de Claude Lévi-Strauss
Je viens de relire un texte que Claude Lévi-Strauss avait initialement publié dans la revue Les temps modernes (1) et qui a été réédité chez Sables en 1996 (2) : Le Père Noël supplicié. Et j’ai été frappé par le nombre élevé de niveau de lecture auquel ce texte se prête.
On peut d’abord y voir le rappel d’un étonnant fait divers et de la distance qui nous sépare du début des années 50. On peut aussi y trouver un certain stade des conceptions méthodologiques de Lévi-Strauss, après Les structures élémentaires de la parenté et avant Tristes tropiques. On peut encore y relever les buts que Lévi-Strauss assigne à l’ethnologie. On peut surtout y mesurer combien, à l’époque, l’écart séparant la doxa d’une certaine anthropologie était plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. C’est à ce dernier point que je voudrais essentiellement m’attacher.
Qui oserait encore, de nos jours, placer sa réflexion à un tel niveau de généralité, là précisément où le libre arbitre n’a plus cours ? Qui oserait aujourd’hui orienter ses recherches sur le postulat que l’homme ne s’appartient pas ? Et pourtant, qui oserait en même temps affirmer que la recherche en science sociale a, depuis lors, démontré l’inexactitude de cette voie ?
Avant d’en dire plus, il importe peut-être de commencer par préciser les faits dont il est question. Le journal France-Soir les avait alors relatés comme suit :
LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE PARVIS
DE LA CATHÉDRALE DE DIJON
Dijon, 24 décembre [1951] (dép. France-Soir)
Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents d’une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
"Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur."
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
………………….
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait comme chaque année les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire. » (pp. 8-11)
D’emblée, Claude Lévi-Strauss écarte la doxa et redéfinit le problème que soulèvent ces faits.
« Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. » (p. 12)
Il est frappant de constater combien Lévi-Strauss, convaincu que les raisons des choses ne sont pas dans les raisons des hommes, ne s’attarde guère à analyser les errements de la doxa. C’est que s’appesantir sur les naïvetés, sur les illusions, sur les fantasmes dont s’alimente le sens commun, c’est encore donner une chance à ce sens commun d’influer, ne serait-ce que négativement, sur l’effort d’élucidation auquel se voue l’anthropologue. Il ne s’agit pas pour lui d’être délivré ou au-dessus des raisons des hommes ; il s’agit de combattre ces raisons des hommes en soi-même, ne serait-ce que pour donner leur chance à des raisons nouvelles, normalement inimaginables, voire impensables. Dans le chapitre de son dernier livre (3) qu’il consacre à La plaisanterie de Milan Kundera, Alain Finkielkraut explore longuement toutes sortes de naïvetés, d’illusions et de fantasmes qu’il confronte à ce proverbe yiddish : « L’homme pense, Dieu rit. » ; et de présenter la littérature comme la sauvegarde. Je l’approuve à bien des égards, mais je ne puis pourtant m’empêcher de penser que c’est pour cela que Finkielkraut s’est toujours montré mauvais sociologue lorsqu’il se hasarda – ce qu’il fit souvent – sur le terrain de cette discipline. Reste bien sûr que la sociologie n’a aucun droit à détenir le dernier mot des choses.
Au sein même de la doxa, il est des signes – pour l’ethnologue – qui postulent des explications autrement profondes. Ainsi, dans ce débat de 1951 sur le Père Noël, il y a quelque chose de bien fait pour étonner, quelque chose qui représente une occasion de creuser une question qui nous paraît plus évidente lorsqu’elle concerne des peuples lointains que lorsqu’elle concerne notre propre société.
« Le Père Noël, symbole de l’irréligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. » (p. 13-14)
Deux voies sont envisagées par Lévi-Strauss : la recherche de comparaisons synchroniques d’abord, du côté de sociétés indiennes du sud-ouest des Etats-Unis ; la recherche de comparaisons diachroniques ensuite, avec les Saturnales à l’époque de la Rome antique. Et chaque fois, c’est la mort qui est en cause, sa représentation, sa fonction sociale, les moyens de s’en divertir (au sens étymologique du mot).
Le katchina des Indiens Pueblo présente d’importantes similitudes avec le Père Noël, notamment au niveau de la relation privilégiée qu’il entretient avec les enfants. Et c’est là une occasion de s’interroger sur le sens de l’initiation, telle que la société froide des Pueblo la connaît, parce qu’elle n’est pas elle non plus sans de certaines correspondances dans notre propre société.
« Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La "non-initiation" n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. » (p. 33)
L’histoire de la société occidentale révèle que le Père Noël et les festivités qui accompagnent son invocation ne sont pas une invention récente, mais plutôt une réadaptation. Que ce soient le gui, les cadeaux, le sapin, les papiers-cadeaux même, tout revient de pratiques passées et restaurées dans lesquelles Saint Nicolas, Halloween, le Père Fouettard, le Père Noël et d’autres encore alternent les rôles et s’opposent depuis des dizaines de siècles. Ainsi, selon Lévi-Strauss :
« Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteurs des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité. » (p. 45)
Mais mon intention n’est pas ici de reproduire ou de synthétiser l’ensemble du cheminement suivi par Lévi-Strauss pour débrouiller cette affaire de Père Noël supplicié. Je voudrais uniquement mettre l’accent sur le fait que les rapports qu’il met en lumière entre divers éléments symboliques sont de l’ordre du caché et que la force avec laquelle ils déterminent les croyances et les pratiques repose principalement sur le peu de conscience que les agents sociaux en ont. Les dernières phrases du texte de Lévi-Strauss sont les suivantes :
« Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que "les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts". Sans doute y-a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits-enfants – incarnation traditionnelle des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. » (p. 49-51)
Il y a un brin de malice dans les derniers mots de Lévi-Strauss. Et pourtant, la démonstration est là, du moins pour ceux qui ne reculent pas devant l’absence de sens des choses et de la vie. Car rechercher le pourquoi et le comment du comportement humain – et au passage du fonctionnement de l’esprit humain – réclame de réduire à rien le sens auquel les hommes croient, c’est-à-dire celui qu’ils ont inconsciemment inventé. L’anthropologie de Lévi-Strauss est de celle qui évapore le sens, de celle qui affronte le tragique, de celle qui confine la vie dans le seul plaisir de vivre, comme cela peut être grâce à l’amour dans toute son irrationalité, grâce à l’amitié désintéressée, grâce au propos d’un homme de qualité, grâce au mufle attendrissant d’un vache, grâce à l’odeur d’un sous-bois, grâce à la lumière d’un matin…
(1) Numéro de mars 1952, pp. 1572-1590.
(2) Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Sables, Pin-Balma, 1996.
(3) Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, Stock/Flammarion, 2009.
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