lundi 29 septembre 2014

Note de lecture : Emmanuel Carrère et Jésus

Le Royaume
d’Emmanuel Carrère


En cette rentrée de septembre, contrairement à mes habitudes, j’ai fait l’acquisition d’un succès de librairie : Le Royaume d’Emmanuel Carrère (1). Deux choses m’y ont conduit ; d’abord, les livres de Carrère déjà lus ; ensuite, le très stimulant entretien entre Alain Finkielkraut et lui, entendu le 13 septembre 2014 lors de l’émission Répliques sur France Culture.

Ça se lit sans effort, et mû par une envie facilement entretenue de poursuivre. Que faut-il en penser ? Il me paraît d’autant plus important de tenter de l’expliquer qu’il y a notamment là ce que je me permets d’appeler les détestables ingrédients d’un succès de librairie.

Le moins que l’on puisse en dire, c’est qu’Emmanuel Carrère donne là toute la mesure de l’originalité de son écriture. Autant par le sujet traité que par la manière de le traiter ; autant par la place qu’il prend lui-même dans son récit que par le ton employé. Et il serait injuste de ne pas lui reconnaître du talent. Au service de quoi met-il ce talent, voilà la question qui mérite - je crois - d’être posée.

L’objet du livre, c’est la religion chrétienne, telle qu’il la juge par le truchement des textes les plus anciens, et tout spécialement ceux attribués à saint Paul et saint Luc (2). Le royaume, c’est donc celui qu’aurait promis Jésus à ceux à qui il aurait dispensé sa parole. Rien là a priori de bien original. Si ce n’est que, par la même occasion, Emmanuel Carrère raconte comment, il y a un peu plus de vingt ans, il a connu trois ans de foi catholique intense, comment cette foi s’en est allée, et comment il vit son rapport au christianisme sans adhérer aux principales croyances qui l’ont fondé. Il nous est ainsi donné de découvrir une posture, celle de Carrère, qui est selon moi le reflet au moins partiel de ce que sont bon nombre de catholiques européens aujourd’hui : un étrange mélange de foi, de scepticisme et de nombrilisme. C’est ceux-là que dénonçait Benoît XVI lorsqu’il fulminait contre le relativisme.

Reprenons ces composantes. La foi d’abord.

« Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu’un homme soit revenu d’entre les morts. Seulement, qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse - je ne sais quel verbe convient le mieux. J’écris ce livre pour ne pas me figurer que j’en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J’écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens. » (p. 354)
Carrère ne peut donc plus admettre ce fait de résurrection qui constitue le dogme central du christianisme. Mais il garde une sorte de foi light en ce qu’il y aurait chez ceux qui y croient une forme de savoir dont il ne convient surtout pas de nier la valeur. Il se dit sceptique, agnostique, « même pas assez croyant pour être athée » (p. 145) ajoute-t-il joliment. Cette formule, qu’il avait utilisée lors de l’émission Répliques, m’avait alors séduit : « pas assez croyant pour être athée », voilà une manière de dire à laquelle je puis moi-même adhérer. Pour autant cependant que l’on s’entende sur le sens du mot athée. Car il y a somme toute deux manières d’être athée. Si ce mot désigne celui qui ne croit pas à l’existence de Dieu, il n’implique pas qu’il puisse pour autant croire qu’il n’existe pas. Si, au contraire, il désigne celui qui croit que Dieu n’existe pas, cela suppose une croyance à laquelle le sceptique ne peut adhérer. En affirmant qu’il n’est « pas assez croyant pour être athée », Carrère endosse le manteau de ce que j’appelle l’agnostique athée, c’est-à-dire de celui qui ne peut rien croire, un manteau que je suis également prêt à enfiler. Mais tout son livre indique que Carrère n’a pas placé le curseur à cet endroit. Car s’il n’arrive pas à croire certains des dogmes du christianisme - ceux qui réclament d’admettre les miracles -, il est bien loin de ne pas croire à ses dogmes moraux. Je pense à Plotin et à cette foi en une chose unique assez floue que l’on contemple et qui vous inonde de vertu. Carrère n’est peut-être pas très loin de quelque chose comme ça. De l’époque où il avait la foi, entière et fidèle, et où il lisait fiévreusement Simone Weil, il a gardé l’idée qu’il existe des « connaissances utiles au progrès spirituel » (p. 106), comme elle disait. Il pense à l’époque « que l’illusion, ce n’est pas la foi, comme le croit Freud, mais ce qui fait douter d’elle, comme le savent les mystiques » (p. 121). Et tout porte à croire qu’il n’est pas loin de conserver cette conviction.

Lorsque Carrère analyse les paraboles, la foi renaît, d’autant plus forte qu’elle est libérée des miracles récusés. Ainsi :
« Ce texte qu’autrefois j’ai approché en croyant, je l’approche maintenant en agnostique. Je voulais autrefois m’imprégner d’une vérité, de la Vérité, je cherche maintenant à démonter les rouages d’une œuvre littéraire. Pascal dirait qu’autrefois dogmatique je suis devenu pyrrhonien. Il ajoute avec justesse qu’on ne peut sur ce sujet rester neutre. C’est comme les gens qui se déclarent apolitiques : cela veut simplement dire qu’ils sont de droite. Le problème, c’est qu’on ne peut s’empêcher, en ne croyant pas, d’être de droite, c’est-à-dire de se sentir supérieur à celui qui croit. Et cela d’autant plus qu’on a cru ou voulu croire soi-même. On en vient, on connaît - comme les communistes repentis. […]
[…] Tandis que je me livrais à cette lecture de petit malin, quelque chose en moi gardait conscience qu’il n’y a pas de meilleure façon de passer à côté de l’Évangile, et qu’une des choses les plus constantes et les plus claires qu’y dit Jésus, c’est que le Royaume est fermé aux riches et aux intelligents. » (pp.405-407)
Manifestement, Carrère ne veut pas passer à côté de l’Évangile. Et il use d’un argument spécieux rebattu par les fidèles de la gauche, à savoir que le refus de les approuver indiquerait sans coup férir que l’on est de droite. Dans les années soixante, toute critique adressée aux communistes - il faut aussi le rappeler - dévoilait l’appartenance du critiqueur à la C.I.A.

Dans ce qu’il imagine de Luc, Carrère retient surtout qu’il aurait été séduit par le « phrasé » des ultimes témoignages relatifs à Jésus, un ton somme toute, un ton lourd de signification :
« cette façon si particulière de ne pas dire : “Faites ceci, ne faites pas cela”, mais plutôt : “Si vous faites ceci, il arrivera cela.” Ce ne sont pas des prescriptions morales mais des lois de la vie, des lois karmiques, et bien sûr Luc ne sait pas ce que cela veut dire, le karma, mais je suis certain qu’il sent, intuitivement, qu’il y a une énorme différence entre dire : “Ne fais pas à un autre ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse” (ça, c’est la règle d’or, celle dont le rabin Hillel disait qu’elle résumait la Loi et les Prophètes) et dire : “Ce que tu fais à un autre, tu le fais à toi-même.” Ce que tu dis d’un autre, tu le dis de toi-même. Traiter quelqu’un de con, c’est dire : “Je suis un con”, l’écrire sur une pancarte et se la coller sur le front. » (pp. 425-426)

Voulant sauver quelque chose du christianisme, Emmanuel Carrère lui confère des vertus propres à séduire le bobo d’aujourd’hui. Pas de directivité, mais un appel au bon sens. Pas de déterminations irréductibles, mais un karma qu’il convient de laisser s’accomplir. Jésus n’aurait pas été directif, sinon en attirant l’attention de chacun sur son propre karma ! Et Luc l’aurait compris ! Ce qui compte, somme toute, c’est « de faire advenir ce qui est en moi » (p. 429). « Commencer par être bienveillant avec soi-même (p.430), voilà la clé du bonheur selon Luc, telle qu’il l’a comprise en enquêtant sur Jésus. Restent ainsi séduisantes la formule selon laquelle « la soumission à un dogme est un acte de suprême liberté » (p. 566) et l’image d’un Jésus dont « la grande violence […] n’est jamais, absolument jamais dirigée contres les pécheurs mais seulement contre les gens de bien » (p. 580). Je dois avouer que, personnellement, tout cela me paraît aussi difficile à croire que sa résurrection.

Carrère raconte la célèbre anecdote suivante :
« Daniel-Rops, un académicien catholique, a écrit dans les années cinquante un livre sur Jésus qui a eu un prodigieux succès de librairie. Sa femme, au vestiaire du théâtre, se retrouve à côté de François Mauriac. On lui donne son manteau - un somptueux vison. Mauriac palpe la fourrure et glousse : “Doux Jésus…” » (p. 431)
De Daniel-Rops, Mauriac ou Carrère, qui s’en tire le plus mal en la circonstance ? Carrère selon moi, lequel aurait dû résister à l’envie de rapporter ce bon mot. Il n’avait pour but qu’un certain désir de « succès planétaire » dont il voulait s’exorciser, ce qui l’en rend plus coupable encore. Tant il est vrai que la posture, le ton, le phrasé ne sont pas les garants de la vertu, mais bien les masques.

J’ai dit : foi, scepticisme et nombrilisme. Venons-en au scepticisme.

Il y a doutes et doutes. Selon Conche, ceux de Pyrrhon ne sont pas ceux de Sextus Empiricus. En tout cas, ceux de Montaigne ne sont pas ceux de Descartes. On peut douter des sens, de tous à tout instant - rude attitude promise à bien des déboires - ; on peut douter des sens en certaines circonstances - c’est prudent ; on peut aussi douter de ses intuitions - Descartes eut peut-être dû le faire davantage ; on peut douter des connaissances - systématiquement de préférence ; on doit douter de ses croyances - en s’abstenant surtout de croire qu’on n’en a pas.

Emmanuel Carrère se targue de douter. Il doute que Jésus soit ressuscité : ce n’est pas croyable. Et ce doute, combiné à son désir de croire dans certains des aspects du message chrétien, le pousse à enquêter - c’est le mot qu’il utilise - sur les premières traces écrites du christianisme, celles sur la base desquelles la doctrine chrétienne s’est ultérieurement construite. Une enquête n’est pas le fait d’un chercheur, mais plutôt d’un inspecteur de police ; il faut faire parler les témoins, le but étant d’arriver à une vérité que la Justice pourra entériner. Et, ainsi que le fait la Justice, Carrère procède à des reconstitutions :
« J’ai essayé de reconstituer ce que disait Paul : le discours type qu’ont entendu, dans les synagogues de Grèce et d’Asie, vers l’an 50 de notre ère, les gens qui se sont convertis à quelque chose qu’on n’appelait pas encore le christianisme. […] Sans garantir que cette reconstitution soit exacte au mot près, je la crois très proche de la vérité. » (p. 165)
Et il y va de sa version, allant à l’occasion jusqu’à en proposer deux (cf. pp. 166 et ss.) Et lorsqu’il est pris in extremis d’une légère pudeur, il ne craint pas d’ajouter : « L’histoire ne perd rien, je trouve, à être racontée comme cela. » (p. 179)

Que son enquête soit guidée par une subjectivité assumée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
« Pour Renan, cela crève les yeux : l’Apocalypse a été écrite [en 68]. Ses images flamboyantes sont autant d’allusions plus ou moins codées à Néron et à la catastrophe qui s’annonce à Jérusalem. D’autres historiens penchent pour une datation de trente ans plus tardive, et pour le règne de Domitien. Bien que la seconde école soit majoritaire, je me rallie à la première parce que l’Apocalypse, sinon, sortirait du cadre temporel de mon livre, or je voudrais parler de l’Apocalypse. » (p. 503-504) En voilà un argument ! Et à propos des lettres de Paul : « On lisait et relisait sans fin ses lettres, et je sais que celle aux Philippiens est contestée, mais en imaginant la joie de la petite église lorsqu’elle en a reçu une qui lui était nommément adressée, j’ai envie de la décréter authentique. » (p. 517-518) Oui, pourquoi pas, après tout ? Et il va même jusqu’à juger admirable ce que saint Luc aurait inventé dans son récit de la nativité :
« Maintenant, ce qui fait la réussite d’un film, ce n’est pas la vraisemblance du scénario mais la force des scènes et, sur ce terrain-là, Luc est sans rival : l’auberge bondée, la crèche, le nouveau-né qu’on emmaillote et couche dans une mangeoire, les bergers des collines avoisinantes qui, prévenus par un ange, viennent en procession s’attendrir sur l’enfant… Les rois mages viennent de Matthieu, le bœuf et l’âne sont des ajouts beaucoup plus tardifs, mais tout le reste, Luc l’a inventé et, au nom de la corporation des romanciers, je dis : respect. » (p. 569)

Carrère va encore bien plus loin et cela mérite, je crois, d’être évoqué. Voici.

Ayant décrit l’attention qu’il prête aux portraits, et tout spécialement à ces peintures où l’on peut distinguer des visages peints d’après un modèle et ceux peints au gré de l’imagination - il cite le Cortège des mages de Benozzo Gozzoli et le Saint Luc dessinant la Vierge de Rogier van der Weyden - Carrère compare ces différences à celles qu’il juge décisives en pornographie, selon que la personne qui s’exhibe paraît commerciale ou non, c’est-à-dire sincèrement gagnée par le plaisir ou en train de le mimer. Et il fait alors, de cette manière intuitive de démêler le vrai du faux, un crible auquel il passe les versets de saint Luc, pour choisir ceux qui seraient dignes d’être crus et ceux auxquels il vaudrait mieux ne pas se fier. Le procédé n’est pas esquissé à la sauvette ; il occupe près de douze pages dont l’essentiel est consacré à détailler une vidéo pornographique, sensée rendre compte au mieux des vertus de cette intuition distinctive.

Ce mélange d’érudition et de trivialité peut séduire, hélas. Il est propre à faire oublier combien cette forme d’intuition peut être trompeuse. D’abord parce que le talent du comédien, comme celui du romancier, se mesure à sa capacité à faire passer pour vrai ce qu’il mime ou décrit. On ne peut ignorer tout ce qui fut dit, depuis très longtemps, sur le théâtre (3) et il y a quelque chose d’assez naïf à supposer que le mensonge, l’affabulation, le simulacre sont intuitivement repérables. Ensuite parce qu’il existe mille et une raisons d’être convaincant à tort, ce que la critique historique, pour sa part, tente depuis longtemps déjà de déjouer. Bref, Carrère veut se présenter comme quelqu’un qui doute - les derniers mots du livre sont : « Je ne sais pas » (p. 630) -, mais il se réserve une manière de sortir du doute qui est pour le moins plus douteuse encore. À moins qu’il ne s’agisse que d’un moyen pour dire ce qu’il veut croire, en dépit de ce que cela peut avoir d’incroyable. Ce sont alors des adhésions irrationnelles - le plus souvent justifiées par la moralité - qui ont un rapport très étroit avec l’air du temps - l’air du temps d’aujourd’hui, bien sûr - et qui, à ce titre, mériteraient la plus grande des circonspections.

Emmanuel Carrère ne se déprend pas du monde social, et moins encore de lui-même. Et c’est peu dire. Ce qui me conduit à évoquer le nombrilisme.

On peut admirer ce que saint Augustin a tenté dans ses Confessions, ce que Montaigne a produit avec ses Essais, ce que Rousseau s’est risqué à faire dans ses propres Confessions, ou encore ce que Proust a construit avec sa Recherche. Mais jouer dans la même cour est une autre affaire. J’ai déjà dit combien Proust avait gâché le roman français, ne serait-ce qu’en faisant naître des imitateurs. Il en va de même de l’essayisme qui s’autorise à digresser comme si de ce seul fait Montaigne allait être égalé. Parler de soi est une entreprise périlleuse, précisément parce que la subjectivité est le plus sérieux des obstacles à l’objectivité. Que l’objectivité ne soit pas accessible et que la subjectivité ne puisse être tue n’y change rien. Il n’y a de savoir véritable - même s’il reste sujet à révision - qui ne soit construit contre la subjectivité. Lorsque la philosophie écarta le sujet - dans les deuxième et troisième quarts du XXe siècle -, elle ne l’a pas nié, mais replacé là où il devait être, c’est-à-dire le plus loin possible des démarches heuristiques. Le retour du sujet dont certains se sont réjouis n’est donc pas une réhabilitation, mais plutôt un péril qu’il a été jugé bon de ne plus conjurer.

Je me garderai de citer de ces phrases, éparpillées dans le livre de Carrère, qui indique combien, « pour parler de [lui], on peut toujours [lui] faire confiance. » (p. 401) Je vais me contenter d’un seul extrait qui m’a semblé très parlant. Carrère ne croit pas que saint Paul ait d’abord été un persécuteur des disciples du Christ. Il écrit :
« L’administration romaine, exerçant seule le pouvoir de police et soucieuse de neutralité dans les querelles religieuses, n’aurait jamais laissé un jeune rabbin fanatique mettre des gens en prison au nom de sa foi. Aurait-il essayé, c’est lui qui s’y serait retrouvé. Si on veut prendre au sérieux ce que dit Paul, cela implique tout autre chose : qu’il ait été une sorte de milicien, auxiliaire d’une armée d’occupation. Un historien dont je reparlerai a soutenu cette thèse audacieuse, mais il n’y a pas besoin d’aller si loin pour, dès maintenant, tirer de l’affabulation de Paul une conclusion instructive sur sa psychologie et son sens de l’effet dramatique. Il n’a peut-être pas été ce Terminator juif qu’il se plaît lui-même à décrire, “ne respirant que haine et meurtre” et semant la terreur dans l’Église dont il sera un jour le pasteur, mais il sait que l’histoire est meilleure racontée comme cela, le contraste plus saisissant. Paul l’apôtre est plus grand d’avoir été Saul l’inquisiteur, et il me semble que ce trait se marie bien dans le tableau avec celui qu’illustre l’épisode de Philippes : cette jouissance qu’il éprouve à se laisser rouer de coups quand il lui suffisait d’un mot pour être libéré - mais ce mot, il attend pour le prononcer d’être, lui, couvert de sang et d’ecchymoses, et ceux qui l’ont frappé dans leur tort jusqu’au cou. » (pp. 192-193) (4)
Au-delà de ce qu’une certaine version du message chrétien aurait d’excessif - celle qui figure notamment dans le Sermon dans la plaine (saint Luc) ou dans le Sermon sur la montagne (saint Matthieu) -, une version dont Carrère admet le côté maximaliste, le premier problème que pose la morale chrétienne réside dans le caractère permanent de ses consignes et dans la nécessité en laquelle le chrétien se trouve en conséquence de l’exhiber, paradoxalement de préférence de la façon la plus humble possible. C’est ce qu’illustre l’attrait exercé sur lui par cet épisode d’un Paul qui se laisse battre pour mieux convaincre. Le moi est central, parce que c’est le moi qui doit être sauvé. Et l’humilité n’est qu’une manière de valoriser le moi, lequel existerait ainsi d’autant mieux qu’il serait à l’abri de la vanité.

Le chrétien ne doit pas seulement être chrétien ; il doit se montrer chrétien. C’est de cette façon qu’il convainc, ses arguments étant bien faits pour toucher le grand nombre. Et le livre d’Emmanuel Carrère a les mêmes ambitions. Il est dès à présent populaire, non seulement parce qu’il évoque avec bienveillance les aspects les plus promis à la renommée du christianisme antique, mais aussi parce qu’il les aborde sans négliger les modes contemporaines.

Remy de Gourmont a osé écrire : « Il faut avoir beaucoup de génie pour ne pas sombrer dans la popularité. » (5) ; et aussi : « Le peuple, c’est tous ceux qui ne comprennent pas. » (6) Dans Paysages, il raconte une femme qui a tiré les meilleures conclusions de pareils propos, sans assumer leur radicalité :
« Je connais une femme qui ne lit rien, ou plutôt qui ne lit que ce qui est exquis, mais comme l’exquis est rare, cela revient au même, ou quasi. Cinq ou six poètes français ou anglais, quelques écrivains d’hier et d’aujourd’hui dont elle aime presque tout, et cela lui suffit comme nourriture spirituelle. Qu’elle a d’esprit et que ne faisons-nous comme elle ! Pour moi qui ai la manie de lire souvent n’importe quoi, tout ce qui me tombe sous la main, que j’en ai été puni ! Il m’arrive de m’embarquer dans un livre nouveau si plat ou si nauséeux que mon esprit en ressent comme un dégoût et, comme on se lave les mains après avoir touché quelque chose de sale, je suis forcé de lire quelques belles pages pour me remettre le cœur. Il y a des lectures qui sont vraiment purificatrices et, par le jeu des concordances, on pourrait leur attribuer un parfum. Mais mieux encore, je les considérais comme des cordiaux. Il faut toujours avoir quelqu’un de ces livres sous la main quand une triste curiosité, presque toujours déçue, vous pousse à ce périlleux exercice de la lecture sans choix. On peut aussi les prendre comme antidote. Quelques pages de Spinoza, le commerce habituel de Flaubert, de Mallarmé, neutralisent admirablement les effets de la sottise en prose ou en vers. Mais l’inconvénient de ce procédé est qu’il vous rend de plus en plus difficile pour les lectures nouvelles, et de tel livre qu’on aurait lu jusqu’à la moitié, les premières pages suffisent à vous dégoûter complètement. Mais aussi quelle joie lorsque, l’esprit muni de cet antidote, qui est aussi une pierre de touche, on se sent entrer sans répugnance, même avec un certain plaisir, dans la connaissance d’une œuvre nouvelle. On s’aperçoit alors que l’art n’est pas tant fait du nouveau (il n’y en a peut-être pas) que de faire une œuvre qui se soutienne auprès des belles œuvres anciennes. » (7)

(1) Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L., 2014.
(2) Je me suis souvent entendu reprocher d’utiliser les dénominations saint Paul ou saint Augustin au lieu de Paul ou Augustin au motif que ce serait là des concessions inutiles à la foi chrétienne. Il ne me paraît pas que je concède quoi que ce soit en utilisant des termes religieux qui sont d’un usage très courant, notamment lorsque leur abandon risque de créer la confusion. Après tout, certains de ceux qui formulent ce reproche ne craignent nullement de parler du Mahatma Gandhi, alors même que la confusion en pareil cas n’est pas possible. Notons en outre qu’il est devenu de bon ton chez certains catholiques de dire Paul et Luc, plutôt que saint Paul et saint Luc, comme si cette sorte de familiarité les rendaient plus crédibles encore.
(3) Cf. par exemple Platon, La république, III, 394 et X, 604-6 ; Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. XIV, Ed. du Fuseau, Lagny-sur-Marn, 1964 ; Diderot, La paradoxe sur le comédien, Flammarion, 1993.
(4) Voici le passage des Actes des apôtres dont Carrère parle : « 16.11 Étant partis de Troas, nous fîmes voile directement vers la Samothrace, et le lendemain nous débarquâmes à Néapolis. 16.12 De là nous allâmes à Philippes, qui est la première ville d'un district de Macédoine, et une colonie. Nous passâmes quelques jours dans cette ville. 16.13 Le jour du sabbat, nous nous rendîmes, hors de la porte, vers une rivière, où nous pensions que se trouvait un lieu de prière. Nous nous assîmes, et nous parlâmes aux femmes qui étaient réunies. 16.14 L'une d'elles, nommée Lydie, marchande de pourpre, de la ville de Thyatire, était une femme craignant Dieu, et elle écoutait. Le Seigneur lui ouvrit le coeur, pour qu'elle fût attentive à ce que disait Paul. 16.15 Lorsqu'elle eut été baptisée, avec sa famille, elle nous fit cette demande: Si vous me jugez fidèle au Seigneur, entrez dans ma maison, et demeurez-y. Et elle nous pressa par ses instances. 16.16 Comme nous allions au lieu de prière, une servante qui avait un esprit de Python, et qui, en devinant, procurait un grand profit à ses maîtres, vint au-devant de nous, 16.17 et se mit à nous suivre, Paul et nous. Elle criait: Ces hommes sont les serviteurs du Dieu Très Haut, et ils vous annoncent la voie du salut. 16.18 Elle fit cela pendant plusieurs jours. Paul fatigué se retourna, et dit à l'esprit: Je t'ordonne, au nom de Jésus Christ, de sortir d'elle. Et il sortit à l'heure même. 16.19 Les maîtres de la servante, voyant disparaître l'espoir de leur gain, se saisirent de Paul et de Silas, et les traînèrent sur la place publique devant les magistrats. 16.20 Ils les présentèrent aux préteurs, en disant: Ces hommes troublent notre ville; 16.21 ce sont des Juifs, qui annoncent des coutumes qu'il ne nous est permis ni de recevoir ni de suivre, à nous qui sommes Romains. 16.22 La foule se souleva aussi contre eux, et les préteurs, ayant fait arracher leurs vêtements, ordonnèrent qu'on les battît de verges. 16.23 Après qu'on les eut chargés de coups, ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder sûrement. 16.24 Le geôlier, ayant reçu cet ordre, les jeta dans la prison intérieure, et leur mit les ceps aux pieds. 16.25 Vers le milieu de la nuit, Paul et Silas priaient et chantaient les louanges de Dieu, et les prisonniers les entendaient. 16.26 Tout à coup il se fit un grand tremblement de terre, en sorte que les fondements de la prison furent ébranlés; au même instant, toutes les portes s'ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers furent rompus. 16.27 Le geôlier se réveilla, et, lorsqu'il vit les portes de la prison ouvertes, il tira son épée et allait se tuer, pensant que les prisonniers s'étaient enfuis. 16.28 Mais Paul cria d'une voix forte: Ne te fais point de mal, nous sommes tous ici. 16.29 Alors le geôlier, ayant demandé de la lumière, entra précipitamment, et se jeta tout tremblant aux pieds de Paul et de Silas; 16.30 il les fit sortir, et dit: Seigneurs, que faut-il que je fasse pour être sauvé? 16.31 Paul et Silas répondirent: Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta famille. 16.32 Et ils lui annoncèrent la parole du Seigneur, ainsi qu'à tous ceux qui étaient dans sa maison. 16.33 Il les prit avec lui, à cette heure même de la nuit, il lava leurs plaies, et aussitôt il fut baptisé, lui et tous les siens. 16.34 Les ayant conduits dans son logement, il leur servit à manger, et il se réjouit avec toute sa famille de ce qu'il avait cru en Dieu. 16.35 Quand il fit jour, les préteurs envoyèrent les licteurs pour dire au geôlier: Relâche ces hommes. 16.36 Et le geôlier annonça la chose à Paul: Les préteurs ont envoyé dire qu'on vous relâchât; maintenant donc sortez, et allez en paix. 16.37 Mais Paul dit aux licteurs: Après nous avoir battus de verges publiquement et sans jugement, nous qui sommes Romains, ils nous ont jetés en prison, et maintenant ils nous font sortir secrètement! Il n'en sera pas ainsi. Qu'ils viennent eux-mêmes nous mettre en liberté. 16.38 Les licteurs rapportèrent ces paroles aux préteurs, qui furent effrayés en apprenant qu'ils étaient Romains. 16.39 Ils vinrent les apaiser, et ils les mirent en liberté, en les priant de quitter la ville. 16.40 Quand ils furent sortis de la prison, ils entrèrent chez Lydie, et, après avoir vu et exhorté les frères, ils partirent. » (copié sur http://www.info-bible.org)
(5) In Des pas sur le sable.
(6) In La culture des idées.
(7) Remy de Gourmont, La culture des idées, Robert Laffont, Bouquins, 2008, p. 925.


Autre note sur Carrère :
L’adversaire

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