mardi 23 octobre 2012

Note de lecture : Montaigne et la chasteté

Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
de Montaigne


En novembre 1866, George Sand et Gustave Flaubert ont échangé des courriers où il fut question de la chasteté. Sand écrivait :
« [...]Y penses-tu quelquefois au “vieux troubadour de pendule d’auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour” ? Eh bien, oui, quand même ! Vous n’êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Mois, je dis qu’elle a du bon, la rosse ! » (1)
Et Flaubert répliqua :
« J’ai relu, à propos de votre dernière lettre (et par une filière d’idées toute naturelle), le chapitre du père Montaigne intitulé “quelques vers de Virgile”. Ce qu’il dit de la chasteté est précisément ce que je crois.
C’est l’effort qui est beau et non l’abstinence en soi. Autrement il faudrait maudire la chair comme les catholiques ? Dieu sait où cela mène ! Donc, au risque de rabâcher et d’être un Prudhomme, je répète que votre jeune homme a tort ! S’il est continent à vingt ans, ce sera un ignoble paillard à cinquante. Tout se paye ! Les grandes natures, qui sont les bonnes, sont avant tout prodigues et n’y regardent pas de si près à se dépenser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute son étendue.
Voilà, je crois, le vrai humain.
» (2)

Pour comprendre de quelle façon Sand et Flaubert entrent dans le sujet, il faut savoir que le troubadour évoqué - qu’elle prendra ultérieurement comme surnom lors de leurs échanges épistolaires - était une figure dont les romantiques des années 30 firent le succès (3). Je n’en dirai pas davantage ici (4), car mon propos n’est en l’occurrence que d’emboîter le pas à cette « filière d’idées bien naturelle » et de retourner à Montaigne - le chapitre du livre III des Essais intitulé “Sur des vers de Virgile” (5) - que ces quelques mots de Flaubert m’ont également incité à relire. Le thème de la chasteté y est évoqué, mais de manière incidente, alors que Montaigne évoque bien des aspects de la sexualité humaine. Je doute d’ailleurs que, de toutes ces considérations, on puisse tirer de quoi donner raison à Flaubert ou à George Sand.

De toutes les mœurs évoquées et les conseils prodigués, on ne peut que conclure à l’extrême relativité des choses. Et Montaigne nous indique la voie de cette relativité, en ce qu’il explique clairement que l’âge influe autant sur l’opinion que sur les capacités.
« À mesure que les pensemens utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, la maladie, sont subjets graves, et qui grevent. Il faut avoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combattre les maux, et instruite des regles de bien vivre, et de bien croire : et souvent l’esveiller et exercer en cette belle estude. Mais à une ame de commune sorte, il faut que ce soit avec relasche et moderation : elle s’affolle, d’estre trop continuellement bandée. J’avoy besoing en jeunesse, de m’advertir et solliciter pour me tenir en office : L’alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours sérieux et sages : Je suis à present en un autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’advertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, je suis tombé en celuy de la severité : plus fascheux. Parquoy, je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par dessein : et employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne : Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation : il regente à son tour : et plus rudement et imperieusement : Il ne me laisse pas une heure, ny dormant by veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de pœnitence. Je me deffens de la temperance, comme j’ay faict autresfois de la volupté : elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse, et m’aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent. » (p. 882)
Merveilleux texte, où l’on retrouve cette idée tenace que l’esprit et le corps interagissent continûment, chacun apportant à l’autre sa science propre. Évidemment, on ne peut dès lors identifier clairement qui est celui qui veut ainsi « estre maistre » de soi. Serait-ce ce tout qui résulte d’une si étroite jointure de l’esprit et du corps qu’il forme une instance où se le disputent sensations et réflexions ? C’est là en tout cas que se mûrit l’idée que le grand âge dicte en partie les opinions et qu’il convient d’être suffisamment lucide sur cette détermination pour lui opposer, par la volonté, une résistance dont les armes logent dans l’arsenal des souvenirs de jeunesse.

Il est une autre détermination, dont Montaigne ne parle pas, qu’il ignore même : c’est l’inclination de la pensée propre à l’époque, ce que Foucault a appelé l’épistémè (6). En effet, il est notamment malaisé de lire ce que Montaigne dit du mariage sans constater d’abord combien les idées ainsi avancées heurteraient le sens commun d’aujourd’hui. À peine a-t-il cité les vers de Virgile qui décrivent sur un mode poétique la beauté de l’acte charnel entre époux divins (Vénus et Vulcain), que Montaigne poursuit :
« L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre : comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu’on die : on se marie autant ou plus, pour sa postérité, pour sa famille : L’usage et l’interest du mariage touche nostre race, bien loing pardelà nous. Pourtant me plaist cette façon, qu’on le conduise plustost par main tierce, que par les propres : et par le sens d’autruy, que par le sien : Tout cecy, combien à l’opposite des conventions amoureuses ? Aussi est-ce une espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs : Il faut (dit Aristote) toucher sa femme prudemment et severement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir ne la face sortir hors de ses gons de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé. Qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d’autrepart, qu’à une congression languissante, comme celle là est de sa nature : pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement, et à notables intervalles. » (pp. 891-892)
L’exercice vaut d’être tenté : plaçons-nous par la pensée dans un milieu de petite noblesse en cette deuxième moitié du XVIe siècle, pleine de guerres et de fureurs, où la préservation des biens et des moyens d’existence est souvent une question de survie, et demandons-nous en quoi cette vision du mariage est tout indiquée. On peut assez aisément en convenir, d’autant qu’il n’est pas exigé que nous en adoptions aujourd’hui les raisons, parmi lesquelles traînent ce que nous soupçonnons être des croyances erronées. On se demandera peut-être ce qu’il advient des fruits des amours extra-conjugales ; mais la question n’est assurément pas spécifique au XVIe siècle, une époque où il s’explique aisément qu’elle ne s’imposait pas aux classes favorisées. Quant au mensonge, inévitable en ces mœurs, Montaigne l’assume, au point de le recommander - au moins par omission - en ce qui concerne le mariage lui-même : « Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se taist. » (p. 912)

Dans la notice qu’ils ont rédigée à propos de ce chapitre V du Livre III des Essais, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin parlent de « la surprise du lecteur contemporain » (p. 1736) que susciterait la citation de Lucrèce relative aux amours de Mars et de Vénus (p. 915), face à cette citation de Virgile (p. 891) qui en explique le titre. Sauf à admettre que la surprise puisse naître à chaque page de l’œuvre - ou presque -, c’est-à-dire chaque fois que Montaigne saute du coq à l’âne, il n’y a rien là d’étonnant ni de propre à contredire les commentaires des vers de Virgile, d’autant que Mars et Vénus n’étaient pas mariés. La citation de Lucrèce n’est pas commentée et elle est immédiatement suivie d’une longue digression sur le langage et la beauté de la poésie latine.

Dans « Sur des vers de Virgile », Montaigne ne parle pas que du mariage. Il évoque aussi, entre autres, les femmes et le plaisir. Il y a cependant une chose dont il ne dit mot, c’est de l’amour, lorsqu’il survit à la fornication. Tout au plus évoque-t-il l’amitié qu’il est heureux que les époux se portent. Serait-ce que La Boétie aurait épuisé sa réserve d’amour ? Ou que rien de durable ne puisse selon lui se construire sur la passion charnelle ? Une passion assurément terrible, lorsqu’on la considère un peu prosaïquement :
« Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement : je trouve après tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré : Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à descharger d’autres parties : qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus (*) : cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l’amour : et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble : et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur : je crois qu’il est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux pour leur jouet.

Quaenam ista iocandi
Saeuitia (**) » (p. 920)


La question est même de nature anthropologique, tant les usages se montrent partout bien singuliers envers l’acte sexuel :
« Sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict ? Les peuples, ès religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances : comme sacrifices, luminaires, encensements, jeusnes, offrandes : et entre autres, en la condamnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si estendu des circoncisions. Nous avons à l’aventure raison, de nous blasmer, de faire une si sotte production que l’homme : d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses). » (p. 921) (7)

La seule approche de la chasteté qui vaut, chez Montaigne, c’est celle qui vise à maîtriser les débordements de l’esprit, bien plus que ceux du corps.
« La philosophie n’estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte : et en presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous advertit ingenieusement, de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité : de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre : d’eviter toute jouyssance, qui nous met en disette : et toute viande et breuvage, qui nous altere, et affame. Comme au service de l’amour elle nous ordonne, de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps, qui n’esmeuve point l’ame : laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. » (p. 936)
« Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l’esprit. Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps ? » (p. 937)
« Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal mener : c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit : dangereux util en desreglement. » (p. 922)

Si Montaigne ne traite pas des sentiments amoureux, il en dit par contre beaucoup sur des choses que notre époque ignore, des choses qui tiennent quelquefois à l’animalité de nos déterminations. Faut-il y voir une leçon profitable pour vivre aujourd’hui ? Moins sans doute dans ses consignes proprement dites que dans la relativité qui frappe chaque approche d’une même empreinte aveugle.

En toute hypothèse, il y a deux choses qu’il ne faut pas perdre de vue. La première, c’est que Montaigne envisage les choses en ce qu’elles peuvent être un secours à lui-même.
« Je n’ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont point de vacation assignée, l’amour le feroit plus commodément : Il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne : R’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre : Me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse rendre plus estimé et plus aymé : ostant à mon esprit le desespoir de soy : Me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l’oysiveté nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre santé : reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne : soustiendroit le menton, et allongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauvre homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. » (p. 937)
La seconde, c’est qu’il doute autant de ce qu’il avance que nous puissions le faire, parlant de « [...] ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’un flux caquet : flux impetueux par fois et nuisible » (p. 941).

(1) George Sand, Gustave Flaubert, Correspondance 1863-1876, Éditions Paleo, Clermont-Ferrand, 2011, p. 50.
(2) Ibid., p. 51-52.
(3) Voir notamment Elme-Marie Caro, George Sand, Librairie Hachette et Cie, 1887 (disponible sur Internet à l’adresse http://www.gutenberg.org/files/13038/13038.txt ).
(4) Sur Sand, Flaubert et la chasteté, voir aussi André Maurois, Lélia, ou la vie de George Sand, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 2004 (1ère éd. : 1952), pp. 613-618. À noter que, dans les courriers ultérieurs, Sand et Flaubert poursuivront sur ce thème, en l’élargissant aux personnages des romans écrits, et aussi au problème plus vaste des effets de l’abstinence en général.
(5) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 882-941.
(6) Il y a bien une allusion à ce que le siècle a de spécifique, lorsque Montaigne évoque le dégoût de l’abstinence, mais ce serait en faire trop de cas que d’y voir la prise de conscience d’une détermination. Voici le passage : « Je leur conseille donc, et à nous aussi, l’abstinence : mais si ce siècle en est trop ennemy, au moins la discretion et la modestie. [...] Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon. » (p. 927)
(*) Cratippus cité par erreur : lire Chrisippe.
(**)« Cruelle façon de se jouer. » (Allusion à saint Augustin, voir La Cité de Dieu, XIV, XX : « De la très-vaine vilennie et deshonnesteté des Cyniques », ed. Vivès, p. 43.)
(7) Dans l’édition modernisée des Essais qu’il a publiée en 1992 chez Arléa, Claude Pinganaud donne de ces deux dernières phrases des versions plus longues que voici : « Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si étendu du tronçonnement du prépuce qui en est une punition. Nous avons à l’aventure raison de nous blâmer de faire une si sotte production que l’homme ; d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses et peineuses [misérables]. » (p. 677)

Autres notes sur Montaigne :
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Le chapitre « Des coches » des Essais
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Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
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Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
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Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
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Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
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Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

2 commentaires:

  1. La lettre de Sand à Flaubert est datée du 22 novembre 1866, celle de Flaubert en réponse est datée du 27 novembre.
    Elles figurent dans le tome III de la correspondance de Flaubert dans la collection de La Pléiade.
    Ou comment employer plaisamment un après-midi pluvieux en bonne compagnie, de Jadin à Flaubert en passant par Montaigne.

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    1. Partager la compagnie de Flaubert et de Montaigne - ne serait-ce que dans l’esprit d’un ami -, voilà qui me fait rougir de plaisir. Fasse que la pluie tombe encore durant de nombreux après-midi !

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