mardi 13 novembre 2012

Note de lecture : Georges Charbonnier

Trois des
Entretiens avec Claude Lévi-Strauss
de Georges Charbonnier


Au cours des trois derniers mois de l’année 1959, la Radiodiffusion-télévision française diffusa une série d’entretiens entre Claude Lévi-Strauss et Georges Charbonnier. Ceux-ci furent ultérieurement publiés par ce dernier sous le titre Entretiens avec Claude Lévi-Strauss (1).

Le premier entretien a porté sur le métier d’ethnologue, les sept derniers sur l’art, les entretiens 2 à 4 sur l’évolution différenciée des sociétés humaines. La présente note ne traitera que de ces trois derniers.

Si j’ai souhaité revenir sur ce texte déjà ancien, c’est que la dégradation de l’environnement des humains (et par la même occasion de bien des animaux) s’accompagne d’une foule de suggestions relatives à des comportements qui participeraient à réduire les dangers. Or, dans la plupart des cas, ces comportements sont sans véritable effet sur les menaces en cause et n’aboutissent qu’à soulager les consciences de l’angoisse qu’elles pourraient y instiller (2). Outre qu’il est impossible de prédire ce que les dernières atteintes à l’environnement peuvent entraîner comme dommages pour le vivant - excepté de pronostiquer qu’il y aura effectivement des dommages -, il se révèle tout aussi impossible de déterminer à quel prodige on pourrait s’en remettre pour les éviter ou les amoindrir. Car les modifications de vie que réclamerait un véritable infléchissement des évolutions les plus regrettables ne sont du pouvoir d’aucun pouvoir, aussi puissant soit-il (3).

Et c’est là qu’il reste utile de tenter de comprendre les choses sous un autre angle, un angle qui échappe quelque peu à l’influence de ces enceintes mentales propres à l’époque. Certains des propos tenus en 1959 par Claude Lévi-Strauss offrent, je crois, l’occasion de tenter pareil exercice de mise à distance.

Avant tout, il convient de fixer soigneusement les limites de cet exercice, notamment en tenant compte des conditions dans lesquelles Lévi-Strauss s’est exprimé. Nous sommes à la fin des années 50 - il y a plus de cinquante ans de cela -, c’est-à-dire à une époque où la préoccupation écologique est ignorée du grand public. Les propos en cause appartiennent à l’expression orale ; ils n’ont donc pas fait l’objet de la même vigilance que celle que l’on réserve généralement à l’écrit. Enfin, il ne faut évidemment pas y voir les idées les plus pertinentes que Lévi-Strauss a pu défendre, mais plutôt parmi les plus hardies.

Tout en précisant ce que cela peut avoir de sommaire, le propos vise à caractériser certaines sociétés dites primitives - celles que l’on pourrait qualifier de plus typées - en insistant sur ce qui les différencie des sociétés dites modernes. Et tout tourne essentiellement autour de la notion de progrès. Car s’il fallait définir la notion la plus générale partagée par les membres d’une société particulièrement primitive, c’est-à-dire primitive au sens de société se vivant comme en son état premier, c’est l’absence absolue de toute conception d’une évolution progressive qu’il conviendrait d’évoquer. Lévi-Strauss en dit ceci :
« Chacune de ces sociétés considère que son but essentiel, sa fin dernière, est de persévérer dans son être, de continuer telle que les ancêtres l’ont instituée et pour la seule raison, d’ailleurs, que les ancêtres l’ont faite ainsi ; il n’y a pas besoin d’autre justification ; “nous avons toujours fait de cette façon-là”, c’est la réponse que nous recevons immanquablement, quand nous demandons à un informateur la raison de telle coutume ou de telle institution. Elle n’a pas d’autre justification que son existence. Sa légitimité tient à sa durée. » (p. 50)

Si l’on a longtemps cru que ce constat témoignait d’une sorte d’incapacité de ces sociétés - cette croyance restait très vivace à la fin des années 50 -, il apparaît qu’il est surtout opportun de s’interroger sur la solution implicitement choisie. N’y a-t-il pas une sorte de sagesse inconsciente à éviter le changement, en ce qu’il pourrait déboucher sur une mise en péril de ce qui fait vivre et la société et les hommes ? Cette question s’impose d’autant plus que l’organisation interne de la société primitive la conduit à des solutions politiques qui paraissent inaccessibles aux sociétés modernes. Les choses s’y passent comme si l’on acceptait de se priver d’une amélioration technique des conditions de vie dès lors que cette amélioration supposerait une quelconque dysharmonie au sein du corps social.
« Il y a un grand nombre de sociétés primitives - je ne dirai pas toutes, mais on les rencontre dans les régions du monde les plus diverses - où nous voyons une ébauche de société politique et de gouvernement soit populaire, soit représentatif, puisque les décisions y sont prises par l’ensemble de la population réunie en grand conseil, ou bien par des notables, chefs de clans ou prêtres, chefs religieux. Dans ces sociétés, on délibère, et on vote. Mais les votes n’y sont jamais pris qu’à l’unanimité. On semble croire que s’il existait, au moment d’une décision importante, et dans une fraction aussi minime qu’on voudra de la société, des sentiments d’amertume, tels ceux qui s’attachent à la position de vaincu dans une consultation électorale, ces sentiments mêmes, la mauvaise volonté, la tristesse de n’avoir pas été suivi, agirait avec une puissance presque magique pour compromettre le résultat obtenu. » (p. 35)

Le premier élément qui frappe, lorsqu’on compare la société primitive et la société moderne, c’est la signification que prend l’histoire dans chacune d’elle : « Ce que je disais peut se résumer de la façon suivante : les sociétés que nous appelons primitives, jusqu’à un certain point, peuvent être considérées comme des systèmes sans entropie ou à entropie extrêmement faible, fonctionnant à une espèce de zéro absolu de température - non pas la température du physicien, mais la température “historique” ; c’est d’ailleurs ce que nous exprimons en disant que ces sociétés n’ont pas d’histoire - et par conséquent, elles manifestent au plus haut point des phénomènes d’ordre mécanique qui l’emporte, chez elle, sur les phénomènes statistiques. Il est frappant que les faits pour l’étude desquels les ethnologues sont le mieux à l’aise : les règles de la parenté et du mariage, les échanges économiques, les rites et les mythes, peuvent souvent être conçus sur le modèle de petites mécaniques fonctionnant de façon très régulière et accomplissant certains cycles, la machine passant successivement par plusieurs états avant de retourner au point initial, et de recommencer son parcours.
Les sociétés à histoire, comme la nôtre, ont, je dirais, une température plus haute, ou plus exactement il existe de plus grands écarts entre les températures internes du système, écarts qui sont dus aux différenciations sociales.
Il ne faudrait donc pas distinguer des sociétés “sans histoire” et des sociétés “à histoire”. En fait, toutes les sociétés humaines ont une histoire, également longue pour chacune puisque cette histoire remonte aux origines de l’espèce. Mais, tandis que les sociétés dite primitives baignent dans un fluide historique auquel elles s’efforcent de demeurer imperméables, nos sociétés intériorisent, si l’on peut dire, l’histoire pour en faire le moteur de leur développement.
» (pp. 38-39)

Dans cette manière d’appréhender le rapport à l’histoire qu’entretiennent les sociétés primitive et moderne, Lévi-Strauss introduit donc cette idée de température qui lui permet de caractériser une autre différence, celle qui porte sur le degré d’inégalité entre les membres du corps social. Partant de la notion générale de différence, il dit ceci :
« Je crois qu’il faut partir de cette notion, qui peut d’ailleurs se concrétiser sous des formes extrêmement diverses, de sociétés qui sont fondées sur l’exploitation d’une partie du corps social par une autre partie, ou bien de sociétés - je m’excuse d’employer des termes modernes et qui n’ont pas beaucoup de sens dans ce contexte -, mais enfin, des sociétés qui ont un caractère démocratique, et qui seraient ces sociétés que nous appelons primitives. En somme, les sociétés ressemblent un petit peu à des machines, et nous savons qu’il en existe de deux grands types : les machines mécaniques et les machines thermodynamiques. Les premières sont celles qui utilisent l’énergie qu’on leur a fournie au départ, et qui, si elles étaient très bien construites, s’il n’y avait pas du tout de frottement et d’échauffement, pourraient fonctionner de façon théoriquement indéfinie avec l’énergie initiale qui leur a été fournie au départ. Tandis que les machines thermodynamiques, comme la machine à vapeur, fonctionnent sur une différence de température entre leurs parties, entre la chaudière et le condenseur ; elles produisent énormément de travail, beaucoup plus que les autres, mais en consommant leur énergie et en la détruisant progressivement.
Je dirais que les sociétés qu’étudie l’ethnologue, comparées à notre grande, à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés “froides”, par rapport à des sociétés “chaudes”, comme des horloges par rapport à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “entropie”, et qui ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès.
Tandis que nos sociétés ne sont pas seulement des sociétés qui font un grand usage de la machine à vapeur ; au point de vue de leur structure, elles ressemblent à des machines à vapeur, elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s’appelle l’esclavage, le servage, ou qu’il s’agisse d’une division en classes, cela n’a pas une importance fondamentale quand nous regardons les choses d’aussi loin et dans une perspective aussi largement panoramique. De telles sociétés sont parvenues à réaliser dans leur sein un déséquilibre qu’elles utilisent pour produire, à la fois, beaucoup plus d’ordre - nous avons des sociétés à machinisme - et aussi beaucoup plus de désordre, beaucoup plus d’entropie, sur le plan même des relations entre les hommes.
» (pp. 33-34)

La métaphore de l’horloge et de la machine à vapeur est évidemment discutable. Mais elle a le mérite de mieux faire comprendre que la volonté de rester froides aboutit pour les sociétés primitives à autre chose que cette forme d’immobilisme regrettable qu’on y a longtemps vu. Sans trop le vouloir, ces sociétés s’épargnent les maux dont souffrent les sociétés modernes. Et, selon Lévi-Strauss, la priorité qui favorise l’économie de ces déboires, c’est le souci de maintenir un minimum d’harmonie, sinon d’égalité, entre tous les membres du groupe, fût-ce au prix d’une grande déficience technique.

S’il existe ainsi au sein des sociétés primitives une sorte de détermination non consciente qui maintient des conditions de survie que seule l’existence de sociétés différentes mettra finalement en péril, il existe peut-être aussi au sein des sociétés modernes une sorte de détermination non consciente qui les pousse, envers et contre tout - et notamment en dépit de l’affirmation de vœux d’égalité, telle par exemple que la tradition issue de la Révolution française en assure la persistance -, à générer des inégalités, seules propices à donner au progrès les moyens de progresser. Il est frappant de constater que la lutte pour le pouvoir, la concurrence et la rage de s’enrichir - c’est-à-dire - de posséder davantage qu’autrui - restent les moteurs de l’innovation sous toutes ses formes. Mais écoutons Lévi-Strauss : « Le grand problème de la civilisation a donc été de maintenir un écart. Nous avons vu cet écart s’établir avec l’esclavage, puis avec le servage, ensuite par la formation d’un prolétariat.
Mais, comme la lutte ouvrière tend, dans une certaine mesure, à égaliser le niveau, notre société a dû partir à la découverte de nouveaux écarts différentiels, avec le colonialisme, avec les politiques dites impérialistes, c’est-à-dire chercher constamment, au sein même de la société, ou par l’assujettissement de peuples conquis, à réaliser un écart entre un groupe dominant et un groupe dominé ; mais cet écart est toujours provisoire, comme dans une machine à vapeur qui tend à l’immobilité, parce que la source froide se réchauffe et que la source chaude voit sa température s’abaisser.
Les écarts différentiels tendent donc à s’égaliser et chaque fois, il a fallu créer de nouveaux écarts différentiels : quand cela est devenu plus difficile au sein même du groupe social, en réalisant des combinaisons plus complexes, comme celles dont ont donné l’exemple les empires coloniaux.
Vous me disiez donc : est-ce que c’est inéluctable ? Est-ce que c’est irréversible ? On pourrait concevoir que, pour nos sociétés, le progrès et la réalisation d’une plus grande justice sociale doivent consister dans un transfert d’entropie de la société à la culture. J’ai l’air d’énoncer quelque chose de très abstrait, et pourtant, je répète seulement après Saint-Simon, que le problème des temps modernes est de passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses. “Gouvernement des hommes”, c’est : société, et entropie croissante ; “administration des choses”, c’est : culture, et création d’un ordre toujours plus riche et complexe.
Pourtant, entre les sociétés justes de l’avenir et les sociétés qu’étudie l’ethnologie, subsistera toujours une différence, presque une opposition. Elles travailleraient sans doute toutes à une température très proche du zéro d’histoire, mais les unes sur le plan de la société, les autres sur le plan de la culture. C’est ce que nous exprimons, ou percevons de façon confuse, quand nous disons que la civilisation industrielle est déshumanisante.
» (pp. 40-41)

Je n’ignore pas combien l’idée de déterminations aussi puissantes et aussi latentes heurte le sens commun. Pourtant, nul ne peut nier que, selon une formule elle-même bien commune, “on n’arrêt pas le progrès”. C’est que la doxa est pleine de paradoxes. Et une conviction totalement partagée au sein du monde social ne suffit pas à décourager les comportements qui la contredisent. Lorsque Georges Charbonnier demande à Lévi-Strauss si « le progrès n’est pas entièrement déterminé », celui-ci répond ceci :
« Cela me semble bien être le cas puisque, si l’on nous demandait de nous déclarer ouvertement pour ou contre certains progrès - et le problème se pose à l’heure actuelle avec le développement de l’énergie atomique -, il est au moins concevable qu’un grand nombre d’hommes disent : “Non, il vaut mieux ne pas avoir cela, il vaut mieux rester en l’état actuel.” Le fait de posséder une automobile ne m’apparaît pas comme un avantage intrinsèque ; c’est une dépense indispensable, dans une société où beaucoup d’autres gens ont une automobile ; mais si je pouvais choisir, et si tous mes compatriotes voulaient bien y renoncer aussi, avec quel soulagement porterais-je la mienne au rebut ! » (p. 51)

On objectera que ces diverses considérations sur ce qui différencie la société primitive de la société moderne ne nous indique en aucune manière quel genre de solutions il serait possible d’apporter aux différents défis majeurs auxquels les humains sont désormais confrontés. Et cela, d’autant plus qu’elles ont un caractère très hypothétique, très incertain. Lévi-Strauss ne nous révèle pas l’histoire du genre humain ; il raisonne à propos de l’ordre caché des choses, de la même manière que l’a fait Jean-Jacques Rousseau dans ses deux Discours. Et le mérite des hypothèses ainsi avancées réside principalement dans la vertu qu’elles ont de disqualifier les projets illusoires, les promesses sophistiques et les analyses antinomiques dont les politiques et les media nous abreuvent. Sans voir ce qui peut être tenté, le propos de Claude Lévi-Strauss nous permet d’apercevoir ce qu’il est vain d’entreprendre.

Rousseau pensait qu’il revenait à la science, si coupable d’avoir dénaturé l’homme, de lui permettre de reconstruire avec celle-ci un rapport heureux, un rapport équilibré. Pourrait-on imaginer qu’il soit conforme à la pensée de Lévi-Strauss de miser sur le progrès pour qu’il s’auto-infléchisse, qu’il en vienne à nous épargner les désastres qu’il porte en lui ? Il est un fait qui met en péril cette espérance. C’est que, parmi les effets que l’on doit au progrès, il en est un qui a en quelque sorte servi de multiplicateur, au point d’être aujourd’hui la cause première des maux les plus pernicieux : l’explosion démographique. À elle seule, elle crée la famine, la violence, l’altération de l’environnement, des mœurs et des pouvoirs ; elle définit surtout des entités sociales d’une dimension qui rend toute ordonnance sociale aimable impossible. Lévi-Strauss en fit, sa vie durant, son inquiétude majeure :
« Ne croyez-vous pas que cette espèce d’impuissance de l’homme devant lui-même tient, dans une très large mesure, à l’énorme expansion démographique des sociétés modernes ? On peut concevoir que des petites sociétés, des petits groupes composés de quelques dizaines de milliers de personnes, à la limite de quelques centaines de milliers, puissent réfléchir sur leur condition et prendre des décisions conscientes et mûries pour la modifier. L’incapacité où nous sommes tient, me semble-t-il, à l’extraordinaire masse humaine au sein de laquelle nous vivons, car nous ne sommes même plus sous le régime d’une civilisation nationale, nous tendons de plus en plus à réaliser une civilisation mondiale ou quasi mondiale, et c’est ce nouvel ordre de grandeur, ce changement d’échelle dans les dimensions de la société humaine qui la rendent incontrôlable. » (p. 52)

Tout cela n’est-il pas désespérant ? Certes oui, dans le sens où les espérances illusoires qui ont fait le malheur des humains s’en trouvent ébranlées. Le jour où l’on sera sûr d’avoir récusé toutes ces espérances-là - jour qui n’est pas pour demain -, il restera à reconstruire des espérances lucides... s’il en est.

(1) Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1ère éd., Plon, 1961 ; nouvelle éd., Les Belles Lettres, 2010. Les références citées dans la note renvoient à l’édition de 2010.
(2) Les comportements suggérés ne sont pas pour autant sans effet. Ils déterminent notamment des consommations nouvelles qui, souvent, participent à l’enrichissement de bien des opportunistes.
(3) Un seul exemple permettra de mesurer cette impuissance : s’il faut réduire le rejet de dioxyde de carbone dans l’atmosphère - ce qui est recommandé par les spécialistes les plus avisés -, la première des décisions à prendre serait d’arrêter immédiatement l’extraction du pétrole des profondeurs de la croûte terrestre ; au lieu de cela, la recherche de nouveaux gisements bat son plein.

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2 commentaires:

  1. Merci pour cette copieuse note de lecture agrémenté de larges citations. Formé moi même à l'antrhopologie sociale et culturelle, ce sont à ces paradigmes culturels de l'évolution différentielle des sociétés que proposent Lévi Strauss que je devrai en pricnipe adhérer. Mais un biologiste et historien prénommé Jared Diamond m'a récemment fait douter de la prééminence du facteur culturel dans les différences de developpements des peuples et civilisations, au profit des facteurs physiques, météorologiques... bref, tout ce qui relève des contraintes de l'environnement.

    Diamond n'exclu toutefois pas toutes les explications d'ordres strictement humaines (ainsi des élites décadentes, profiteuses et incompétentes peut compter parmi les facteurs d'effondrement ou de ralentissement d'une société ou d'une civilisation entière...). La dichotomie société chaude / société froide, la métaphore mécanique / thermodynamique exerce sur moi moins d'autorité que par le passé, mais c'était bien vu tout de même... Je vous invite à lire ce remarquable article d'un journaliste du Monde qui résume la pensée de Jared Diamond avec brio: http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/09/27/l-homme-animal-suicidaire_1766966_3246.html

    Cordialement

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    1. Votre commentaire, cher Cédric, m’a étonné. Voici pourquoi.
      Je ne puis rien dire de Jared Diamond : je ne l’ai pas lu. Mais un lecture attentive de Montesquieu m’a amené jadis à réfléchir aux facteurs physiques, et surtout climatiques, dans l’histoire différenciée des peuples. Les livres XIV à XVIII de L’esprit des lois y sont consacrés. Certains en rient ; ce n’est pas mon cas. Non que j’aie été totalement convaincu par l’explication qu’il y donne de la polygamie, par exemple. Mais bien par l’apport d’un ordre de déterminations supplémentaires qui fragilisent les anciennes justifications, tellement ethnocentriques.
      La radicalité avec laquelle certains donnent l’acquit comme plus déterminant que l’inné, le social plus que le naturel, la longue durée plus que l’événement, me séduit peu. La causalité est buissonnante, comme le relevait si justement Maurice Godelier ; elle est également diverse en force et en nature.
      Reste qu’il est impossible d’étudier simultanément tous les facteurs, quoi qu’il en soit de l’ambition des historiens. Et lorsqu’il s’agit de se pencher sur le comportement de l’homme en société, il me semble raisonnable de postuler qu’il existe des déterminations propres aux rapports sociaux, indépendamment de l’impact sur ceux-ci du climat ou de « la nature du terrain ». Si l’on s’intéresse à la manière dont réagit ordinairement l’équipage d’un quelconque bateau, il est indispensable de s’interroger sur ce que cette promiscuité particulière génère, indépendamment des mers parcourues, des tempêtes traversées et des rives abordées. Et rien n’infirmera cette nécessité, pas même le fait que des typhons provoquent des naufrages.
      Bref, si les théories de Jared Diamond vous séduisent, elles ne me paraissent pas, aussi exactes soient-elles, de nature à démentir ce que l’anthropologie aurait pu apporter comme lumière sur le comportement des humains en société, notamment en ce que l’appétit de changement et de progrès peut entraîner à l’égard du rapport de l’homme à la nature. Comme le signalait Montesquieu dans la dernière phrase du livre XVII de L’esprit des lois : « Je ne parle pas des cas particuliers ; la mécanique a bien ses frottements, qui souvent changent et arrêtent les effets de la théorie : la politique a aussi les siens. »
      Pourquoi un ordre d’explication vous amène-t-il à douter d’un autre, alors qu’ils peuvent n’être pas du tout incompatibles ?
      Merci pour votre commentaire.

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