mercredi 31 octobre 2012

Note de lecture : Jean Echenoz

14
de Jean Echenoz


Il existe une forme de désespoir qui pue l’intelligence. Non pas qu’il alimente quelque lucidité que ce soit, mais parce qu’il ignore plus aisément ces illusions sur lesquelles la vie humaine se donne des raisons d’être. Et lorsqu’il s’agit d’évoquer l’horreur de la guerre, il s’évite de l’opposer aux enchantements ordinaires de la vie ordinaire, entrant dans l’absolu de la condition du soldat comme dans un monde qui n’appelle aucune comparaison.

C’est cette forme de désespoir que Jean Echenoz donne à voir dans 14 (1).

A priori, l’exercice semble irréalisable : parler de la Première Guerre mondiale pour en dire autre chose que ce qui fut déjà dit ; et le dire sous la forme du roman. Il ne s’agit pas - entendons-nous bien - de prendre cette guerre comme décor, ni même d’en mesurer les effets sur les esprits, sur les destins ou sur les familles. Non. Il est simplement question de rendre la guerre, de la faire toucher du doigt à ceux qui ne la connaissent que par le bagage historique commun, ou même par ceux qui la connaissent en profondeur (comme on connaît un cours en profondeur). Et là alors, tout revient à n’en dire ni trop, ni trop peu, à choisir le ton, l’endroit dont on s’exprime, le détail qui parle... (2)

Je n’ai guère envie, cette fois, de reproduire des extraits du livre. Car il forme un tout. Tout extrait parcouru isolément ne peut que nuire à l’impression d’ensemble que procure une lecture d’à peine plus d’une heure, qu’il faut mener d’une traite. Juste un seul, qui permet de montrer jusqu’où mène la gageure relevée par Echenoz. Car l’écriture a ses exigences, même lorsque le projet a déjà maîtrisé la plupart des écueils, parmi lesquelles il faut repérer ce qui constitue les prémices d’une pente sur laquelle il ne faut pas glisser. Et alors, Echenoz n’hésite pas à nous faire connaître le rappel à l’ordre qu’il s’adresse. Arcenel, un des soldats suivis, s’est en quelque sorte égaré dans la campagne, à l’écart du régiment et du front :
« Se laissant plutôt aller à surveiller les signes du printemps - c’est toujours émouvant à observer, le printemps, même quand on commence à connaître le système, c’est une bonne façon de se changer les idées -, Arcenel s’est montré tout aussi attentif au silence, silence à peine teinté par les grondements du front jamais si loin, et qui ce matin tendaient d’ailleurs à s’atténuer. Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s’il était parfait car griffé par les cris d’oiseaux qui l’amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l’exaltaient - comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire. »... (p. 98-99)

Lorsqu’on referme la dernière page de ce livre, on reste interdit, presque sidéré. Car la Première Guerre, la guerre plus généralement, est sortie de cet état de normalité que la connaissance du passé confère aux événements. On en ressent l’horreur et l’absurdité, en même temps qu’on se sent incapable d’en distinguer les causes, a fortiori les responsabilités. Il y a bien sûr ces insensés qui ont lancé le pays dans la guerre sans en deviner les moindres conséquences ; il y a aussi ces forcenés qui ont imprimé au combat ses formes les plus cruelles, les plus technologiques ; il y a encore ces aveugles qui ont transformé la victoire en un terreau fertile pour les atrocités de la suivante. Et on se dit que tout cela s’inscrit dans une sorte de nécessité, d’une façon telle qu’on ne peut croire que l’on eût soi-même été moins insensé, moins forcené, moins aveugle. Alors, s’il reste un espoir, il réside dans cette forme de désespoir qui donne à cette désolation sa vraie mesure. L’effroi qu’il suscite a peut-être quelque chose du garde-fou...

(1) Jean Echenoz, 14, Les Éditions de Minuit, 2012.
(2) Pour les clins d’œil “culturels” dont Echenoz use à l’occasion, je vous invite à lire l’excellent article que CéCédille a placé sur son blog Diacritiques.


Autre note sur Jean Echenoz :
Ravel

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