propre subjectivité ? J’ai longtemps cru qu’il valait mieux s’exprimer à la troisième personne pour parer tous les dangers que recèle l’énoncé d’un avis, d’une opinion, d’un savoir même. Mais, à certains égards, le remède est pire que le mal, car l’orgueil se déploie alors dans le caractère universel et sentencieux des énoncés. On peut aussi se taire sur soi, mais « le n’oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de cœur. » (1)

Y a-t-il une bonne solution ? Bernard Sève nous parle précisément de celle choisie par Montaigne. Dans un contexte bien différent de celui d’aujourd’hui, évidemment. Mais la leçon n’en est – je crois – que plus profitable encore.

La chose qui m’a le plus frappé dans le texte de Sève (2), c’est le lien qu’il établit entre l’amitié et l’auto-témoignage, un lien dont il se contente d’évoquer l’existence possible, sans le creuser davantage, et qui pourtant – me semble-t-il – plane sur toute la suite de son analyse :
« Je voudrais […] indiquer une piste que je ne peux pas suivre ici. Ce renoncement à l’attachement primordial à soi, cette distance creusée de soi à soi, Montaigne en a d’abord fait l’expérience dans son amitié avec La Boétie. Quand Montaigne peint l’incroyable fusion de leurs volontés, de leurs pensées et de leurs vies, il écrit : "c’est un assez grand miracle de se doubler"*. "Se doubler", parce que l’ami est véritablement et littéralement alter ego. Il me semble qu’il existe, chez Montaigne, une correspondance étroite entre la structure de l’amitié parfaite et celle du témoignage de soi. Dans l’amitié parfaite, un doublement ; dans le témoignage de soi, un dédoublement ; l’un et l’autre également énigmatiques et sources d’innombrables paradoxes logiques. S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. Pour des raisons qui ne sont pas seulement de biographie, je pense que quelque chose, dans les quatre années qu’a duré l’amitié de Montaigne et La Boétie, préparait l’expérience du témoignage de soi-même que Montaigne devrait pratiquer plus tard. Ce quelque chose a à voir avec le décentrement de soi, et même la déprise de soi. "Il me semble n’être plus qu’à demi"**, écrit Montaigne après la mort de son ami. Cet être à demi, cet être réduit de moitié, était peut-être nécessaire au dédoublement constitutif de l’auto-témoignage. » (p. 35)

Qu’il me soit permis de creuser un tout petit peu.

Ne conviendrait-il pas de lire le chapitre I, 27 des Essais (« De l’Amitié ») à la lumière de ce qu’on apprend dans le chapitre III, 8 (« De l’art de conferer ») ? Car l’insistance que Montaigne met à nous parler de la fusion qui caractérise l’amitié véritable pourrait nous faire oublier que cette fusion ne se traduit peut-être pas continûment par l’accord des esprits. Ce que l’ami donne, c’est aussi un autre esprit, apte à penser autrement, mais à ce point fiable que la contradiction devient le moyen d’abreuver sa propre pensée. Et c’est aussi cet obstacle contre lequel la pensée bute et qu’elle s’astreint à surmonter. La confrontation reste fusionnelle en ce que l’intention qui motive le contraste n’est que l’intelligence des choses, et rien que l’intelligence des choses. Et lorsque l’ami n’est plus là – absent ou disparu –, il demeure en imagination l’esprit qui chatouille le vôtre, et l’alimente. Et cela loin du monde, de ce « monde [qui] qui n’est qu’une escole d’inquisition. » (3) Tant et si bien que c’est le rapport à soi qui s’en trouve lui-même altéré ; comme le dit Bernard Sève, « S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. »

Ce qui, dans le texte de Sève, m’a le plus dérangé, c’est l’intrusion qu’y fait Sartre et sa « mauvaise foi ». Non que les pages de Sartre (4) auxquelles il renvoie ne méritent un certain intérêt. Mais elles ne me paraissent pas de nature à contribuer à une bonne compréhension de la problématique suscitée par le témoignage de soi et sur soi. Les digressions philosophiques auxquelles donnent lieu, depuis Husserl, l’ipséité, et plus généralement l’ontologie phénoménologique, multiplient les hypothèses invérifiables et confinent au jeu gratuit, mieux fait pour incliner les apprentis philosophes à briller plutôt qu’à rendre les choses intelligibles. Je ne suis pas loin de penser que, sans être inintéressant (je pense notamment à Merleau-Ponty), le courant philosophique français qui s’est engagé dans cette voie s’y est enferré de telle manière que son impact sur la pensée commune est aujourd’hui inexistant, sauf à nourrir l'affectation et la mondanité. Peut-on croire que l’œuvre de Montaigne conjure le risque que représente la mauvaise foi sartrienne ? Laissons Bernard Sève poser lui-même la question :
« La mauvaise foi [entendue comme le concept construit par Sartre dans L’Être et le néant] n’est pas une question de morale, c’est une question d’ontologie (5). Si l’homme n’a pas d’essence, parler de soi conduit à se donner une identité essentielle, c’est-à-dire à se considérer comme une chose et à nier sa liberté et la transcendance de l’ego. L’idéal de la bonne foi, écrit Sartre, est "un idéal d’être en soi", alors que l’homme est pour soi, transcendance et non chose. Ces analyses de Sartre, trop cursivement résumées, sont brillantes et péremptoires ; si on met en regard de ces analyses le texte des Essais, on mesure à quel point l’analyse sartrienne fonctionne a priori, sans confrontation avec des tentatives effectives (et exemplaires) d’écriture de soi. Sans doute le risque de la mauvaise foi, au sens sartrien du terme, est-il inhérent à tout témoignage de soi. C’est l’intérêt des trente pages que Sartre lui consacre que de souligner violemment ce risque. Mais tout le travail d’écriture d’un Montaigne vise précisément à conjurer ce risque, et à dépasser le paradoxe. L’ordo neglectus de Montaigne, son décousu, ses contradictions, ses retouches, ses sauts et ses gambades, toute sa poétique donc, vise à éviter la réification de soi qui définit la mauvaise foi. Lorsque Montaigne […] dit qu’il faut "se considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre", lorsqu’il écrit qu’il faut témoigner franchement de soi "comme de chose tierce"***, c’est sur le "comme" qu’il faut mettre l’accent, non sur "chose", "voisin" ou "arbre". C’est une règle de méthode, comparable à la première des règles de la méthode sociologique selon Durkheim : "Considérer les faits sociaux comme des choses." Se considérer comme un arbre n’est pas se réifier, ce n’est pas se prendre pour un arbre ou se donner le mode d’être qui est celui des arbres, c’est travailler la distance de soi à soi qui est, précisément, la structure fondamentale du pour-soi. » (pp. 39-40)

Et bien non ! Je ne pense pas qu’il s’agisse de la même chose. Car ce n’est pas l’abîme ontologique auquel Montaigne se sent là confronté. Il se penche bien sur lui à l’occasion (pensons au célèbre « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (6)). Mais – même si la mesure de l’ignorance ontologique qui est la nôtre incline déjà à la modestie – c’est la vanité des hommes, tant et tant exhibée (7), qui forge l’exigence de vérité vis-à-vis de soi. Et le problème est bien de méthode, cela j’en suis d’accord. Le « comme » est même de bonne méthode, même si la référence à Durkheim est assez audacieuse ; car ce que ce dernier tente d’établir, c’est précisément l’eccéité – si j’ose dire – du fait social.

Je suis bien loin d’avoir ainsi rendu compte de tout ce que recèle le texte de Bernard Sève, texte d’un très grand intérêt. Ce qui transparaît du texte tout entier – et ce n’est pas le moindre de ses mérites –, c’est que le combat contre l’orgueil, la posture modeste, la distance prise avec soi-même – qu’il ne faut pas confondre avec un manque d’estime de soi ou une réticence à s’exprimer –, ce n’est pas seulement une question de bienséance, de décence, de savoir-vivre ; c’est aussi et surtout une question de lucidité, tant sur soi-même que sur les autres. Il s’agit de construire quelque chose qui peut être structuré d’une façon assez comparable à ce qui pense.
« […] l’acte de mettre en rôle ses pensées, de se rendre des comptes à soi-même, contribue d’abord à créer une attention à soi, ensuite à former le "patron", le modèle, le Moi objet du témoignage. Dans la dialectique de l’être-comme, le Moi dont Montaigne témoigne passe ainsi du pôle du n’être pas (instabilité du Moi) au pôle de l’être (constance d’une écriture formatrice, malgré ses discontinuités). » (p. 44)

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(2) Sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier, Montaigne, Éd. du Cerf, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, 2010, pp. 23-44.
* Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 198.
** Ibid., p. 200.
(3) Ibid., p. 972.
(4) Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, (1ère éd. : 1943), Gallimard, Tel, 1976, pp. 111-144.
(5) C’est surtout, comme Sartre le dit lui-même, une question de croyance (cf. Op. cit., pp. 104 et ss.)
***Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(6) Ibid., p. 639.
(7) Voir tout particulièrement quelques pages fortes du chapitre III, 8 : Ibid., pp. 966-969.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
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Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais

2 commentaires:

  1. Bonjour Jean,

    Voilà qui complète un peu plus votre lecture serrée des "Essais" repartie ici même en 8 notes (dont je n'ai lu que 2 pour le moment). Une mine pour l'indigne bordelais que je suis qui ne connait pas encore de manière satisfaisante l'oeuvre de l'illustre philosophe aquitain.

    Je connais un peu plus le contexte historique régional de l'époque en revanche, qui peut bien éclairer l'oeuvre.

    Je vous conseille ainsi la préface de Simone Goyard Fabre au "Discours de la Servitude Volontaire" d'Etienne de La Boétie, le grand ami de Montaigne. C'est chez Garnier Flammarion. Goyard Fabre y dresse un tableau des tensions catho-protestants et de l'engagement de ces nobles philosophes pour tenter une médiation, sous la figure tutélaire du juriste Jacques CUJAS.

    N'oublions pas non plus que Montaigne a été au Parlement de Bordeaux à partir de 1557 (avant de devenir maire plus tard).Un ami historien a publié sa thèse sur "Le parlement de Bordeaux et les paix de Religion (1563-1600)" en 2008 aux éditions d'Albret. Il a décortiqué les minutes des réunions du Parlement pendant cette période cruciale de réglement des conflits interreligieux. Une micro histoire qui rejoint la grande Histoire...

    http://www.mollat.com/livres/gregory-champeaud-parlement-bordeaux-les-paix-religion-1563-1600-une-genese-edit-nantes-9782913055223.html

    Sur ce je vous souhaite de bonnes fêtes... et j'en profite d'ailleurs pour relire votre note sur "Le Père Noël supplicié" de feu Claude Levi Strauss ;-)

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  2. La thèse de votre ami Grégory Champeaud n’est actuellement plus disponible chez d’Albret. C’est dommage, car le sujet est très intéressant. Les négociations que catholiques et protestants menèrent dans la deuxième moitié du XVIe siècle – lorsqu’ils interrompaient les hostilités – sont, à bien des égards, très instructives. Elles sont à l’origine d’une conception pragmatique de la tolérance qui eut très certainement une grande influence sur l’évolution, lors des siècles suivants, du droit, de l’esprit critique et des théories politiques.

    Je ne connais pas la préface de Simone Goyard Fabre dont vous parlez (mon Discours de la servitude volontaire est celui de chez Payot, 1976). À l’occasion, je tenterai de me la procurer.

    Merci pour votre commentaire.

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