lundi 27 décembre 2010

Note de lecture : Michel del Castillo et la mère

Mamita de Michel del Castillo

« Il était sûrement fou. » (p. 11) Tel est l’incipit du dernier roman de Michel del Castillo (1). Lui, c’est Xavier, un pianiste qui va porter sur ses épaules l’enfance tragique de l’auteur. Et la folie dont il est question, c’est celle qui ne peut que poursuivre celui que ses parents ont trahi au-delà de l’imaginable.

Car Mamita, c’est la mère de Xavier et, d’une façon à peine déguisée, celle de Michel del Castillo (2). Pour son roman, ce dernier a choisi de répartir les rôles d’une façon qui lui permette de donner toute sa force au caractère contradictoire des sentiments qu’il nourrit à l’égard de sa mère. Ce sont les autres, son amie Sarah, son ancien amant Marc, son nouvel ami Tim, qui vont se charger de le rappeler sans cesse à la brutale réalité d’une mère livrant son fils en otage. Et lui de ne jamais céder au ressentiment complet, de ne jamais cesser de vouloir comprendre, de ne jamais arriver à comprendre. D’ailleurs, « ― Faut-il vraiment expliquer ? On n’a jamais autant parlé, autant montré. C’en est devenu gênant, presque indécent. Comprenons-nous mieux pour ça ? » (p. 54)

Quand on a vécu une enfance aussi cruelle, il n’est probablement que deux voies possibles : la plus probable, c’est sombrer ; la plus rare – exceptionnelle même –, c’est de mesurer sa propre souffrance à l’aune de la souffrance humaine et d’en travailler l’expression, Xavier par le piano, Michel par l’écriture.

Pour Marc, ne pas pouvoir comprendre revenait à devoir s’incliner devant l’horreur des faits ; pour Michel… :
« [Marc : ]"Tu auras beau faire, tu ne réussiras pas à comprendre. Pour la bonne raison qu’il n’y a rien à comprendre. Rien : l’appétit de vivre, l’égoïsme féroce, la cupidité.
― Cette psychologue pourtant, tu sais, celle qui a écrit…
― Ne me fais pas rire, je t’en prie. On colle un terme abscons sur la pire monstruosité, et on s’imagine avoir tout expliqué. Tu le sais bien, toi, qu’on n’explique rien.
― Je sais sans savoir."
» (p. 263)
Et un peu plus loin, parlant du mal, Marc se fait hobbesien :
« ― Regarde autour de toi, Xavier, et tends l’oreille. C’est ce qu’il y a de plus banal. Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (pp. 263-264)

Mais Xavier, sans espérer vraiment comprendre, ne renonce pas à se mettre à la place de sa mère, ce qui est la plus simple façon de comprendre : une forme d’identification.
« Dès qu’on creusait un peu, dès qu’on écartait rideaux et tentures, on découvrait l’égoïsme, la tartuferie, la saleté. Bien entendu, Mamita gardait sa liberté intérieure, la situation sociale ne suffisait pas à faire excuser ses actes. Mais il aurait fallu, pour réagir, une force spirituelle dont elle était dépourvue. Intelligente, elle était également futile. Cette apesanteur ne faisait pas d’elle un démon, tout juste une femme avide de vivre, prête à tout pour satisfaire ses envies. Il y avait en elle une voracité magnifique et terrible. Égoïste ? Oui, mais sa famille, la société entière montraient autour d’elle un égoïsme féroce. En un sens, elle devait se juger normale, ni pire ni meilleure que d’autres. Plus hardie, elle prenait plus de risques, accumulant les défis. Elle n’arrivait plus à contrôler sa course. L’accident était, dès lors, inévitable. » (p. 142) Et l’identification est suffisamment réussie pour que Xavier-Michel prenne conscience de ce qu’il partage avec sa mère : « Par là seulement, par cette commune fureur de vivre, de jouir à n’importe quel prix, il avait l’impression de parvenir à la comprendre. Le secret de Mamita, c’était le sien, celui de tous, c’était le secret des guerres et des massacres, une chose qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait surtout pas dire, parce que la vie en société en fût devenue impossible. » (p. 71)

Voilà le pont fait entre l’humaine déraison et sa folie propre. Le pont fait aussi avec l’histoire, celle qu’il a vécue, celle que Tim méconnaît et qu’il lui revient de l’en informer.
« Comment, demandait-il avec indignation, les Français avaient-ils pu enfermer les étrangers dans des camps ? Au lieu de répondre avec franchise, Xavier remontait à la guerre des Boers, à celle de 14-18, tentant de montrer à Tim que l’idée de concentrer de vastes populations découlait de la guerre industrielle, de la massification, et qu’il n’entrait, au commencement, aucun projet d’extermination dans ce parcage. Il fallait attendre la dictature de Lénine pour que l’idée d’anéantir des groupes humains qualifiés de vermine contre-révolutionnaire, de rats, oui, il fallait attendre la fureur bolchévique pour que la croyance se répande que certains groupes sociaux devaient nécessairement disparaître, puisque déjà condamnés par l’histoire, sentence cosmique excluant toute procédure. Il suffirait ensuite d’un imperceptible glissement, ces groupes devenant sous Staline de plus en plus nombreux, englobant des nationalités entières, un complot universel contre la Révolution. Une étape de plus et l’Idée prendrait, sous Hitler, un caractère impitoyable, la lutte des classes se métamorphosant en une guerre des races. Alors, la boucle se refermerait sur ces continents dantesques, le Goulag, Auschwitz. » (pp. 221-222)

Peut-il deviner, Tim, ce que fut l’entre-deux-guerres et en quoi cette période façonna Mamita ?
« La mode était aux gigolos, à Chéri, aux fils de famille décavés, génération de mâles épuisés, révoltés contre leur milieu, gosses qui avaient grandi dans la sinistre évocation des tranchées de la Somme et de Verdun, parmi les femmes en grand deuil, entre deux défilés de gueules cassées et deux requiems à Sainte-Clotilde. Comme Mamita, ils allaient à la dérive, naufragés entre deux massacres. Ils fumaient des cigarettes turques à bout doré, perdaient au casino l’argent de femmes auxquelles ils prêtaient leur beauté lasse et dédaigneuse, s’ennuyaient avec détachement. C’était le demi-monde de Bourdet, celui, plus faisandé, de Colette. » (pp. 140-141)
« De la perversité, Tim n’avait qu’une connaissance intellectuelle. Il ne savait rien ou peu de choses de la vraie cruauté, de la jouissance éprouvée à contempler la souffrance. Peu d’hommes ont assez d’imagination pour supporter la vue de la douleur. Ils prononcent des mots – fascisme, shoah, goulag, génocide –, mais c’est pour se faire peur. Ils se hâtent du reste de les désamorcer en les recouvrant d’explications, de dissertations, de spéculations ingénieuses ou imbéciles. Ils citent des chiffres, additionnent des millions de cadavres. » (p. 153)
Et Xavier, parlant de Tim, de confier à Sarah :
« Il est jeune, Sarah, trop jeune. Il garde son innocence. Il croit au bien. Il pense que les hommes deviendront meilleurs…
― Vous, non ? dit-elle en tournant vers lui son visage.
― Non, hélas. Pas pires, non plus…
» (p. 178)
Bref, Xavier et Tim avaient bien des raisons d’être différents, quoi que fut ce qui les rapprochait :
« Trop fluide, la nature de leur attachement échappait à l’analyse. S’ils avaient été des animaux, cette vérité élémentaire leur eût suffi, mais ils pensaient, parlaient, échafaudant des récits qui déformaient ou altéraient leurs impressions. » (p. 201)

L’incompréhension est nourrie par de multiples fossés. À côté de celui de l’âge, donc de l’histoire, il y a aussi celui qui s’est creusé entre les continents. Tim est américain, américain de la Nouvelle Angleterre…
« Plus tard, quand il le connaîtrait mieux, Xavier se demanderait si ce sentiment d’une égalité essentielle ne provenait pas de son éducation puritaine, tout comme la mélancolie lovée dans son regard pouvait s’expliquer par l’inflexible autorité de son père. Tim lui en parlerait souvent. Sous la désinvolture du propos, on devinait la blessure. Le terrible pasteur avait semé dans le cœur de son fils la hantise d’une damnation à laquelle on ne pouvait échapper, si ce n’est pas l’octroi d’une grâce accordée par un juge impénétrable.
Boston n’était pas éloigné de Salem, de ses procès en sorcellerie, de ses fureurs hystériques. Ces puritains qui avaient fui en Amérique les persécutions de l’Église officielle d’Angleterre, ils s’y étaient faits tortionnaires. N’était-ce pas la même histoire, partout et toujours recommencée ?
» (p. 104)
Et Sarah aussi, toute juive qu’elle est, réagit en américaine :
« N’était-ce pas cette exigence de vérité qu’il admirait chez Sarah ? Lorsqu’elle s’emportait contre Busch avec une violence comique, c’étaient ses mensonges cyniques qu’elle mettait en avant, comme si les pires dérives de la politique américaine en découlaient nécessairement. N’en avait-il pas été de même pour Nixon, pour Clinton ? C’était chaque fois la tricherie, la dissimulation qui provoquaient l’indignation du pays, au risque même de mettre sur le même plan une banale aventure extra-conjugale et une sordide machination. Au fond de toutes ces "affaires", il y avait la foi candide en la sincérité, l’honnêteté, vertus pourtant étrangères à la politique telle qu’en Europe on la concevait depuis des siècles. » (p. 67)
Or lui, Xavier, est européen. Et le produit de son histoire :
« Ce qui l’avait fait, c’était le pays, la société où il était né, sa grand-mère, Michel lui-même, ainsi que José Luis et ses camarades avec leur virilité insolente et bravache, c’étaient les cris, les insultes, les menaces, les parades, les défilés. Il n’attachait aucun crédit aux interprétations psychologiques. Tout se jouait dans des profondeurs plus obscures, des générations éloignées. Œdipe n’était pas seulement une mère et un père, mais une généalogie maudite. » (p. 146)

Tout ce livre serait pourtant peu de chose s’il se bornait à cette recherche d’une stabilité, à cet effort d’équilibre entre des liens affectifs meurtris par des actes et l’analyse de déterminations déresponsabilisantes. Mais il y a aussi l’art, la musique. Qui n’est pas davantage sans histoire que le reste. Mamita jouait du piano, et :
« En octobre et novembre 1936, lorsque la guerre civile atteignit la proche banlieue de la capitale, que tout semblait perdu, son jeu subit une subtile transformation, il se fit moins théâtral, plus intime et profond. Il n’y avait plus de spectateurs pour admirer sa beauté, rien que le bruit des bombardements, des canonnades, rien que le spectre de la mort, et un enfant éperdu caché sous le piano. Elle ne se servait plus de l’instrument, mais lui demandait du réconfort, une consolation. Ce fut Chopin. » (p. 149)
Ce qui fait dire à Xavier :
« J’ai pris très tôt le lyrisme en horreur. » (p. 361)
Car le Chopin qu’il interprète est éloigné de celui de la légende romantique.
« Avec la même fermeté qu’il refusait de se produire en public, Chopin éludait les incitations à composer un opéra national, une grande œuvre patriotique, s’en tenant à son instrument dont il explorait avec obstination toutes les ressources. Replié sur lui-même, coupé de sa patrie, séparé de sa famille, cet émigré solitaire écrivait sur les touches blanches et noires de son Pleyel une sorte de journal intime, celui de la maladie et de la révolte face aux souffrances de son pays natal, de ses déboires sentimentaux, celui d’une nostalgie vague et indicible. » (p. 96)
Quand on demande à Xavier :
« ― Vous n’aimez pas les bons sentiments ?
― Pas quand ils sont nés de la paresse. C’est un peu comme pour Chopin : la facilité étouffe la vérité.
» (p. 100)
Et il n’aime pas davantage Wagner :
« il y a quelque chose de morbide dans cet écoulement mélodique, quelque chose de suspect… » (p. 61)

Voila d’ailleurs ce qui le conduit à regimber lui-même devant les prestations publiques.
« Rejoignant Chopin dans son refus du spectacle, Xavier avait, depuis plus de dix ans, renoncé aux concerts. Il disait qu’il était impossible de produire de la musique à date et à heure fixes, devant des centaines d’auditeurs et que tout récital était en cela une imposture. Tranchés, définitifs, ses propos cachaient une timidité paralysante, une véritable phobie de l’estrade. Son rejet de la virtuosité et du brillant n’était pourtant pas éloigné de l’aversion de Chopin pour les jongleries d’un Liszt, les convulsions d’un Paganini. Il avait trop creusé la musique de Chopin pour ignorer ce que le compositeur recherchait, l’aisance parfaite, le naturel donnant l’impression de l’improvisation, la simplicité – ce maître mot dix, trente fois martelé. » (p. 94)

Ce rapport particulier à la musique – où l’on entrevoit des orientations qui guident l’écriture de Michel del Castillo – coïncide avec un état d’esprit qui écarte tout ce qui alimente les idées arrêtées, que ce soit en art, en histoire, en politique, et aussi dans les rapports humains, tout simplement. Il ne s’agit alors ni d’un remède, ni d’une explication : une expression, au sens le plus physique du mot, telle celle qui permet de faire sortir l’huile de l’olive. Et les règles de la musique, ce sans quoi il n’y aurait pas de musique, comme les règles du français, sans lesquelles il n’y aurait pas de français, sont la contrainte de laquelle nait l’art lorsqu’on s’y prend bien pour s’y bien couler.
« Ceux qui s’imaginent que l’art véridique console, ou, plus bêtement, qu’il guérit, n’entendent rien à son alchimie merveilleuse et funeste. C’est parce qu’il creuse la douleur, pénètre plus avant la solitude, qu’il dispense une sérénité mélancolique. » (p. 162)

Michel del Castillo n’est pas fort de son expérience ; il est fort avec son expérience. Ce qu’il a traversé de tragique, il ne le voit que comme le tragique humain, porté à l’incandescence. Et il comprend que c’est en le refroidissant – et non en le surchauffant – qu’il peut en cerner quelque peu la nature.
« Il entendait dans sa tête cette question qui revenait sans cesse le hanter : qui donc nous pardonnera ? Mais ce qui devait être pardonné, ou qui était censé l’être, il aurait été bien incapable de le dire. Pas un péché, pas même une faute : quelque chose de plus vague, de plus obscur, une culpabilité aussi ancienne que la terre elle-même. Le poids d’une création avortée. » (p. 353)

(1) Michel del Castillo, Mamita, Fayard, 2010.
(2) Voir sa biographie à l’adresse Internet suivante : http://www.micheldelcastillo.com/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=41&Itemid=27.
Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Le temps de Franco

mercredi 22 décembre 2010

Note de lecture : Bernard Sève

« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi »
de Bernard Sève
in Montaigne sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier


Voilà une question bien intéressante qui ne me laisse pas indifférent : comment parler de soi ? Comment s’évoquer, sans vanité, sans complaisance, sans travestissement ? Comment se raconter en se gardant de sa propre subjectivité ? J’ai longtemps cru qu’il valait mieux s’exprimer à la troisième personne pour parer tous les dangers que recèle l’énoncé d’un avis, d’une opinion, d’un savoir même. Mais, à certains égards, le remède est pire que le mal, car l’orgueil se déploie alors dans le caractère universel et sentencieux des énoncés. On peut aussi se taire sur soi, mais « le n’oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de cœur. » (1)

Y a-t-il une bonne solution ? Bernard Sève nous parle précisément de celle choisie par Montaigne. Dans un contexte bien différent de celui d’aujourd’hui, évidemment. Mais la leçon n’en est – je crois – que plus profitable encore.

La chose qui m’a le plus frappé dans le texte de Sève (2), c’est le lien qu’il établit entre l’amitié et l’auto-témoignage, un lien dont il se contente d’évoquer l’existence possible, sans le creuser davantage, et qui pourtant – me semble-t-il – plane sur toute la suite de son analyse :
« Je voudrais […] indiquer une piste que je ne peux pas suivre ici. Ce renoncement à l’attachement primordial à soi, cette distance creusée de soi à soi, Montaigne en a d’abord fait l’expérience dans son amitié avec La Boétie. Quand Montaigne peint l’incroyable fusion de leurs volontés, de leurs pensées et de leurs vies, il écrit : "c’est un assez grand miracle de se doubler"*. "Se doubler", parce que l’ami est véritablement et littéralement alter ego. Il me semble qu’il existe, chez Montaigne, une correspondance étroite entre la structure de l’amitié parfaite et celle du témoignage de soi. Dans l’amitié parfaite, un doublement ; dans le témoignage de soi, un dédoublement ; l’un et l’autre également énigmatiques et sources d’innombrables paradoxes logiques. S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. Pour des raisons qui ne sont pas seulement de biographie, je pense que quelque chose, dans les quatre années qu’a duré l’amitié de Montaigne et La Boétie, préparait l’expérience du témoignage de soi-même que Montaigne devrait pratiquer plus tard. Ce quelque chose a à voir avec le décentrement de soi, et même la déprise de soi. "Il me semble n’être plus qu’à demi"**, écrit Montaigne après la mort de son ami. Cet être à demi, cet être réduit de moitié, était peut-être nécessaire au dédoublement constitutif de l’auto-témoignage. » (p. 35)

Qu’il me soit permis de creuser un tout petit peu.

Ne conviendrait-il pas de lire le chapitre I, 27 des Essais (« De l’Amitié ») à la lumière de ce qu’on apprend dans le chapitre III, 8 (« De l’art de conferer ») ? Car l’insistance que Montaigne met à nous parler de la fusion qui caractérise l’amitié véritable pourrait nous faire oublier que cette fusion ne se traduit peut-être pas continûment par l’accord des esprits. Ce que l’ami donne, c’est aussi un autre esprit, apte à penser autrement, mais à ce point fiable que la contradiction devient le moyen d’abreuver sa propre pensée. Et c’est aussi cet obstacle contre lequel la pensée bute et qu’elle s’astreint à surmonter. La confrontation reste fusionnelle en ce que l’intention qui motive le contraste n’est que l’intelligence des choses, et rien que l’intelligence des choses. Et lorsque l’ami n’est plus là – absent ou disparu –, il demeure en imagination l’esprit qui chatouille le vôtre, et l’alimente. Et cela loin du monde, de ce « monde [qui] qui n’est qu’une escole d’inquisition. » (3) Tant et si bien que c’est le rapport à soi qui s’en trouve lui-même altéré ; comme le dit Bernard Sève, « S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. »

Ce qui, dans le texte de Sève, m’a le plus dérangé, c’est l’intrusion qu’y fait Sartre et sa « mauvaise foi ». Non que les pages de Sartre (4) auxquelles il renvoie ne méritent un certain intérêt. Mais elles ne me paraissent pas de nature à contribuer à une bonne compréhension de la problématique suscitée par le témoignage de soi et sur soi. Les digressions philosophiques auxquelles donnent lieu, depuis Husserl, l’ipséité, et plus généralement l’ontologie phénoménologique, multiplient les hypothèses invérifiables et confinent au jeu gratuit, mieux fait pour incliner les apprentis philosophes à briller plutôt qu’à rendre les choses intelligibles. Je ne suis pas loin de penser que, sans être inintéressant (je pense notamment à Merleau-Ponty), le courant philosophique français qui s’est engagé dans cette voie s’y est enferré de telle manière que son impact sur la pensée commune est aujourd’hui inexistant, sauf à nourrir l'affectation et la mondanité. Peut-on croire que l’œuvre de Montaigne conjure le risque que représente la mauvaise foi sartrienne ? Laissons Bernard Sève poser lui-même la question :
« La mauvaise foi [entendue comme le concept construit par Sartre dans L’Être et le néant] n’est pas une question de morale, c’est une question d’ontologie (5). Si l’homme n’a pas d’essence, parler de soi conduit à se donner une identité essentielle, c’est-à-dire à se considérer comme une chose et à nier sa liberté et la transcendance de l’ego. L’idéal de la bonne foi, écrit Sartre, est "un idéal d’être en soi", alors que l’homme est pour soi, transcendance et non chose. Ces analyses de Sartre, trop cursivement résumées, sont brillantes et péremptoires ; si on met en regard de ces analyses le texte des Essais, on mesure à quel point l’analyse sartrienne fonctionne a priori, sans confrontation avec des tentatives effectives (et exemplaires) d’écriture de soi. Sans doute le risque de la mauvaise foi, au sens sartrien du terme, est-il inhérent à tout témoignage de soi. C’est l’intérêt des trente pages que Sartre lui consacre que de souligner violemment ce risque. Mais tout le travail d’écriture d’un Montaigne vise précisément à conjurer ce risque, et à dépasser le paradoxe. L’ordo neglectus de Montaigne, son décousu, ses contradictions, ses retouches, ses sauts et ses gambades, toute sa poétique donc, vise à éviter la réification de soi qui définit la mauvaise foi. Lorsque Montaigne […] dit qu’il faut "se considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre", lorsqu’il écrit qu’il faut témoigner franchement de soi "comme de chose tierce"***, c’est sur le "comme" qu’il faut mettre l’accent, non sur "chose", "voisin" ou "arbre". C’est une règle de méthode, comparable à la première des règles de la méthode sociologique selon Durkheim : "Considérer les faits sociaux comme des choses." Se considérer comme un arbre n’est pas se réifier, ce n’est pas se prendre pour un arbre ou se donner le mode d’être qui est celui des arbres, c’est travailler la distance de soi à soi qui est, précisément, la structure fondamentale du pour-soi. » (pp. 39-40)

Et bien non ! Je ne pense pas qu’il s’agisse de la même chose. Car ce n’est pas l’abîme ontologique auquel Montaigne se sent là confronté. Il se penche bien sur lui à l’occasion (pensons au célèbre « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (6)). Mais – même si la mesure de l’ignorance ontologique qui est la nôtre incline déjà à la modestie – c’est la vanité des hommes, tant et tant exhibée (7), qui forge l’exigence de vérité vis-à-vis de soi. Et le problème est bien de méthode, cela j’en suis d’accord. Le « comme » est même de bonne méthode, même si la référence à Durkheim est assez audacieuse ; car ce que ce dernier tente d’établir, c’est précisément l’eccéité – si j’ose dire – du fait social.

Je suis bien loin d’avoir ainsi rendu compte de tout ce que recèle le texte de Bernard Sève, texte d’un très grand intérêt. Ce qui transparaît du texte tout entier – et ce n’est pas le moindre de ses mérites –, c’est que le combat contre l’orgueil, la posture modeste, la distance prise avec soi-même – qu’il ne faut pas confondre avec un manque d’estime de soi ou une réticence à s’exprimer –, ce n’est pas seulement une question de bienséance, de décence, de savoir-vivre ; c’est aussi et surtout une question de lucidité, tant sur soi-même que sur les autres. Il s’agit de construire quelque chose qui peut être structuré d’une façon assez comparable à ce qui pense.
« […] l’acte de mettre en rôle ses pensées, de se rendre des comptes à soi-même, contribue d’abord à créer une attention à soi, ensuite à former le "patron", le modèle, le Moi objet du témoignage. Dans la dialectique de l’être-comme, le Moi dont Montaigne témoigne passe ainsi du pôle du n’être pas (instabilité du Moi) au pôle de l’être (constance d’une écriture formatrice, malgré ses discontinuités). » (p. 44)

(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(2) Sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier, Montaigne, Éd. du Cerf, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, 2010, pp. 23-44.
* Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 198.
** Ibid., p. 200.
(3) Ibid., p. 972.
(4) Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, (1ère éd. : 1943), Gallimard, Tel, 1976, pp. 111-144.
(5) C’est surtout, comme Sartre le dit lui-même, une question de croyance (cf. Op. cit., pp. 104 et ss.)
***Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(6) Ibid., p. 639.
(7) Voir tout particulièrement quelques pages fortes du chapitre III, 8 : Ibid., pp. 966-969.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais

lundi 20 décembre 2010

Note de lecture : Yves Citton

L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation
d’Yves Citton


J’ai la chance d’avoir des amis qui me soignent, notamment de mon penchant pour les auteurs et les ouvrages consacrés. Ils me poussent dans les mains des livres nouveaux, choisis avec l’audace des découvreurs. Je leur en suis reconnaissant, car ils m’évitent ainsi une trop grande rupture avec le temps présent, menace qui plane souvent sur les cheveux blancs.

Voilà ce qui m’a conduit à lire le dernier livre d’Yves Citton (1). La réflexion qui s’y déploie pourrait sans doute plaire, mais – pour être franc – elle appartient à un genre qui n’a pas mes faveurs et postule une disposition à la foi que je n’ai pas.

Le titre d’abord. A priori, on se demande de quelles humanités Citton se propose de parler. Et, très vite, on comprend qu’il s’agit d’une traduction du concept américain d’humanities, lequel regroupe des disciplines aussi variées que la philosophie, l’histoire, le droit, la religion, l’art, l’anthropologie et autres area studies, communication studies et cultural studies. La confusion avec les sciences sociales n’est pas complète, mais les frontières – s’il y en a – sont floues. On pourrait se réjouir du caractère interdisciplinaire de cette approche, mais j’en crains plutôt des contagions malencontreuses. Yves Citton enseigne la littérature française à l’Université Stendhal-Grenoble 3, mais il est surtout connu par ses ouvrages de philosophie politique (2), domaine où il défend une approche qu’il présente comme inventive - inventrice, même -, une approche qui serait propre à régénérer la pensée de gauche.

Quel est le propos de L’avenir des humanités ? Sa cible, c’est ce discours ayant la faveur de bien des dirigeants politiques et qui parle continûment d’une société de la communication et d’une économie de la connaissance. Citton entreprend de nous expliquer ce que ce discours a de pernicieux, ce que je veux bien croire, et propose de le contrer en faisant l’éloge de l’interprétation, ce qui devrait plutôt me séduire. Et pourtant...

Et pourtant, trop d’aspects de son livre me rendent réticent, que ce soit dans la manière de dire les choses, dans la manière de les argumenter, et surtout dans la manière de poser les problèmes. Car je ne suis pas loin de penser que le projet de contrecarrer l’idée d’une société de la connaissance est encore trop d’honneur fait à ce slogan destiné aux consultants en tout genre. Il existe des thèmes dont certains milieux font leurs délices et qu’il vaut mieux ignorer que combattre.

Commençons par la manière de dire les choses.

Une phrase, pas choisie tout à fait au hasard, mais presque (il parle des vertus de l’interprétation) :
« En plus de ce travail de construction de soi intégrative dans le présent, le mode d’énonciation indirect propre à la posture interprétative (littéraire) opère également de façon à inscrire explicitement notre devenir individuel et collectif dans la continuité d’une évolution diachronique à long terme. » (p. 88)
Quand on s’exprime de la sorte, veut-on être compris ou laisser penser que l’on mérite d’être approuvé ? Il est possible de comprendre et même d’admettre ce qui est dit, mais l’envie naît - face à semblable forme - de désapprouver. Quelqu’un qui enseigne la littérature peut-il s’exprimer de la sorte ? On aimerait que non. Citton ne recule même pas devant ce fâcheux travers qui pousse les prophètes du monde présent à inventer des néologismes pour illustrer leur singularité. Incapaciter : verbe du premier groupe désignant l’action de rendre incapable (pp. 139, 144 et 145) ; vous auriez pu croire qu’il y avait brider, empêcher, étouffer, entraver, inhiber, paralyser, tenir en échec, que sais-je encore ? Non : tous insuffisants ! Et que dire de ce cognitariat qui se substituerait au prolétariat au motif qu’il « se trouve être le propriétaire légal du nouveau moyen de production le plus désirable pour les investisseurs : un interprète-inventeur (autrement dit : un corps-esprit humain, une subjectivité, un centre d’indétermination producteur de nouveauté) » (pp. 108-109) Le mot ne garantit pas l’existence de ce qu’il prétend définir, c’est le moins qu’on puisse dire !

Mais passons à la manière d’argumenter.

Il y a d’abord cet accord implicite d’auteurs connus, convoqués pour donner du crédit aux idées avancées, procédé détestable dont Citton n’a certes pas le monopole, mais auquel il recourt d’une façon que je trouve particulièrement inopportune. Par exemple, Gabriel Tarde, Virginia Woolf, Jacques Lacan, Jean-Paul Sartre, John Kenneth Galbraith et Michel Foucault sont évoqués, sinon invoqués, sans que jamais ne soit pris en compte ce qui les sépare, l’unique souci étant manifestement de montrer qu’ils ont pu dire quelque chose qui ne contredit pas la thèse de Citton. Et le procédé reste identique en ce qui concerne des auteurs dont la célébrité est plus récente, tels par exemple Luis Jorge Prieto, Toni Negri, Bruno Latour, Daniel Bougnoux, Isabelle Stengers, André Orléan ou Frédéric Lordon. Jamais les auteurs cités ne sont l’objet d’une interprétation, fruit d’un effort réflexif et critique que le livre de Citton tout entier appelle pourtant de ses vœux ! (3)

Il y a ensuite cette exploitation abusive de schémas de pensée prêtés à Spinoza et Deleuze, comme pour faire bénéficier la thèse défendue d’une assise philosophique solide. Ainsi :
« En termes spinozistes, la thèse principale de cet ouvrage pourrait […] se résumer comme suit : l’imaginaire implicitement déployé par les expressions d’"économie de la connaissance" , de "société de l’information" ou de la "communication" risque de ne définir la vie humaine et sociale qu’en termes (minimalement économiques) de circulation de biens marchands et de données, nous assimilant à des vaches broutant de touffe en touffe en quête des plus vertes prairies de la prospérité – alors qu’en concevant nos collectivités comme des "cultures de l’interprétation", on se donne les moyens de mettre clairement en lumière les conditions d’une vie et d’une agency "proprement humaines", dirigées par une "raison" plus qu’instrumentale, et orientées vers "la vie et la vraie vertu de l’esprit". » (pp. 137-138)
Pauvre Spinoza, embrigadé malgré lui dans ce débat idéologique bien étranger à ses véritables préoccupations ! Et il en va un peu de même pour Deleuze. Si celui-ci – à qui Citton emprunte la métaphore de la vache qui broute (cf. p. 49) – a souvent fait preuve d’une inventivité peu soucieuse de rigueur, il ne mérite pourtant pas d’être désigné comme le géniteur de semblable amphigouri :
« La référence à la façon dont Gilles Deleuze réinterprète inventivement Bergson pour conceptualiser la reconnaissance et la perception a permis d’entrevoir un autre enjeu (ontologique) de la différence entre la recognition sensorimotrice et l’interprétation inventrice : celui de la puissance d’agir (agency) et de l’encapacitation (empowerment). En émergeant d’un "intervalle entre l’excitation et la réaction", en "n’enchaînant pas" immédiatement "l’action subie sur la réaction exécutée", le mouvement complexe de l’interprétation (à la fois sélection, suspension, multidivision et précipitation intégrative) constituait la condition nécessaire à ce que la réaction puisse "être dite intelligente" et corresponde à ce que nous concevons comme une action (proprement humaine). » (p. 137)
Et, de même faut-il accepter que le même Deleuze soit convoqué pour fournir à Citton un exemple tendancieux des bienfaits de l’interprétation ?
« Dans l’exemple tiré […] par Deleuze d’Europe 51 de Rossellini, l’épouse qui a une vision (optique et sonore pure) de l’usine découvre soudainement que les travailleurs présentent toutes les caractéristiques de prisonniers. » (p. 83)
Tendancieux, car aurait-il évoqué le cas si l’épouse avait trouvé dans sa visite de l’usine l’occasion de mépriser davantage encore les ouvriers ?

Evidemment, l’essentiel se situe dans la manière de poser les problèmes. Venons-y.

Ce dont Yves Citton veut finalement nous convaincre, c’est que les connaissances et la communication aisée dont elles font l’objet ne nous incite pas à réfléchir. Car il faudrait que, entre la prise de connaissance et l’action qu’on fonde sur ce savoir, il y ait une sorte de temps d’arrêt durant lequel ce savoir ferait l’objet d’une réflexion et donc d’une interprétation. Jusque-là, rien de vraiment contestable, même si ce n’est pas d’une folle originalité. Mais s’il met près de cent quatre-vingts pages pour expliquer son idée, c’est que celle-ci s’entoure d’une série de présupposés à côté desquels il ne faudrait surtout pas passer. J’en aperçois personnellement trois auxquels Citton semble accorder une grande importance.

Le premier – et non le moindre, c’est l’idée hélas aujourd’hui si répandue que la rigueur scientifique présente des inconvénients qui nous forceraient souvent à lui préférer une approche des phénomènes qui laisse leur place aux opinions, ce qui situe le savoir et les progrès qu’on peut en attendre à la portée de tous.
« L’"innovation" n’est […] nullement réduite aux "inventeurs" des nanotechnologies ou du vaccin contre le sida : elle passe aussi par les millions de petites adaptations quotidiennes qui, de l’infirmier au vendeur et du secrétaire à l’enseignante, améliorent localement et infinitésimalement des rapports sociaux de plus en plus denses, hétérogènes et complexes. » (p. 110)
Mieux :
« entre les paroles d’experts, généralement réduites à des sentences dogmatiques et creuses que sollicitent les émissions télévisées "grand public", et la sécheresse des résultats d’enquête publiés par des revues hyperspécialisées touchant quelques dizaines de savants, c’est l’accès du public (non spécialisé) aux débats interprétatifs agitant les savoirs émergents qui est bloqué par la structure actuelle de la médiasphère. » (p. 128)
Et parlant des lieux « où peut fleurir l’activité interprétative » :
« Ces lieux vont de la salle de classe de littérature, où cette activité est la plus finement formalisée, jusqu’au trottoir sur lequel des spectateurs échangent informellement leurs impressions en sortant du cinéma. » (p. 176)
L’orientation démagogique du propos est malheureusement évidente. Et, à ceux qui en douterait, je les invite à se reporter à ce chapitre intitulé « Chacun est un artiste » où Citton ne craint pas d’affirmer ceci :
« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’autoformation nécessairement individuelle et collective […] » (p. 141)
Et encore ceci :
« Après deux siècles d’hégémonie d’un modèle scientifique (mythifié) érigé en seul accès à la "vérité", le temps est venu de reconnaître la complémentarité des sciences et des arts dans la construction collective du monde humain. » (p. 143)

Le deuxième présupposé est celui du caractère heuristique de la croyance.
« Cette fragilité affichée par toute interprétation (ainsi que par toute intuition) qui se présente comme telle l’inscrit d’emblée dans le registre de la croyance. Or, loin de constituer une position de retrait face au "savoir", la croyance reconnue comme telle offre tout au contraire un supplément de savoir par rapport aux prétentions implicites de la "connaissance" […] » (p. 67)
Ce qui permet à Citton de proclamer :
« Dès lors que nous nous reconnaissons tous comme interprètes, dès lors que nous comprenons notre vie commune comme tissée par le partage des croyances, des intuitions, des confiances, des suspicions, des sentiments et des significations que nous nous entre-prêtons, nous pouvons à la fois bénéficier du supplément de savoir que confère la conscience humble de sa propre fragilité épistémologique, et l’énorme réserve de forces communes (encore largement insoupçonnée) que peut mobiliser une vaticination mobilisatrice d’espoirs (Yes we can !). » (p. 72)
« Derrière les Humanités appliquées et les Humanités démystificatrices s’esquisse la perspective d’Humanités postcritiques qui viseraient à promouvoir l’émergence de nouvelles croyances émancipatrices, plutôt qu’à rester pures de toute illusion naïves. » (p. 131)
« Le plus important n’est plus d’éviter l’illusion ou l’erreur, ni même de dire le "vrai", mais de solliciter nos capacités de fabulation pour contribuer à fabriquer de nouvelles croyances, qui tireront le donné vers une fiction présente, traduisible en réalité future. » (p. 133)

Enfin, le troisième présupposé est politiquement connoté : le lecteur auquel Citton s’adresse est évidemment de gauche, et d’une gauche héritière des aspirations révolutionnaires les plus intransigeantes.
« Il convient d’interpréter la vague néolibérale qui a déferlé sur les pays riches entre 1980 et 2008 (thatchérisme, reaganisme, berlusconisme, sarkozisme) comme une réaction contre le potentiel d’émancipation dont est porteuse l’intellectualité diffuse nécessaire à nos nouveaux modes de production. La grande leçon à tirer de l’"opéraïsme" italien est que le rapport de forces entre le "capital" et le "travail" s’est fondamentalement altéré, dès lors que c’est dans les cerveaux des travailleurs (dans leur "savoir vivant", dans leur compétence interprétative) que se situe le principal moyen de production de la nouvelle économie. » (p. 155)

Je dois lutter contre l’envie de ne rien ajouter à des propos qui me semblent si contestables. Mais ce serait sous-estimer la séduction qu’ils sont malheureusement en mesure d’exercer aujourd’hui sur bon nombre de gens. Comment pourtant croire que l’on puisse combattre efficacement une idéologie – celle qui se cache derrière les slogans de société de la communication et d’économie de la connaissance – en basculant dans une autre qui n’en est d’ailleurs pas tellement éloignée, si ce n’est par sa rhétorique contestatrice ? Au simplisme de l’idée que la connaissance mise à disposition du peuple représente un progrès décisif répond le simplisme de l’idée que le tâtonnement corrigerait tout et trouverait sa force dans son caractère collectif.
« En démystifiant l’instant privilégié de l’invention, et en montrant qu’il se compose en réalité d’une multiplicité de sauts, de rebonds, de multidivisions et d’intégrations forcément précipitées (donc souvent à reprendre et à corriger ultérieurement), une théorie de l’interprétation inventrice tend à dissoudre le moment de l’invention au sein d’un continuum de tâtonnements dont les limites sont très difficiles à assigner.
De même, en montrant en quoi toute invention s’appuie en réalité sur l’interprétation de données, d’idées, d’intuitions, de visions, d’erreurs, de calculs et de textes
préexistants, on tend à dissoudre la figure de l’inventeur au sein d’un dialogue collectif, dont les parties prenantes s’avèrent elles aussi impossibles à recenser de façon précise et équitable. » (pp. 103-104)

Le monde n’a pas besoin de croire – c’est déjà fait ! – ; il a besoin, plus que jamais, d’outils propres à démêler le vrai du faux. Car la vérité – aussi inaccessible soit-elle – reste le seul rapport que l’homme puisse entretenir avec lui-même et avec les choses et dont il puisse espérer quelque chose. Le savoir est bien sûr fréquemment l’objet d’une lutte. Au sein de celle-ci, l’ennemi doit rester le mensonge et l’erreur. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre voie que celle de la méthode : méthode pour écarter les croyances et les illusions, méthode pour se déprendre des préjugés et des stéréotypes, méthode pour se débarrasser de ce dont le monde social nous persuade, pour se prémunir de cette foi sentimentale dans le collectif.

J’ai un grand respect pour l’analyse littéraire, qui peut effectivement nous apprendre beaucoup. Mais elle n’est en rien un modèle propre à s’appliquer à tous les objets de recherche. En fait, chaque objet de recherche doit construire ses propres méthodes au regard des difficultés spécifiques que l’approche de cet objet révèle. Il est faux et illusoire de croire que la simple halte invitant à réfléchir – que l’inaction, comme dit Citton – puisse engendrer autre chose que des erreurs :
« Au sein des vies suroccupées et surmobilisées que mènent bon nombre d’entre nous, la déconnexion et l’inaction ne peuvent donc pas faire seulement l’objet d’une tolérance à exiger d’autrui (le droit qu’on nous laisse "visionner en paix"). Une culture de l’interprétation mérite de les ériger au statut d’impératifs à nous imposer contre nous-mêmes : "Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire) !" » (p. 81)
Allons donc, Monsieur Citton ! Croiriez-vous en outre à la science infuse ? Que puisse vous faire du bien d’être quelque temps inactif, j’ose le croire. Mais l’idée de vous l’imposer ou de vous persuader que vous vous l’imposiez ne m’effleure même pas.

(1) Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation, Éditions La Découverte, 2010.
(2) Citton se réclame notamment de Spinoza (il a co-écrit un livre -Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie politique des affects, éd. Amsterdam, 2008 - avec Frédéric Lordon) et de Deleuze.
(3) Citons ce qui peut apparaître comme une exception au travers dénoncé : les critiques de certaines des thèses de Toni Negri, formulées par Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud, que Yves Citton évoque brièvement page 159.

dimanche 19 décembre 2010

Note spéciale : Jacqueline de Romilly

Jacqueline de Romilly est morte

Jacqueline de Romilly est morte ce 18 décembre.

Elle était conservatrice comme il convient de l’être, c’est-à-dire en défendant ce qui, venu du passé, mérite d’être conservé. Bien sûr, il en faut d’autres, moins réticents à revoir les conceptions traditionnelles. Et, à propos de la Grèce antique, dans les cinquante dernières années, il y en eut effectivement d’autres, fort heureusement. Mais Jacqueline de Romilly est restée quelque chose comme la gardienne d’un temple qui vaut d’être préservé : les textes grecs anciens en ce qu’ils recèlent un important message moral.

Un microscopique échantillon :

« Qui est Hector, en effet ? Y a-t-on pensé ? Il est le défenseur de Troie. Il est, par conséquent, l’ennemi ! Comme tel, il ne devrait intervenir que sous l’aspect de celui que l’on redoute, que l’on déteste, à qui l’on prête tous les torts. Faire tomber la sympathie sur lui, le montrer parmi les siens, entouré d’affection et d’espoirs, est donc un choix d’une extraordinaire originalité.
D’autres épopées ont-elles jamais procédé ainsi ? Je les ai lues pour la plupart, et je n’ai rien rencontré de tel. Les traditions assyriennes, égyptiennes, même l’Ancien Testament, tout suggère une attitude différente. Quelquefois, dans les épopées, on connaît l’ennemi ; mais c’est qu’alors la lutte oppose entre eux des frères, ou des rivaux. L’un des deux est, en général, détestable, sournois, cruel. De plus il s’agit ici d’un siège ; et l’on devrait ne connaître l’ennemi que comme une silhouette redoutable, surgissant d’une ville fermée, et sans doute entouré de cent légendes horribles, comme il en naît dans toutes les guerres. Or, Homère sait et montre ce qui se passe dans Troie. Il décrit ceux qui y vivent, et qui ressemblent en tout aux assiégeants – sauf peut-être que leurs terreurs sont plus grande et nous touchent donc plus vivement.
Hector est le seul héros, dans l’épopée, qui apparaisse entouré d’un père et d’une mère, d’une épouse bien-aimée, d’un tout jeune enfant. Il est le seul pour qui l’on sache les craintes qu’inspire son sort, les tendresses que brisera sa mort.
» (1)

« Hector était le défenseur de la ville ennemie ; or, c’est sur lui que se conclut l’épopée grecque.
Priam rapporte le corps à Troie : Cassandre est la première à l’apercevoir de loin et à ameuter tous ceux dont Hector était, selon la belle expression d’Homère, "la grande joie". Bientôt Priam est là. Bientôt commence le deuil proprement dit, avec les chants de deuil et les pleurs, avec, aussi, les plaintes d’Andromaque, d’Hécube, d’Hélène. Chacune évoque, dans la douleur, le souvenir d’Hector. Et enfin, en vingt vers, ont lieu les funérailles.
Les derniers mots du chant – les derniers mots de l’épopée – tombent alors, comme un battement de tambour voilé, lourdement ; et ils sonnent comme une épitaphe : "C’est ainsi qu’ils célèbrent les funérailles d’Hector, dompteur de cavales."
Telle est la fin de l’
Iliade. Peut-on douter, après cela, de la grande importance donnée dans l’épopée grecque, au héros troyen ? Celle-ci aurait pu aller jusqu’à la mort d’Achille ; elle aurait pu aussi se clore sur les funérailles de Patrocle. Non pas ! Le poème finit sur Hector, sur la tristesse de tous ceux qui l’aimaient, sur les qualités qu’ils voyaient en lui.
Et ce n’est même pas là le plus saisissant.
Le plus saisissant, à mes yeux, est que cette épopée s’achève sur un double deuil : au chant XXIII les funérailles de Patrocle, au chant XXIV, celles d’Hector. Elles sont très différentes. Pour Patrocle, le faste, les sacrifices, les grands jeux ; pour Hector, un simple bûcher et un coffret enfoui sous la terre, mais des larmes, beaucoup de larmes : des citoyens, des amis, des frères, toute une famille en deuil autour de celui qui aurait dû les sauver. Le contraste s’impose. Mais il n’ôte rien à l’idée maîtresse – à savoir que la mort a frappé des deux côtés.
[…]
Le respect des suppliants et l’accueil aux hôtes étaient liés à des rites qui n’existent plus en notre temps, du moins sous leur forme stricte. Mais ces rites sont des expressions d’humanité, de tolérance, d’ouverture aux autres. À ce titre, ils sont encore vivants et les hommes d’aujourd’hui gagneraient à en retrouver l’esprit bien vivant.
En est-il de même pour cette autre loi non écrite qui commande toute la fin du poème et exige que l’on accorde aux morts la sépulture ? Est-elle limitée à l’Antiquité et s’est-elle ensuite effacée ? Certains traits pourraient le suggérer. Déjà les auteurs anciens discutaient le sens de cette insistance sur le corps d’Hector. Et Cicéron rappelle en termes favorables une tragédie d’Accius, dans laquelle Achille déclarait avoir "rendu à Priam un corps, mais lui avoir pris Hector"*. Et dans la pensée chrétienne, on ne saurait oublier que le Christ a dit à l’homme qui voulait, avant de le suivre, enterrer son père : "suis-moi et laisse les morts ensevelir les morts"**.
Pourtant ce ne sont là que des ombres légères ; et, dans les périodes de sauvagerie accrue, on voit renaître ce sentiment profondément humain. C’est ainsi qu’en notre temps, on assiste, d’année en année, à la recherche des corps jetés dans des charniers. On l’a vu il y a quelques années, en République argentine. On le voit ces jours-ci en Bosnie. Sans doute veut-on d’abord savoir. Mais on veut aussi réparer.
Notre cruauté moderne passe de beaucoup celle d’Achille. Et peut-être est-ce une raison pour que le message grec nous touche, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus que jamais.
Or c’est à propos d’Hector qu’il a été pour la première fois formulé, en une scène qui devrait être notre bréviaire à cet égard.
Et enfin, par-delà ces valeurs mêmes, tout finit bien parce que le poète nous mène jusqu’à une certaine vision de l’homme, à laquelle elles sont liées ; dans cette vision de l’homme, une conscience aiguë des souffrances qui le frappent se combine avec le sentiment très vif de la solidarité que ces souffrances méritent. C’est une vision sans optimisme, mais sans amertume, qui montre le pire, et, dans le pire, révèle une forme de beauté.
Tout cela, à cause d’Hector.
» (2)

(1) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, p. 10.
* Tusculanes, I, 44.
** Matthieu, 8, 22.
(2) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, pp. 248-251.

Autre note sur de Romilly :
Petites leçons sur le grec ancien

mardi 30 novembre 2010

Note d’opinion : la Belgique

À propos de la Belgique

Que veut dire l’expression faire de la politique ? S’engager ? Militer ? Conquérir du pouvoir ? Je n’en sais trop rien. Mais, assurément, je ne fais pas de politique et je n’ai aucune envie d’en faire. Sans doute parce qu’il faut souvent y dire autre chose que ce qu’on pense vraiment. Sans doute aussi parce qu’il faut y combattre, sans trop s’inquiéter des moyens dont on use. Sans doute enfin et surtout parce que, pour y réussir, il faut accepter l’idée de la foule ou convaincre la foule de son idée. J’ajoute que je ne tire aucune fierté de mon retrait et n’éprouve aucun mépris – bien au contraire – pour ceux qui en font ; du moins a priori.

On peut pourtant s’intéresser à la politique sans en faire. Non pas mû par ce que certains appellent un devoir citoyen (1), mais par une curiosité pour ce que la politique révèle de l’homme. Et cela n’exclut pas des préférences, même si l’idée de les faire connaître lui est étrangère.

La Belgique – pays qui ne dispose guère des traits auxquels on prétend reconnaître une nation – vit en ce moment d’importantes difficultés de gouvernement. Et, friande de drames et d’inquiétudes, la presse évoque tantôt une dissolution du pays, tantôt une scission, tantôt même le rattachement partiel à d’autres. Je me garderai bien de me prononcer sur les souhaits et les prophéties en tout genre qui fusent de partout. Non seulement il ne me paraît pas possible de deviner sur quoi les difficultés actuelles vont déboucher, mais je me sens tout aussi incapable de distinguer les vertus et les vices respectifs de chacun des scénarios possibles. Par contre, je suis préoccupé par des manières de penser que le contexte d’aujourd’hui renforce, des manières de penser qui débordent très largement le cadre politique et impriment leur marque sur de nombreux aspects de la vie sociale. Sur cela, il me plaît d’exprimer mes préférences.

Ce que j’attends personnellement de la démocratie – et ce n’est pas rien –, c’est qu’elle assure le renouvellement périodique des dirigeants. Ce que je n’en attends pas, c’est qu’elle permette à tous (au peuple dit-on volontiers) de participer au gouvernement de la société. (2) Il n’est pas sans conséquence qu’une grande majorité des gens pensent l’inverse. C’est de là que découle cette logique qui veut que, pour triompher, un camp politique doit défendre des idées collectivement acceptables et que, pour les imposer, il lui faut de préférence disposer de la majorité absolue des représentants (3).

Mais, me dira-t-on, pourquoi craindre ce qui plaît au grand nombre ? C’est que ce qui plaît alors n’est pas la synthèse des avis de chacun, mais bien l’avis construit pour tous que beaucoup se laissent imposer. Et, pour faire écho à Rousseau, ce n’est pas l’intérêt général tel que chacun peut le concevoir indépendamment de ses propres intérêts qui est alors ainsi présenté, mais bien des intérêts particuliers dont l’habileté politique revient à faire la meilleure somme.

La Belgique avait à mes yeux un atout. Des scrutins de liste, des entités culturellement différentes, des niveaux de pouvoir multiples, tout cela présentait – outre de sérieux inconvénients que je me dispense d’énumérer – l’avantage de forcer à la discussion. Et plus il fallait chercher des compromis, plus le simplisme des idées de chaque camp était soumis aux critiques. Somme toute, pays composite, la Belgique était un peu à l’abri des foules enflammées et des thèmes rudimentaires et ravageurs qui les accompagnent le plus souvent.

À cet égard, dernièrement, les choses ont très rapidement changé. Le ver était bien sûr dans le fruit depuis que les partis politiques s’étaient tous repliés sur une communauté linguistique. Mais c’est la crise survenue à la suite du dernier scrutin fédéral qui a révélé l’ampleur du phénomène. Dorénavant, on oppose le plus souvent des idées qui seraient chacune propre à une communauté linguistique. « Les Flamands pensent que… », « Les Wallons pensent que… », voilà ce qui s’entend continûment. C’est plus que jamais ce qui est abusivement présenté comme collectif qui le devient effectivement, illustrant ainsi le mécanisme qui veut que c’est à l’idée la plus plate qu’on prête le plus facilement la vertu d’être partagée. S’ensuit un écrémage des leaders et des idées : les plus gras et les plus grasses surnagent.

Il y a là, bien sûr, quelque chose qui doit sans doute beaucoup à un environnement occidental dans lequel la pensée réflexive est oubliée, sinon dénigrée.

(1) C’est un devoir qui convoque l’attention de ceux qui seraient censés disposer du droit de diriger et pour qui son exercice devient alors une sorte d’obligation morale. Est-il besoin de rappeler qu’avoir une opinion politique est d'une certaine manière un privilège ?
(2) Dois-je préciser qu’il n’y a bien évidemment aucun cynisme dans ma position ? Sur la direction des choses, comme sur bien des choses elles-mêmes, l’avis de chacun est intéressant et souvent précieux ; c’est de le solliciter selon un processus collectif qui gâche tout. J’ajoute qu’il n’est pas exclu que ce soit en laissant croire à tous qu’il permet au peuple d’être associé au pouvoir que le système démocratique parvient le mieux à garantir le renouvellement des dirigeants. Fais-je alors ici même le demi-habile ? La question mérite d’être posée.
(3) C’est la raison pour laquelle je suis très méfiant vis-à-vis du scrutin dit majoritaire, même si le scrutin de liste présente lui aussi des travers du même ordre.

dimanche 31 octobre 2010

Note de lecture : Luc Boltanski

De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation
de Luc Boltanski


L’intérêt du dernier livre de Luc Boltanski (1) – une suite de six conférences données en novembre 2008 à l’Institut de recherche sociale de Francfort à l’invitation d’Axel Honneth et augmentées d’arguments que la limitation du temps de parole l’avait conduit à sacrifier – réside principalement dans la synthèse qu’il livre de sa conception des sciences sociales et de l’évolution dont cette conception est le résultat. Le propos n’est que de surplomb, ce qui n’est aucunement innocent à constater.

Résumer un livre – a fortiori un livre exposant des idées –, c’est le trahir. Il est cependant impossible de parler de celui-ci sans colliger les positions théoriques de son auteur. Fasse que je m’écarte le moins possible de ce que Luc Boltanski a dit ou voulu dire.

De la critique, quand on connaît l’usage qui fut fait du mot depuis Kant, c’est un titre qui a de quoi effrayer. Mais dans la mesure où il s’agit de la critique de la société (et non de la critique d’une forme de la pensée), les choses s’éclaircissent assez vite. Et si Boltanski n’a pas craint d’appeler son précis De la critique, c’est parce qu’il estime que la sociologie est critique par nature : « […] la sociologie est déjà, dans sa conception même, au moins potentiellement critique. » (p. 25) Au risque de paraître bien prétentieux, je voudrais rendre compte de son point de vue en partant du mien propre ; de la sorte, si je le trahis, on saura pourquoi.

En simplifiant beaucoup les choses, on peut admettre que la pratique sociologique réclame ou suppose que l’on prenne explicitement ou implicitement position par rapport aux deux questions fondamentales suivantes. Premièrement, la recherche sociologique implique-t-elle une remise en cause du fonctionnement de la société ? Deuxièmement, le sociologue est-il en position de dévoiler des déterminations sociales que les acteurs sociaux (2) ignorent ? Personnellement, je suis enclin à répondre non à la première question et oui à la seconde. Boltanski professe plutôt l’opinion contraire.

Boltanski a travaillé avec Bourdieu, puis s’en est détaché. Ce qu’il reprochait à ce dernier, c’est la position en surplomb d’une sociologie du dévoilement, telle que celui-ci la pratiquait.
« Le reproche principal que nous avons fait à la sociologie critique est – pour dire vite – son caractère surplombant et la distance dans laquelle elle se tient par rapport aux capacités critiques développées par les acteurs dans les situations de la vie quotidienne. La sociologie pragmatique de la critique reconnaît au contraire pleinement les capacités critiques des acteurs et la créativité avec laquelle ils s’engagent dans l’interprétation et dans l’action en situation. Mais il paraît néanmoins difficile, en suivant ce programme, de remplir toutes les ambitions solidaires d’une orientation métacritique. Nous nous trouvons donc confrontés, du côté de la sociologie critique, à une construction ouvrant la voie à des possibilités carrément critiques, mais qui se donne des agents assujettis à des structures qui leur échappent et fait l’impasse sur les capacités critiques des acteurs. Et, du côté de la sociologie pragmatique de la critique, à une sociologie vraiment attentive aux actions critiques développées par les acteurs, mais dont les potentialités critiques propres paraissent limitées. » (pp. 74-75)

Donc, Boltanski imagine qu’il faille choisir entre une sociologie métacritique, surplombant le monde social (telle celle de Bourdieu) et une sociologie pragmatique – qu’il aime appeler sociologie pragmatique de la critique – qui laisse davantage la parole à ceux qu’il appelle les acteurs du monde social. Pour tout dire, il rêve d’une collaboration de ces deux sociologies, mais sans doute sans trop y croire.
« Pour être aujourd’hui crédibles, les sociologies orientées vers une métacritique de la domination devraient tirer les leçons des échecs passés et […] se donner un cadre d’analyse permettant d’intégrer les apports de ce que nous avons appelé, d’un côté, le programme surplombant et, de l’autre, le programme pragmatique. Du programme surplombant, ce cadre retiendrait la possibilité, que procure le parti pris d’extériorité, de mettre en cause la réalité et de fournir aux dominés des outils pour résister à la fragmentation, cela en leur offrant un tableau de l’ordre social, et aussi des principes d’équivalence dont ils puissent se saisir pour faire entre eux des rapprochements et accroître leur force en se liant dans des collectifs. Mais du programme pragmatique, un tel cadre devrait retenir, d’une part, l’attention aux activités et aux compétences critiques des acteurs et, d’autre part, la reconnaissance des attentes pluralistes qui, dans les sociétés capitalistes-démocratiques contemporaines, semblent occuper une position centrale dans le sens critique des acteurs, y compris les plus dominés d’entre eux. » (pp. 81-82)

Au risque d’avancer une idée que certains jugeront naïve, je suis enclin à croire qu’il faut que la sociologie évite autant que possible d’être critique, au sens que Boltanski donne à ce mot, c’est-à-dire qu’elle renonce à toute vocation à l’émancipation du corps social étudié. Bien sûr, la science sociale ne peut être que critique au sens où elle discerne. Mais elle doit selon moi se garder de dénoncer le système social et, davantage encore, de distribuer des outils d’émancipation (3). Non qu’il ne soit pas souhaitable que les opprimés s’émancipent. Mais simplement parce que la démarche sociologique accroît ses chances de mieux séparer le vrai du faux si elle s’applique à écarter toute considération relative à l’amélioration du monde social auquel elle s’applique. C’est ce que le principe de neutralité axiologique réclame prioritairement en ce domaine. Et à ceux qui prétendent que cette neutralité est inaccessible – ce dont je conviens volontiers –, je répondrai qu’il s’agit avant tout de minimiser l’écart qui la sépare fatalement de la pratique sociologique. Dès lors que l’on abdique devant cette exigence au motif qu’elle ne peut être pleinement rencontrée, on accroît terriblement la probabilité que la subjectivité imprime sa marque à la recherche. Démêler le vrai du faux est une ambition qui ne s’accommode que de la plus grande rigueur qui soit, notamment par le souci d’écarter continûment dans sa démarche toute interférence des préjugés et des préférences. Aussi nécessaire que puissent la juger certains, l’émancipation des dominés est une préférence qui ne doit pas influer sur les recherches visant à comprendre le fonctionnement du monde social. La sociologie n’est rien d’autre qu’une anthropologie appliquée à la société dont fait partie le chercheur. Or, que penserait-on d’un ethnologue étudiant une société exotique dans le but de peser dans son évolution, par exemple en fournissant des moyens d’émancipation à ceux qui lui paraissent les moins favorisés ?

Bourdieu, c’est vrai, n’a jamais été clair à ce sujet. Il a volontiers proclamé l’exigence de neutralité axiologique (4), mais il a aussi avoué souvent son espoir de contribuer, par ses travaux, à une certaine forme d’émancipation des dominés (5). Lévi-Strauss au contraire, dans le domaine qui lui est propre, a toujours su éviter les jugements prophétiques et, plus généralement, les jugements de valeur ; qu’il y ait été aidé par une sorte de dégoût de la chose politique ne change pas grand chose à l’affaire. Les espoirs de Bourdieu trouvent sans doute leur origine dans une forme de désespoir très pascalienne, tandis que l’équanimité lévi-straussienne le rapproche davantage de Montaigne.

Dans les premières pages de De la critique, Luc Boltanski croit utile de distinguer les recherches selon qu’elles portent sur le pouvoir ou sur la domination. Le premier serait susceptible, au travers de ses différentes manifestations, d’être étudié de façon monographique, alors que la seconde porterait nécessairement à la théorisation et, par conséquent, à l’attitude surplombante :
« La sociologie, en tant qu’activité empirique, peut décrire différentes dimensions de la vie sociale (et différentes formes de pouvoirs) sans viser nécessairement à les intégrer dans une totalité cohérente et même en cherchant, au contraire, à faire ressortir la spécificité de chacune d’entre elles. À l’inverse, les théories de la domination dévoilent les relations entre ces différentes dimensions, afin de mettre en lumière la façon dont elles font système. Tandis que la sociologie se donne pour objet des sociétés, quelle que soit la manière dont elle les identifie (et on pourrait montrer qu’il s’agit le plus souvent d’États-nations, comme c’est le cas, par exemple, de toute évidence, chez Durkheim), les théories de la domination, en prenant appui sur les descriptions sociologiques, construisent un autre genre d’objet que l’on peut désigner comme des ordres sociaux. […] La substitution de l’ordre social – objet manifestement construit – aux relations sociales – objet supposé découler de l’observation empirique – fait la force et la faiblesse des théories critiques de la domination. Elles sont toujours susceptibles d’être dénoncées comme illusoires, c’est-à-dire comme n’offrant pas des tableaux ressemblants de la réalité mais comme n’étant que l’expression d’un rejet de la réalité ne reposant sur rien d’autre que sur des points de vue particuliers (et contestables) ou sur le désir (et le ressentiment) de ceux qui la condamnent. » (pp. 17-18) Et dans une note à laquelle les derniers mots renvoient, Boltanski n’hésite pas à affirmer que le « caractère critique et systématique des théories de la domination et leur prétention fréquente à en savoir plus que les acteurs eux-mêmes sur les sources de leur mécontentement ont même conduit, en nombre de cas, leurs adversaires à les assimiler à un genre de folie. » Et il n’hésite d’ailleurs pas à évoquer la paranoïa (p. 242).

De cette distinction opérée par Boltanski, je voudrais risquer une hypothèse explicative. Au cours des trente dernières années, celui-ci pourrait bien s’être trouvé confronté à une double contrainte : d’une part, renoncer au caractère doctrinal des théories critiques qui, à l’instar du marxisme, ont laissé voir leurs limites (et c’est peu dire) ; et d’autre part, sauvegarder l’engagement politique (aussi peu partisan qu’il puisse s’exhiber) d’une sociologie à vocation émancipatrice. D’où ce refus de toute démarche de dévoilement et cet entêtement à conserver à la sociologie sa vocation à la critique sociale. Le dernier chapitre de son livre s’intitule « L’émancipation au sens pragmatique » ; il s’offre comme une conclusion et insiste sur le renforcement du rôle de la critique par, « d’une part, l’augmentation de la puissance de ceux qui en sont les porteurs et, d’autre part, la consolidation de son pouvoir, c’est-à-dire de sa capacité à embrayer sur la réalité pour en modifier le cours » (p. 923) (6). Ce qui le conduit à appeler de ses vœux un mouvement qui « pourrait peut-être alors rendre au mot communisme – devenu presque imprononçable – une orientation émancipatrice que lui ont fait perdre des décennies de capitalisme d’État et de violence totalitaire. » (p. 235) ; la sociologie et l’anthropologie ont pour rôle, dit-il, « d’aider la société – c’est-à-dire les gens, les gens dits "ordinaires" – à se maintenir sciemment dans cet état de déséquilibre permanent en l’absence duquel, comme l’annoncent les pire prophéties, la domination, en effet, s’emparerait de tout. » (p. 236)

En fait, si l’on consent à faire du principe de neutralité axiologique une priorité telle qu’elle interdit toute participation de la sociologie à quelque démarche prométhéenne que ce soit, et si l’on accepte un tant soit peu le principe de non-conscience (7), on découvre alors que beaucoup des considérations émises par Boltanski au sujet de l’objet et des méthodes de la sociologie se dissolvent. Évidemment, toute difficulté n’en est pas pour autant surmontée. Et il en est une nouvelle – redoutable – qui surgit : c’est celle de l’usage social des produits de la recherche sociologique.

Par le passé, les produits de la science s’échangeaient entre initiés et la question de leur diffusion dans le corps social se posait peu, même dans le domaine des sciences sociales. Évidemment, il arriva que le corps social lui-même s’en mêle, comme eurent à en souffrir Galilée ou Darwin. La situation, sur ce plan, s’est récemment modifiée, au point que les moyens de la recherche sont le plus souvent accordés à ceux qui obtiennent d’une façon ou d’une autre l’assentiment des média et du public. D’une certaine façon – et je le dis sans provocation –, la science est devenue démocratique (8), ce qui à bien des égards la conduit à être de moins en moins scientifique. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, de constater que les sciences qui progressent le plus sont celles qui portent sur les domaines dans lesquels les citoyens n’ont pas eux-mêmes d’avis préalables, telles les sciences logico-formelles et certaines sciences naturelles, notamment celles qui portent sur l’infiniment petit et l’infiniment grand. C’est dire combien il est effectivement malaisé de persister de nos jours dans des principes aussi étrangers à l’air du temps que la neutralité axiologique et la non-conscience des déterminations. C’est pourtant, selon moi, un effort qu’il faut consentir.

Je ne voudrais pas laisser croire pour autant que toute sociologie militante ou pragmatique est vaine et stérile. Bien des observations faites par Luc Boltanski dans son livre sont pertinentes et propices à la recherche. Et d’ailleurs, parmi les sociologues qui partagent ses conceptions, plus d’un a publié le résultat de recherches très intéressantes. Non seulement Boltanski est plus nuancé que ce que je viens d’en dire pourrait le laisser penser, mais bien des sociologues qu’on range (peut-être un peu vite) parmi les pragmatiques n’hésitent pas à pratiquer de temps à autre le surplomb et se gardent en outre de plaider une cause. Ainsi, par exemple, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique (Gallimard, 2005) de Nathalie Heinich nous livre une étude des plus passionnantes sur l’histoire de la résurrection de l’élitisme dans la première moitié du XIXe siècle.

Un regret encore, à propos du De la critique de Boltanski : pourquoi faut-il qu’il convoque ainsi tous les auteurs renommés des trente dernières années, ici pour valider un mot, là pour avoir eu la préscience de ce qu’il va dire ? La qualité de sa pensée s’accorde mal avec ce travers aujourd’hui malheureusement très répandu (notamment dans les thèses de doctorat).

(1) Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, nrf essais, 2009.
(2) Boltanski parle d’acteurs, là où Bourdieu aurait dit agents et Boudon individus.
(3) Il est très naïf de croire que le sociologue, aussi fiable soit-il, puisse effectivement fournir des outils efficaces d’émancipation. Le dévoilement des déterminations sociales a des effets très imprévisibles sur l’évolution des choses. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer combien ce qui fut révélé sur le caractère socialement sélectif de l’école au cours des années 60 a pesé sur l’évolution de l’école de telle sorte que, malgré l’objectif proclamé d’égalisation, celle-ci s’est faite davantage sélective encore.
(4) Comme dans le livre qu’il a publié en 1968 en collaboration avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron : Le métier de sociologue (EHESS & Mouton, 1968).
(5) Cf. notamment Questions de sociologie (Éd. De Minuit, 1984) et Les règles de l’art (Seuil, 1992).
(6) Boltanski disserte assez longuement sur ce qui sépare selon lui la réalité brute et la réalité, telle que les institutions la construisent (et même sur la réalité de cette dernière réalité). Tout cela n’est pas faux, mais je me demande pourquoi il a choisi de s’emberlificoter dans ces homonymes (en espérant qu’il n’a pas succombé à l’attrait du faux brillant des doublets) ; le mot idéologie est vacant et il n’est pas interdit d’en user.
(7) Cf. notamment à ce sujet Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales & Mouton, Paris et La Haye, 1968, pp. 29-34. Bourdieu a ultérieurement pris ses distances avec ce livre, en le jugeant excessivement péremptoire. N’était-il pas surtout trop favorable à une neutralité politique qu’il a de plus en plus considérée comme un refuge inacceptable ? On peut le penser, notamment lorsqu’on visionne le film de 2001 de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat (visible à l’adresse Internet suivante : http://vimeo.com/25475445), où l’on voit Bourdieu discuter avec son équipe de choix méthodologiques propres à contrecarrer certains discours politiques et où on le voit aussi tenter vainement d’expliquer à un auditoire du Val-Fourré ce qui l’autorise à parler en connaissance de cause de la réalité sociale que vivent ses interlocuteurs.
(8) Je renvoie ici à ceux qui, à la fin du XIXe siècle, croyaient tant en la science qu’ils s’opposaient à la démocratie au motif qu’on ne vote pas, comme disait Renan, pour décider de la validité d’un théorème. À noter qu’on n’en est peut-être pas si loin aujourd’hui si l’on en juge par les modes de classement des articles scientifiques.

vendredi 15 octobre 2010

Note d’opinion : trop d’humains

À propos du chiffre de la population humaine

Claude Lévi-Strauss l’a souvent déploré : nous, humains, sommes beaucoup trop nombreux. En 2005 encore, il insistait sur cette réalité et ses effroyables conséquences.
« Si l'on espérait savoir un jour ce que c'est que l'homme, il importait de rassembler pendant qu'il en était encore temps toutes ces réalités culturelles qui ne devaient rien aux apports et aux impositions de l'Occident. Tâche d'autant plus pressante que ces sociétés sans écriture ne fournissaient pas de documents écrits ni, pour la plupart, de monuments figurés.
Or avant même que la tâche soit suffisamment avancée, tout cela est en train de disparaître ou, pour le moins, de très profondément changer. Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations unies. Conviés à des réunions internationales ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au-delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident. Sans doute cette uniformisation ne sera jamais totale. D'autres différences se feront progressivement jour, offrant une nouvelle matière à la recherche ethnologique. Mais, dans une humanité devenue solidaire, ces différences seront d'une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre.
Ces changements de rapports entre les fractions de la famille humaine inégalement développées sous l'angle technique sont la conséquence directe d'un bouleversement plus profond. Puisque au cours du dernier siècle j'ai assisté à cette catastrophe sans pareille dans l'histoire de l'humanité, on me permettra de l'évoquer sur un ton personnel. La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d'habitants. Quand j'entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s'élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd'hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu'à l'échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d'espèces animales et végétales.
De ces disparitions, l'homme est sans doute l'auteur, mais leurs effets se retournent contre lui. Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même, parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces bien essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.
Aussi la seule chance offerte à l'humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire.
Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces.
» (1)

La première forme de respect à l’égard du vivant qu’il importerait de promouvoir serait de mieux dire ce qui survient. Ainsi, contrairement à ce qui est répété quotidiennement, la planète n’est pas en danger et la nature ne subit aucune destruction. Beaucoup d’espèces vivantes sont en danger, beaucoup sont détruites. Mais la planète, comme la nature, ne sont pas concernées de la même manière. Fût-ce privée de vie, la Terre tournera encore longtemps autour du soleil. Quant à la nature – même si le mot se limite souvent à désigner ce couvert végétal et verdoyant dont la Terre fut et reste partiellement couverte –, force est de constater qu’elle porte ou meut les changements, aussi catastrophiques soient-ils pour telle ou telle forme de vie, et connaîtra avec la même indifférence les environnements les plus hostiles qui soient à la vie, qu’elle a connu les circonstances qui en favorisèrent l’éclosion et le développement.

On m’objectera que c’est une question de mots. Nullement. En s’exprimant comme on le fait, on conserve l’humain au centre de la planète, et sa survie comme la finalité de la nature. Ce qui vaut bien, côté anthropocentrisme, les objections anti-galiléennes ou anti-darwiniennes. Or, c’est cette forme de priorité implicite qui conduit à agir à contre-courant des discours alarmistes.

Qui n’admettra pas qu’il y a trop d’humains sur le globe terrestre ? Et pourtant, simultanément, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la baisse de la natalité dans le pays dont ils espèrent la prospérité économique. Mieux encore : chacun est de plus en plus sollicité à participer au sauvetage de la planète en consommant des produits qui sont vantés comme ayant été fabriqués avec moins d’énergie et moins de polluants que ce n’eusse été le cas il y a peu, comme si la croissance de la consommation devenait supportable dès lors que chaque unité produite pollue un peu moins. Tout cela est dérisoire et pathétique.

Je ne suis pas loin de penser que le discours écologique, tel qu’il est tenu par ces partis qui aspirent à gouverner, représente peut-être, dans les sociétés occidentales, le plus grave danger qui soit pour le règne vivant. Car il monopolise la contestation envers les producteurs les plus nocifs au nom de solutions qui n’en sont pas et participe à perpétuer un mode de vie – à peine altéré par quelques comportements ostentatoirement engagés - qui ajoute au surnombre le malheur de la surconsommation.

Comme le pensait déjà Rousseau, cette science qui nous vaut tant de déboires, c’est aussi d’elle qu’il faut espérer le remède. La baisse démographique et le mode de vie équilibré doivent être étudiés et planifiés avec rigueur, car les difficultés sont extrêmes. Et pour que cela soit possible, il faut favoriser une sorte de religion civile dont le premier dogme serait que sa propre vie, celle des autres, celle des animaux, celle des végétaux, tout cela, c’est la même chose.

(1) Extrait du discours que Claude Lévi-Strauss prononça le 13 mai 2005 lors de la remise du Prix international Catalunya et disponible à l’adresse Internet suivante : http://www.aidh.org/txtref/2005/soc-strauss.htm.

jeudi 30 septembre 2010

Note de lecture : Nathaniel Hawthorne

La lettre écarlate
de Nathaniel Hawthorne


Les raisons de s’intéresser à La lettre écarlate de Daniel Hawthorne (1) ne manquent pas. Celle qui m’importe le plus est certainement le double décalage historique que l’œuvre propose aujourd’hui : publiée en 1850, il y a donc cent soixante ans, elle fait le récit d’événements survenus entre 1642 et 1649, soit quelque deux siècles plus tôt. (2)

On peut conserver de nos jours une grande curiosité à l’égard de ces temps où des Anglais, fuyant leur pays, s’installèrent entre la mer et la forêt sur les côtes du continent nord-américain. Qu’ils furent puritains ajoute grandement aux questions que l’on peut se poser au sujet de cette colonisation primitive. Ce que nous offre La lettre écarlate, c’est le tableau que nous en brosse un homme du XIXe siècle, éduqué dans le puritanisme, influencé par le mouvement gothique anglais, témoin critique des transcendantalistes (Thoreau et Emerson), mais surtout habité d’un goût passionné pour l’écriture et l’expression littéraire.

L’intrigue est bien connue : une femme mariée, mère d’une enfant adultérine dont elle refuse de dévoiler le nom du père, est condamnée à porter cousue sur la poitrine une lettre A rouge ; son mari, qui cache lui-même sa situation d’homme marié, devine que le père est ce pasteur éloquent et perturbé que la communauté regarde comme un saint ; le reste est comme inéluctable…

La puissance du roman de Nathaniel Hawthorne tient en grande partie à la façon dont l’auteur explore avec une extraordinaire subtilité la psychologie de ses personnages. Le bien, le mal, la culpabilité, la sainteté, rien n’est simple, rien n’est tranché, rien n’est mesurable.
« C’est un curieux sujet d’observations et d’études que la question de savoir si la haine et l’amour ne seraient pas une seule et même chose au fond. Chacun des deux sentiments parvenu à son point extrême suppose un degré très élevé d’intimité entre deux êtres, la connaissance approfondie d’un autre cœur. Chacun fait dépendre d’une autre personne la nourriture affective et spirituelle d’un individu. Chacun laisse le sujet qui l’éprouve – celui qui aime passionnément ou celui qui déteste non moins passionnément – solitaire et désolé par la disparition de son objet. C’est ainsi que, d’un point de vue philosophique, les deux passions semblent essentiellement identiques à ceci près que l’une se montre sous un jour céleste et l’autre sous un jour ténébreux. » (p. 289-290)
Et Hawthorne anticipe en quelque sorte les découvertes ultérieures de la psychologie, en ce compris certains aspects des thèses freudiennes, à la fois par le comportement et les propos des protagonistes de son roman, mais aussi par de petites assertions qui en renforcent les traits. Ainsi :
« C’est à l’honneur de la nature humaine qu’à la condition que son égoïsme ne soit pas en jeu, elle serait plutôt portée à aimer qu’à haïr. La haine en vient même chez l’homme à se transformer en amour pourvu que ce changement ne soit pas empêché par des manifestations qui irritent le sentiment d’hostilité première. » (p. 182)
Ou encore :
« Il est à remarquer que les gens qui se livrent aux spéculations les plus hardies se conforment souvent avec le plus grand calme aux règles sociales : la pensée leur suffit. Ils n’éprouvent pas le besoin de la voir se vêtir de chair et de sang. » (p. 186)

Il y a une impression que dégage le roman et que je trouve admirable : c’est la manière dont la pensée des personnages évolue, tel le halo d’un projecteur, parmi ce qui est pensable, au gré de ce que les circonstances les amènent à penser. Lorsque Hester Prynne, la porteuse de la lettre, est conduite à désespérer de son sort et de celui de Pearl, sa fille, elle en vient à s’interroger sur la condition des femmes d’une façon qui aurait sans doute fait hurler à l’anachronisme si l’œuvre avait été écrite récemment, mais qui devient prodigieusement intéressante dès lors qu’elle fut rédigée au milieu du XIXe siècle. Car il ne s’agit pas d’un souci d’égalité, mais bien d’une envie de survivre, telle que l’idée de suicide peut la susciter :
« Le monde était hostile. L’enfant elle-même était décourageante avec les défauts qui forçaient de remonter à ses origines, rappelaient qu’elle était née des élans d’une passion coupable, obligeaient enfin souvent Hester à se demander amèrement si mieux n’eût point valu qu’elle ne fût pas venue au monde.
En vérité, la même sombre question lui montait souvent à l’esprit à propos de la race entière des femmes. Quelle est la vie qui vaille la peine d’être vécue même par la plus heureuse d’entre elles ? En ce qui concernait sa propre existence, Hester s’était depuis longtemps arrêtée à une réponse négative et avait écarté la question comme réglée. Une tendance aux spéculations de l’esprit, si elle peut lui apporter de l’apaisement comme à l’homme, rend une femme triste. Peut-être parce qu’elle se voit alors en face d’une tâche tellement désespérante. D’abord, le système social entier à jeter par terre et à reconstruire ; ensuite la nature même de l’homme – ou de longues habitudes héréditaires qui lui ont fait une seconde nature – à modifier radicalement avant qu’il puisse être permis à la femme d’occuper une position équitable. Enfin, en admettant qu’elle les ait réalisées, la femme ne pourra tirer avantage de ces réformes préliminaires si elle n’a pas elle-même subi un changement plus radical encore. Et au cours de ce changement, l’essence éthérée où réside sa vie véritable se sera peut-être évaporée. Une femme ne vient jamais à bout de ces problèmes par un travail de sa pensée. Ils sont insolubles ou ne peuvent se résoudre que d’une seule façon. Si son cœur se trouve l’emporter, ils s’évanouissent. Aussi, Hester Prynne, dont le cœur ne pouvait plus battre sur un rythme sain et normal, errait sans fil conducteur dans le sombre dédale des spéculations de l’esprit. Tantôt elle était détournée de son chemin par une paroi escarpée, tantôt reculait, effrayée, des bords d’un profond précipice. Il y avait un vaste et sinistre paysage autour d’elle et nulle part de foyer, ni de réconfort. Par moments, une perplexité affreuse tentait de s’emparer de son âme et elle se demandait s’il ne vaudrait pas mieux envoyer Pearl au ciel tout de suite et aller, elle-même, au-devant du sort que lui réservait la justice éternelle.
» (pp. 187-188)

Et puis, il y a ce talent à laisser les personnages se deviner rien qu’en scrutant les visages, comme si ceux-ci trahissaient à leur insu les penchants de l’âme. Hester se trouve face à son mari qui ne pense qu’à se venger :
« Depuis le début de leur entretien, Hester Prynne n’avait cessé de regarder fixement le vieil homme. Elle était péniblement impressionnée en même temps que frappée de stupeur par le changement qu’avait opéré en lui les sept dernières années. Non tellement qu’il eût vieilli : si son aspect laissait voir les traces du passage du temps, il portait en effet vaillamment son âge et semblait conserver une grande vigueur nerveuse et un esprit alerte. Mais son apparence ancienne sous laquelle Hester se souvenait le mieux de lui – celle d’un homme tout tourné vers la vie des idées – s’était entièrement évanouie. L’expression d’autrefois, studieuse et paisible, avait été remplacée par un air avide, scrutateur, presque farouche et pourtant circonspect. On eût dit que cet homme voulait dissimuler son air sous un sourire, mais que ce sourire le trahissait, ne flottait sur son visage que pour se moquer de lui et faire ressortir sa noirceur. De temps à autre, aussi, une lueur rougeâtre brillait dans ses yeux comme si l’âme du vieil homme avait été en feu, était restée à se consumer sous la cendre, au ralenti, dans sa poitrine jusqu’à ce que le souffle de quelque élan de passion en fît jaillir une flamme. Il l’étouffait, cette flamme, aussi vite que possible et s’efforçait de donner l’impression que rien ne s’était passé. » (p.192)

Je connais trop mal l’histoire de ces colons anglais installés au XVIIe siècle en Nouvelle Angleterre pour juger de la pertinence du contexte décrit par Hawthorne. Mais celui-ci, maîtrisant magistralement le choix du ton propre à rendre l’ambiance crédible, justifie les choix de ces puritains. Par exemple quant à la prééminence des Anciens (3) :
« C’était une époque où ce que nous appelons le talent avait beaucoup moins de considération qu’aujourd’hui, mais les éléments de poids, qui assurent la stabilité et la dignité d’un caractère, beaucoup plus. Le peuple possédait par droit héréditaire un sens du respect qui s’est considérablement affaibli chez ses descendants (dans la mesure où il survit encore) et ne possède plus qu’un pouvoir bien réduit quand il s’agit de choisir et de juger à leur valeur des hommes publics. Aux temps dont nous parlons, le colon anglais venait d’émigrer en de rudes parages, laissant derrière lui royauté, noblesse, toutes les impressionnantes distinctions du rang alors que sa faculté de révérer restait intacte, impérieuse comme un besoin. Il en disposa en faveur des cheveux blancs et du front vénérable de l’âge, de l’intégrité longuement mise à l’épreuve, de la sagesse bien établie, d’une expérience teintée de tristesse – de ces qualités, enfin, pondérées et austères, qui éveillent une idée de permanence et se rangent sous le terme général de respectabilité. » (pp. 264-265)
Et lorsqu’il présente au lecteur le Gouverneur de l’État, il le décrit dans les mêmes termes :
« C’était un seigneur avancé en âge, avec une dure expérience du monde inscrite dans ses rides. Il n’était pas mal choisi pour être le chef et le représentant d’une communauté qui devait son origine et son présent état de développement non aux élans de la jeunesse, mais à l’énergie austère et tempérée de l’âge mûr, et à la sombre sagacité du vieil âge qui peuvent accomplir tant de choses justement parce qu’elles en imaginent et espèrent si peu. » (p. 83)

Hawthorne sait aussi dépeindre ces pasteurs qui jouèrent un si grand rôle dans le développement de la colonie. Et il précise avec beaucoup d’acuité en quoi ils pouvaient varier :
« Il se trouvait en effet, dans la sainte corporation, des savants qui avaient passé plus d’années à acquérir une science abstruse en rapport avec leur profession que le Révérend Dimmesdale n’en comptait en âge. Il s’y trouvait aussi des hommes d’une nature d’esprit plus robuste que la sienne – de ces gens à la fois inflexibles et circonspects qui, si on leur ajoute une dose convenable de connaissance des dogmes, constituent une variété extrêmement respectable, efficace et désagréable de l’espèce cléricale. Il y en avait, enfin, d’autres – des saints véritables ceux-là – dont les facultés s’étaient développées grâce à un épuisant et patient labeur de la pensée. Tout s’était spiritualisé en eux, en même temps, grâce à des communications avec ce monde meilleur où la pureté de leur vie semblait presque leur donner déjà accès en dépit de leur enveloppe mortelle. Il ne leur manquait que ce don dévolu aux disciples élus le jour de Pentecôte et qui symbolisait, semblerait-il, plutôt que le pouvoir de parler en langues inconnues, celui de s’adresser à toute la grande famille humaine dans la langue universelle du cœur. À ces personnages, par ailleurs si proches des apôtres, il manquait le dernier et le plus rare signe de leur mission – la langue de feu. En vain se fussent-ils efforcés d’exprimer les vérités les plus hautes par l’humble entremise des images et des mots familiers. Leurs voix descendaient, lointaines et indistinctes, des hauts sommets où ils habitaient ordinairement. » (p. 163)

Une question vient à l’esprit à propos des ces nouvelles colonies que la métropole anglaise abandonna longtemps à leur sort : pourquoi n’ont-ils pas érigés des principes juridiques premiers sur lesquels construire une société nouvelle ? Hawthorne nous en fournit peut-être la clé :
« Il peut paraître singulier, voire pas mal ridicule, qu’une question de ce genre qui un demi-siècle plus tard n’aurait guère été soumise à une juridiction plus haute que celle de quelques échevins, eût été discutée comme une affaire d’intérêt public, que des hommes d’État éminents eussent pris parti pour ou contre. En ces temps de simplicité primitive, des questions d’un intérêt général encore bien moindre, et de beaucoup moins de poids en elles-mêmes que le salut éternel d’une femme et de son enfant, se mêlaient étrangement aux délibérations des hommes d’État. Ce ne fut pas à une période beaucoup plus reculée de notre histoire, si même elle fut plus reculée, qu’une dispute au sujet des droits de propriété sur un cochon, non seulement souleva des débats aussi violents qu’acharnés, mais entraîna une importante modification dans la charpente même de notre législation. » (p. 122)
N’oublions pas que c’est cette même société qui, précisément un demi-siècle plus tard, mena le procès des sorcières de Salem (4).

Nathaniel Hawthorne a certainement été de ceux qui ont donné vie à la littérature américaine (5) . Son talent (6) éclate au tournant de bien des pages, comme ici, alors qu’il évoque les relations entre Hester Prynne et sa fille :
« Hester eut l’esprit traversé par l’idée que sa fille cherchait peut-être vraiment, avec une confiance enfantine, à se rapprocher d’elle, était en train de faire de son mieux pour établir entre elles deux un terrain d’entente. Cela faisait voir Pearl sous un jour inaccoutumé. Jusqu’alors, la mère, tout en chérissant son enfant avec toute l’intensité d’une affection unique, s’était entraînée à n’espérer pas beaucoup plus en retour que des élans capricieux comme une brise d’avril qui passe son temps à des jeux aériens souvent brusques, reste déconcertante en ses meilleurs moments et vous glace plus souvent qu’elle ne vous caresse si vous lui présentez votre poitrine. En compensation, il arrivera que, de son propre gré, elle baise votre jour avec une tendresse ambiguë, joue doucement avec vos cheveux et s’en retourne à ses affaires en laissant un plaisir qui tient du rêve dans votre cœur. » (p. 203)

(1) Nathaniel Hawthorne, La lettre écarlate, trad. par Maria Canavaggia, Flammarion, GF 382, 1982.
(2) Alors que la promotion des livres cherchant à se placer sur le marché des prix littéraires bat son plein, je ne puis que recommander la lecture d’œuvres telles La lettre écarlate où l’on trouve la distance propice à une pensée arrachée au sens commun et bien faite aussi pour garantir une qualité qui épargne les déceptions.
(3) Les presbytériens (en grec, presbuteros veut dire ancien) prônait une direction spirituelle et matérielle par les Anciens.
(4) L’arrière-arrière-grand-père de Nathaniel Hawthorne fut juge au procès des sorcières de Salem et le seul de ces juges qui ne regretta pas sa décision. Il n’est pas impossible que Hawthorne – que cette ascendance avait passablement troublé – ait sciemment laissé entendre, comme par ironie, que les institutions se seraient détournées un demi-siècle plus tard d’« une question de ce genre ».
(5) Américain, Hawthorne l’est assurément : il suffit notamment pour s’en convaincre de lire les propos féroces qu’il tient à l’encontre des fonctionnaires (qu’il fut lui-même quelque temps) dans le prologue du roman.
(6) Pour ce que je peux en juger, la traduction de Maria Canavaggia est excellente.