Mamita
de Michel del Castillo
« Il était sûrement fou. » (p. 11) Tel est l’incipit du dernier roman de Michel del Castillo (1). Lui, c’est Xavier, un pianiste qui va porter sur ses épaules l’enfance tragique de l’auteur. Et la folie dont il est question, c’est celle qui ne peut que poursuivre celui que ses parents ont trahi au-delà de l’imaginable.
Car Mamita, c’est la mère de Xavier et, d’une façon à peine déguisée, celle de Michel del Castillo (2). Pour son roman, ce dernier a choisi de répartir les rôles d’une façon qui lui permette de donner toute sa force au caractère contradictoire des sentiments qu’il nourrit à l’égard de sa mère. Ce sont les autres, son amie Sarah, son ancien amant Marc, son nouvel ami Tim, qui vont se charger de le rappeler sans cesse à la brutale réalité d’une mère livrant son fils en otage. Et lui de ne jamais céder au ressentiment complet, de ne jamais cesser de vouloir comprendre, de ne jamais arriver à comprendre. D’ailleurs, « ― Faut-il vraiment expliquer ? On n’a jamais autant parlé, autant montré. C’en est devenu gênant, presque indécent. Comprenons-nous mieux pour ça ? » (p. 54)
Quand on a vécu une enfance aussi cruelle, il n’est probablement que deux voies possibles : la plus probable, c’est sombrer ; la plus rare – exceptionnelle même –, c’est de mesurer sa propre souffrance à l’aune de la souffrance humaine et d’en travailler l’expression, Xavier par le piano, Michel par l’écriture.
Pour Marc, ne pas pouvoir comprendre revenait à devoir s’incliner devant l’horreur des faits ; pour Michel… :
« [Marc : ]"Tu auras beau faire, tu ne réussiras pas à comprendre. Pour la bonne raison qu’il n’y a rien à comprendre. Rien : l’appétit de vivre, l’égoïsme féroce, la cupidité.
― Cette psychologue pourtant, tu sais, celle qui a écrit…
― Ne me fais pas rire, je t’en prie. On colle un terme abscons sur la pire monstruosité, et on s’imagine avoir tout expliqué. Tu le sais bien, toi, qu’on n’explique rien.
― Je sais sans savoir." » (p. 263)
Et un peu plus loin, parlant du mal, Marc se fait hobbesien :
« ― Regarde autour de toi, Xavier, et tends l’oreille. C’est ce qu’il y a de plus banal. Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (pp. 263-264)
Mais Xavier, sans espérer vraiment comprendre, ne renonce pas à se mettre à la place de sa mère, ce qui est la plus simple façon de comprendre : une forme d’identification.
« Dès qu’on creusait un peu, dès qu’on écartait rideaux et tentures, on découvrait l’égoïsme, la tartuferie, la saleté. Bien entendu, Mamita gardait sa liberté intérieure, la situation sociale ne suffisait pas à faire excuser ses actes. Mais il aurait fallu, pour réagir, une force spirituelle dont elle était dépourvue. Intelligente, elle était également futile. Cette apesanteur ne faisait pas d’elle un démon, tout juste une femme avide de vivre, prête à tout pour satisfaire ses envies. Il y avait en elle une voracité magnifique et terrible. Égoïste ? Oui, mais sa famille, la société entière montraient autour d’elle un égoïsme féroce. En un sens, elle devait se juger normale, ni pire ni meilleure que d’autres. Plus hardie, elle prenait plus de risques, accumulant les défis. Elle n’arrivait plus à contrôler sa course. L’accident était, dès lors, inévitable. » (p. 142)
Et l’identification est suffisamment réussie pour que Xavier-Michel prenne conscience de ce qu’il partage avec sa mère :
« Par là seulement, par cette commune fureur de vivre, de jouir à n’importe quel prix, il avait l’impression de parvenir à la comprendre. Le secret de Mamita, c’était le sien, celui de tous, c’était le secret des guerres et des massacres, une chose qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait surtout pas dire, parce que la vie en société en fût devenue impossible. » (p. 71)
Voilà le pont fait entre l’humaine déraison et sa folie propre. Le pont fait aussi avec l’histoire, celle qu’il a vécue, celle que Tim méconnaît et qu’il lui revient de l’en informer.
« Comment, demandait-il avec indignation, les Français avaient-ils pu enfermer les étrangers dans des camps ? Au lieu de répondre avec franchise, Xavier remontait à la guerre des Boers, à celle de 14-18, tentant de montrer à Tim que l’idée de concentrer de vastes populations découlait de la guerre industrielle, de la massification, et qu’il n’entrait, au commencement, aucun projet d’extermination dans ce parcage. Il fallait attendre la dictature de Lénine pour que l’idée d’anéantir des groupes humains qualifiés de vermine contre-révolutionnaire, de rats, oui, il fallait attendre la fureur bolchévique pour que la croyance se répande que certains groupes sociaux devaient nécessairement disparaître, puisque déjà condamnés par l’histoire, sentence cosmique excluant toute procédure. Il suffirait ensuite d’un imperceptible glissement, ces groupes devenant sous Staline de plus en plus nombreux, englobant des nationalités entières, un complot universel contre la Révolution. Une étape de plus et l’Idée prendrait, sous Hitler, un caractère impitoyable, la lutte des classes se métamorphosant en une guerre des races. Alors, la boucle se refermerait sur ces continents dantesques, le Goulag, Auschwitz. » (pp. 221-222)
Peut-il deviner, Tim, ce que fut l’entre-deux-guerres et en quoi cette période façonna Mamita ?
« La mode était aux gigolos, à Chéri, aux fils de famille décavés, génération de mâles épuisés, révoltés contre leur milieu, gosses qui avaient grandi dans la sinistre évocation des tranchées de la Somme et de Verdun, parmi les femmes en grand deuil, entre deux défilés de gueules cassées et deux requiems à Sainte-Clotilde. Comme Mamita, ils allaient à la dérive, naufragés entre deux massacres. Ils fumaient des cigarettes turques à bout doré, perdaient au casino l’argent de femmes auxquelles ils prêtaient leur beauté lasse et dédaigneuse, s’ennuyaient avec détachement. C’était le demi-monde de Bourdet, celui, plus faisandé, de Colette. » (pp. 140-141)
« De la perversité, Tim n’avait qu’une connaissance intellectuelle. Il ne savait rien ou peu de choses de la vraie cruauté, de la jouissance éprouvée à contempler la souffrance. Peu d’hommes ont assez d’imagination pour supporter la vue de la douleur. Ils prononcent des mots – fascisme, shoah, goulag, génocide –, mais c’est pour se faire peur. Ils se hâtent du reste de les désamorcer en les recouvrant d’explications, de dissertations, de spéculations ingénieuses ou imbéciles. Ils citent des chiffres, additionnent des millions de cadavres. » (p. 153)
Et Xavier, parlant de Tim, de confier à Sarah :
« Il est jeune, Sarah, trop jeune. Il garde son innocence. Il croit au bien. Il pense que les hommes deviendront meilleurs…
― Vous, non ? dit-elle en tournant vers lui son visage.
― Non, hélas. Pas pires, non plus… » (p. 178)
Bref, Xavier et Tim avaient bien des raisons d’être différents, quoi que fut ce qui les rapprochait :
« Trop fluide, la nature de leur attachement échappait à l’analyse. S’ils avaient été des animaux, cette vérité élémentaire leur eût suffi, mais ils pensaient, parlaient, échafaudant des récits qui déformaient ou altéraient leurs impressions. » (p. 201)
L’incompréhension est nourrie par de multiples fossés. À côté de celui de l’âge, donc de l’histoire, il y a aussi celui qui s’est creusé entre les continents. Tim est américain, américain de la Nouvelle Angleterre…
« Plus tard, quand il le connaîtrait mieux, Xavier se demanderait si ce sentiment d’une égalité essentielle ne provenait pas de son éducation puritaine, tout comme la mélancolie lovée dans son regard pouvait s’expliquer par l’inflexible autorité de son père. Tim lui en parlerait souvent. Sous la désinvolture du propos, on devinait la blessure. Le terrible pasteur avait semé dans le cœur de son fils la hantise d’une damnation à laquelle on ne pouvait échapper, si ce n’est pas l’octroi d’une grâce accordée par un juge impénétrable.
Boston n’était pas éloigné de Salem, de ses procès en sorcellerie, de ses fureurs hystériques. Ces puritains qui avaient fui en Amérique les persécutions de l’Église officielle d’Angleterre, ils s’y étaient faits tortionnaires. N’était-ce pas la même histoire, partout et toujours recommencée ? » (p. 104)
Et Sarah aussi, toute juive qu’elle est, réagit en américaine :
« N’était-ce pas cette exigence de vérité qu’il admirait chez Sarah ? Lorsqu’elle s’emportait contre Busch avec une violence comique, c’étaient ses mensonges cyniques qu’elle mettait en avant, comme si les pires dérives de la politique américaine en découlaient nécessairement. N’en avait-il pas été de même pour Nixon, pour Clinton ? C’était chaque fois la tricherie, la dissimulation qui provoquaient l’indignation du pays, au risque même de mettre sur le même plan une banale aventure extra-conjugale et une sordide machination. Au fond de toutes ces "affaires", il y avait la foi candide en la sincérité, l’honnêteté, vertus pourtant étrangères à la politique telle qu’en Europe on la concevait depuis des siècles. » (p. 67)
Or lui, Xavier, est européen. Et le produit de son histoire :
« Ce qui l’avait fait, c’était le pays, la société où il était né, sa grand-mère, Michel lui-même, ainsi que José Luis et ses camarades avec leur virilité insolente et bravache, c’étaient les cris, les insultes, les menaces, les parades, les défilés. Il n’attachait aucun crédit aux interprétations psychologiques. Tout se jouait dans des profondeurs plus obscures, des générations éloignées. Œdipe n’était pas seulement une mère et un père, mais une généalogie maudite. » (p. 146)
Tout ce livre serait pourtant peu de chose s’il se bornait à cette recherche d’une stabilité, à cet effort d’équilibre entre des liens affectifs meurtris par des actes et l’analyse de déterminations déresponsabilisantes. Mais il y a aussi l’art, la musique. Qui n’est pas davantage sans histoire que le reste. Mamita jouait du piano, et :
« En octobre et novembre 1936, lorsque la guerre civile atteignit la proche banlieue de la capitale, que tout semblait perdu, son jeu subit une subtile transformation, il se fit moins théâtral, plus intime et profond. Il n’y avait plus de spectateurs pour admirer sa beauté, rien que le bruit des bombardements, des canonnades, rien que le spectre de la mort, et un enfant éperdu caché sous le piano. Elle ne se servait plus de l’instrument, mais lui demandait du réconfort, une consolation. Ce fut Chopin. » (p. 149)
Ce qui fait dire à Xavier :
« J’ai pris très tôt le lyrisme en horreur. » (p. 361)
Car le Chopin qu’il interprète est éloigné de celui de la légende romantique.
« Avec la même fermeté qu’il refusait de se produire en public, Chopin éludait les incitations à composer un opéra national, une grande œuvre patriotique, s’en tenant à son instrument dont il explorait avec obstination toutes les ressources. Replié sur lui-même, coupé de sa patrie, séparé de sa famille, cet émigré solitaire écrivait sur les touches blanches et noires de son Pleyel une sorte de journal intime, celui de la maladie et de la révolte face aux souffrances de son pays natal, de ses déboires sentimentaux, celui d’une nostalgie vague et indicible. » (p. 96)
Quand on demande à Xavier :
« ― Vous n’aimez pas les bons sentiments ?
― Pas quand ils sont nés de la paresse. C’est un peu comme pour Chopin : la facilité étouffe la vérité. » (p. 100)
Et il n’aime pas davantage Wagner :
« il y a quelque chose de morbide dans cet écoulement mélodique, quelque chose de suspect… » (p. 61)
Voila d’ailleurs ce qui le conduit à regimber lui-même devant les prestations publiques.
« Rejoignant Chopin dans son refus du spectacle, Xavier avait, depuis plus de dix ans, renoncé aux concerts. Il disait qu’il était impossible de produire de la musique à date et à heure fixes, devant des centaines d’auditeurs et que tout récital était en cela une imposture. Tranchés, définitifs, ses propos cachaient une timidité paralysante, une véritable phobie de l’estrade. Son rejet de la virtuosité et du brillant n’était pourtant pas éloigné de l’aversion de Chopin pour les jongleries d’un Liszt, les convulsions d’un Paganini. Il avait trop creusé la musique de Chopin pour ignorer ce que le compositeur recherchait, l’aisance parfaite, le naturel donnant l’impression de l’improvisation, la simplicité – ce maître mot dix, trente fois martelé. » (p. 94)
Ce rapport particulier à la musique – où l’on entrevoit des orientations qui guident l’écriture de Michel del Castillo – coïncide avec un état d’esprit qui écarte tout ce qui alimente les idées arrêtées, que ce soit en art, en histoire, en politique, et aussi dans les rapports humains, tout simplement. Il ne s’agit alors ni d’un remède, ni d’une explication : une expression, au sens le plus physique du mot, telle celle qui permet de faire sortir l’huile de l’olive. Et les règles de la musique, ce sans quoi il n’y aurait pas de musique, comme les règles du français, sans lesquelles il n’y aurait pas de français, sont la contrainte de laquelle nait l’art lorsqu’on s’y prend bien pour s’y bien couler.
« Ceux qui s’imaginent que l’art véridique console, ou, plus bêtement, qu’il guérit, n’entendent rien à son alchimie merveilleuse et funeste. C’est parce qu’il creuse la douleur, pénètre plus avant la solitude, qu’il dispense une sérénité mélancolique. » (p. 162)
Michel del Castillo n’est pas fort de son expérience ; il est fort avec son expérience. Ce qu’il a traversé de tragique, il ne le voit que comme le tragique humain, porté à l’incandescence. Et il comprend que c’est en le refroidissant – et non en le surchauffant – qu’il peut en cerner quelque peu la nature.
« Il entendait dans sa tête cette question qui revenait sans cesse le hanter : qui donc nous pardonnera ? Mais ce qui devait être pardonné, ou qui était censé l’être, il aurait été bien incapable de le dire. Pas un péché, pas même une faute : quelque chose de plus vague, de plus obscur, une culpabilité aussi ancienne que la terre elle-même. Le poids d’une création avortée. » (p. 353)
(1) Michel del Castillo, Mamita, Fayard, 2010.
(2) Voir sa biographie à l’adresse Internet suivante : http://www.micheldelcastillo.com/index.php?option=com_content&view=category&layout=blog&id=41&Itemid=27.
Autres notes sur Michel del Castillo :
La nuit du décret
Le temps de Franco
lundi 27 décembre 2010
mercredi 22 décembre 2010
Note de lecture : Bernard Sève
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi »
de Bernard Sève
in Montaigne sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier
Voilà une question bien intéressante qui ne me laisse pas indifférent : comment parler de soi ? Comment s’évoquer, sans vanité, sans complaisance, sans travestissement ? Comment se raconter en se gardant de sa propre subjectivité ? J’ai longtemps cru qu’il valait mieux s’exprimer à la troisième personne pour parer tous les dangers que recèle l’énoncé d’un avis, d’une opinion, d’un savoir même. Mais, à certains égards, le remède est pire que le mal, car l’orgueil se déploie alors dans le caractère universel et sentencieux des énoncés. On peut aussi se taire sur soi, mais « le n’oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de cœur. » (1)
Y a-t-il une bonne solution ? Bernard Sève nous parle précisément de celle choisie par Montaigne. Dans un contexte bien différent de celui d’aujourd’hui, évidemment. Mais la leçon n’en est – je crois – que plus profitable encore.
La chose qui m’a le plus frappé dans le texte de Sève (2), c’est le lien qu’il établit entre l’amitié et l’auto-témoignage, un lien dont il se contente d’évoquer l’existence possible, sans le creuser davantage, et qui pourtant – me semble-t-il – plane sur toute la suite de son analyse :
« Je voudrais […] indiquer une piste que je ne peux pas suivre ici. Ce renoncement à l’attachement primordial à soi, cette distance creusée de soi à soi, Montaigne en a d’abord fait l’expérience dans son amitié avec La Boétie. Quand Montaigne peint l’incroyable fusion de leurs volontés, de leurs pensées et de leurs vies, il écrit : "c’est un assez grand miracle de se doubler"*. "Se doubler", parce que l’ami est véritablement et littéralement alter ego. Il me semble qu’il existe, chez Montaigne, une correspondance étroite entre la structure de l’amitié parfaite et celle du témoignage de soi. Dans l’amitié parfaite, un doublement ; dans le témoignage de soi, un dédoublement ; l’un et l’autre également énigmatiques et sources d’innombrables paradoxes logiques. S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. Pour des raisons qui ne sont pas seulement de biographie, je pense que quelque chose, dans les quatre années qu’a duré l’amitié de Montaigne et La Boétie, préparait l’expérience du témoignage de soi-même que Montaigne devrait pratiquer plus tard. Ce quelque chose a à voir avec le décentrement de soi, et même la déprise de soi. "Il me semble n’être plus qu’à demi"**, écrit Montaigne après la mort de son ami. Cet être à demi, cet être réduit de moitié, était peut-être nécessaire au dédoublement constitutif de l’auto-témoignage. » (p. 35)
Qu’il me soit permis de creuser un tout petit peu.
Ne conviendrait-il pas de lire le chapitre I, 27 des Essais (« De l’Amitié ») à la lumière de ce qu’on apprend dans le chapitre III, 8 (« De l’art de conferer ») ? Car l’insistance que Montaigne met à nous parler de la fusion qui caractérise l’amitié véritable pourrait nous faire oublier que cette fusion ne se traduit peut-être pas continûment par l’accord des esprits. Ce que l’ami donne, c’est aussi un autre esprit, apte à penser autrement, mais à ce point fiable que la contradiction devient le moyen d’abreuver sa propre pensée. Et c’est aussi cet obstacle contre lequel la pensée bute et qu’elle s’astreint à surmonter. La confrontation reste fusionnelle en ce que l’intention qui motive le contraste n’est que l’intelligence des choses, et rien que l’intelligence des choses. Et lorsque l’ami n’est plus là – absent ou disparu –, il demeure en imagination l’esprit qui chatouille le vôtre, et l’alimente. Et cela loin du monde, de ce « monde [qui] qui n’est qu’une escole d’inquisition. » (3) Tant et si bien que c’est le rapport à soi qui s’en trouve lui-même altéré ; comme le dit Bernard Sève, « S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. »
Ce qui, dans le texte de Sève, m’a le plus dérangé, c’est l’intrusion qu’y fait Sartre et sa « mauvaise foi ». Non que les pages de Sartre (4) auxquelles il renvoie ne méritent un certain intérêt. Mais elles ne me paraissent pas de nature à contribuer à une bonne compréhension de la problématique suscitée par le témoignage de soi et sur soi. Les digressions philosophiques auxquelles donnent lieu, depuis Husserl, l’ipséité, et plus généralement l’ontologie phénoménologique, multiplient les hypothèses invérifiables et confinent au jeu gratuit, mieux fait pour incliner les apprentis philosophes à briller plutôt qu’à rendre les choses intelligibles. Je ne suis pas loin de penser que, sans être inintéressant (je pense notamment à Merleau-Ponty), le courant philosophique français qui s’est engagé dans cette voie s’y est enferré de telle manière que son impact sur la pensée commune est aujourd’hui inexistant, sauf à nourrir l'affectation et la mondanité. Peut-on croire que l’œuvre de Montaigne conjure le risque que représente la mauvaise foi sartrienne ? Laissons Bernard Sève poser lui-même la question :
« La mauvaise foi [entendue comme le concept construit par Sartre dans L’Être et le néant] n’est pas une question de morale, c’est une question d’ontologie (5). Si l’homme n’a pas d’essence, parler de soi conduit à se donner une identité essentielle, c’est-à-dire à se considérer comme une chose et à nier sa liberté et la transcendance de l’ego. L’idéal de la bonne foi, écrit Sartre, est "un idéal d’être en soi", alors que l’homme est pour soi, transcendance et non chose. Ces analyses de Sartre, trop cursivement résumées, sont brillantes et péremptoires ; si on met en regard de ces analyses le texte des Essais, on mesure à quel point l’analyse sartrienne fonctionne a priori, sans confrontation avec des tentatives effectives (et exemplaires) d’écriture de soi. Sans doute le risque de la mauvaise foi, au sens sartrien du terme, est-il inhérent à tout témoignage de soi. C’est l’intérêt des trente pages que Sartre lui consacre que de souligner violemment ce risque. Mais tout le travail d’écriture d’un Montaigne vise précisément à conjurer ce risque, et à dépasser le paradoxe. L’ordo neglectus de Montaigne, son décousu, ses contradictions, ses retouches, ses sauts et ses gambades, toute sa poétique donc, vise à éviter la réification de soi qui définit la mauvaise foi. Lorsque Montaigne […] dit qu’il faut "se considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre", lorsqu’il écrit qu’il faut témoigner franchement de soi "comme de chose tierce"***, c’est sur le "comme" qu’il faut mettre l’accent, non sur "chose", "voisin" ou "arbre". C’est une règle de méthode, comparable à la première des règles de la méthode sociologique selon Durkheim : "Considérer les faits sociaux comme des choses." Se considérer comme un arbre n’est pas se réifier, ce n’est pas se prendre pour un arbre ou se donner le mode d’être qui est celui des arbres, c’est travailler la distance de soi à soi qui est, précisément, la structure fondamentale du pour-soi. » (pp. 39-40)
Et bien non ! Je ne pense pas qu’il s’agisse de la même chose. Car ce n’est pas l’abîme ontologique auquel Montaigne se sent là confronté. Il se penche bien sur lui à l’occasion (pensons au célèbre « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (6)). Mais – même si la mesure de l’ignorance ontologique qui est la nôtre incline déjà à la modestie – c’est la vanité des hommes, tant et tant exhibée (7), qui forge l’exigence de vérité vis-à-vis de soi. Et le problème est bien de méthode, cela j’en suis d’accord. Le « comme » est même de bonne méthode, même si la référence à Durkheim est assez audacieuse ; car ce que ce dernier tente d’établir, c’est précisément l’eccéité – si j’ose dire – du fait social.
Je suis bien loin d’avoir ainsi rendu compte de tout ce que recèle le texte de Bernard Sève, texte d’un très grand intérêt. Ce qui transparaît du texte tout entier – et ce n’est pas le moindre de ses mérites –, c’est que le combat contre l’orgueil, la posture modeste, la distance prise avec soi-même – qu’il ne faut pas confondre avec un manque d’estime de soi ou une réticence à s’exprimer –, ce n’est pas seulement une question de bienséance, de décence, de savoir-vivre ; c’est aussi et surtout une question de lucidité, tant sur soi-même que sur les autres. Il s’agit de construire quelque chose qui peut être structuré d’une façon assez comparable à ce qui pense.
« […] l’acte de mettre en rôle ses pensées, de se rendre des comptes à soi-même, contribue d’abord à créer une attention à soi, ensuite à former le "patron", le modèle, le Moi objet du témoignage. Dans la dialectique de l’être-comme, le Moi dont Montaigne témoigne passe ainsi du pôle du n’être pas (instabilité du Moi) au pôle de l’être (constance d’une écriture formatrice, malgré ses discontinuités). » (p. 44)
(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(2) Sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier, Montaigne, Éd. du Cerf, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, 2010, pp. 23-44.
* Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 198.
** Ibid., p. 200.
(3) Ibid., p. 972.
(4) Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, (1ère éd. : 1943), Gallimard, Tel, 1976, pp. 111-144.
(5) C’est surtout, comme Sartre le dit lui-même, une question de croyance (cf. Op. cit., pp. 104 et ss.)
***Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(6) Ibid., p. 639.
(7) Voir tout particulièrement quelques pages fortes du chapitre III, 8 : Ibid., pp. 966-969.
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
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Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais
de Bernard Sève
in Montaigne sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier
Voilà une question bien intéressante qui ne me laisse pas indifférent : comment parler de soi ? Comment s’évoquer, sans vanité, sans complaisance, sans travestissement ? Comment se raconter en se gardant de sa propre subjectivité ? J’ai longtemps cru qu’il valait mieux s’exprimer à la troisième personne pour parer tous les dangers que recèle l’énoncé d’un avis, d’une opinion, d’un savoir même. Mais, à certains égards, le remède est pire que le mal, car l’orgueil se déploie alors dans le caractère universel et sentencieux des énoncés. On peut aussi se taire sur soi, mais « le n’oser parler rondement de soy, accuse quelque faute de cœur. » (1)
Y a-t-il une bonne solution ? Bernard Sève nous parle précisément de celle choisie par Montaigne. Dans un contexte bien différent de celui d’aujourd’hui, évidemment. Mais la leçon n’en est – je crois – que plus profitable encore.
La chose qui m’a le plus frappé dans le texte de Sève (2), c’est le lien qu’il établit entre l’amitié et l’auto-témoignage, un lien dont il se contente d’évoquer l’existence possible, sans le creuser davantage, et qui pourtant – me semble-t-il – plane sur toute la suite de son analyse :
« Je voudrais […] indiquer une piste que je ne peux pas suivre ici. Ce renoncement à l’attachement primordial à soi, cette distance creusée de soi à soi, Montaigne en a d’abord fait l’expérience dans son amitié avec La Boétie. Quand Montaigne peint l’incroyable fusion de leurs volontés, de leurs pensées et de leurs vies, il écrit : "c’est un assez grand miracle de se doubler"*. "Se doubler", parce que l’ami est véritablement et littéralement alter ego. Il me semble qu’il existe, chez Montaigne, une correspondance étroite entre la structure de l’amitié parfaite et celle du témoignage de soi. Dans l’amitié parfaite, un doublement ; dans le témoignage de soi, un dédoublement ; l’un et l’autre également énigmatiques et sources d’innombrables paradoxes logiques. S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. Pour des raisons qui ne sont pas seulement de biographie, je pense que quelque chose, dans les quatre années qu’a duré l’amitié de Montaigne et La Boétie, préparait l’expérience du témoignage de soi-même que Montaigne devrait pratiquer plus tard. Ce quelque chose a à voir avec le décentrement de soi, et même la déprise de soi. "Il me semble n’être plus qu’à demi"**, écrit Montaigne après la mort de son ami. Cet être à demi, cet être réduit de moitié, était peut-être nécessaire au dédoublement constitutif de l’auto-témoignage. » (p. 35)
Qu’il me soit permis de creuser un tout petit peu.
Ne conviendrait-il pas de lire le chapitre I, 27 des Essais (« De l’Amitié ») à la lumière de ce qu’on apprend dans le chapitre III, 8 (« De l’art de conferer ») ? Car l’insistance que Montaigne met à nous parler de la fusion qui caractérise l’amitié véritable pourrait nous faire oublier que cette fusion ne se traduit peut-être pas continûment par l’accord des esprits. Ce que l’ami donne, c’est aussi un autre esprit, apte à penser autrement, mais à ce point fiable que la contradiction devient le moyen d’abreuver sa propre pensée. Et c’est aussi cet obstacle contre lequel la pensée bute et qu’elle s’astreint à surmonter. La confrontation reste fusionnelle en ce que l’intention qui motive le contraste n’est que l’intelligence des choses, et rien que l’intelligence des choses. Et lorsque l’ami n’est plus là – absent ou disparu –, il demeure en imagination l’esprit qui chatouille le vôtre, et l’alimente. Et cela loin du monde, de ce « monde [qui] qui n’est qu’une escole d’inquisition. » (3) Tant et si bien que c’est le rapport à soi qui s’en trouve lui-même altéré ; comme le dit Bernard Sève, « S’il y a une casuistique paradoxale de l’amitié parfaite, il y a une casuistique non moins paradoxale de l’auto-témoignage. »
Ce qui, dans le texte de Sève, m’a le plus dérangé, c’est l’intrusion qu’y fait Sartre et sa « mauvaise foi ». Non que les pages de Sartre (4) auxquelles il renvoie ne méritent un certain intérêt. Mais elles ne me paraissent pas de nature à contribuer à une bonne compréhension de la problématique suscitée par le témoignage de soi et sur soi. Les digressions philosophiques auxquelles donnent lieu, depuis Husserl, l’ipséité, et plus généralement l’ontologie phénoménologique, multiplient les hypothèses invérifiables et confinent au jeu gratuit, mieux fait pour incliner les apprentis philosophes à briller plutôt qu’à rendre les choses intelligibles. Je ne suis pas loin de penser que, sans être inintéressant (je pense notamment à Merleau-Ponty), le courant philosophique français qui s’est engagé dans cette voie s’y est enferré de telle manière que son impact sur la pensée commune est aujourd’hui inexistant, sauf à nourrir l'affectation et la mondanité. Peut-on croire que l’œuvre de Montaigne conjure le risque que représente la mauvaise foi sartrienne ? Laissons Bernard Sève poser lui-même la question :
« La mauvaise foi [entendue comme le concept construit par Sartre dans L’Être et le néant] n’est pas une question de morale, c’est une question d’ontologie (5). Si l’homme n’a pas d’essence, parler de soi conduit à se donner une identité essentielle, c’est-à-dire à se considérer comme une chose et à nier sa liberté et la transcendance de l’ego. L’idéal de la bonne foi, écrit Sartre, est "un idéal d’être en soi", alors que l’homme est pour soi, transcendance et non chose. Ces analyses de Sartre, trop cursivement résumées, sont brillantes et péremptoires ; si on met en regard de ces analyses le texte des Essais, on mesure à quel point l’analyse sartrienne fonctionne a priori, sans confrontation avec des tentatives effectives (et exemplaires) d’écriture de soi. Sans doute le risque de la mauvaise foi, au sens sartrien du terme, est-il inhérent à tout témoignage de soi. C’est l’intérêt des trente pages que Sartre lui consacre que de souligner violemment ce risque. Mais tout le travail d’écriture d’un Montaigne vise précisément à conjurer ce risque, et à dépasser le paradoxe. L’ordo neglectus de Montaigne, son décousu, ses contradictions, ses retouches, ses sauts et ses gambades, toute sa poétique donc, vise à éviter la réification de soi qui définit la mauvaise foi. Lorsque Montaigne […] dit qu’il faut "se considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre", lorsqu’il écrit qu’il faut témoigner franchement de soi "comme de chose tierce"***, c’est sur le "comme" qu’il faut mettre l’accent, non sur "chose", "voisin" ou "arbre". C’est une règle de méthode, comparable à la première des règles de la méthode sociologique selon Durkheim : "Considérer les faits sociaux comme des choses." Se considérer comme un arbre n’est pas se réifier, ce n’est pas se prendre pour un arbre ou se donner le mode d’être qui est celui des arbres, c’est travailler la distance de soi à soi qui est, précisément, la structure fondamentale du pour-soi. » (pp. 39-40)
Et bien non ! Je ne pense pas qu’il s’agisse de la même chose. Car ce n’est pas l’abîme ontologique auquel Montaigne se sent là confronté. Il se penche bien sur lui à l’occasion (pensons au célèbre « Nous n’avons aucune communication à l’estre » (6)). Mais – même si la mesure de l’ignorance ontologique qui est la nôtre incline déjà à la modestie – c’est la vanité des hommes, tant et tant exhibée (7), qui forge l’exigence de vérité vis-à-vis de soi. Et le problème est bien de méthode, cela j’en suis d’accord. Le « comme » est même de bonne méthode, même si la référence à Durkheim est assez audacieuse ; car ce que ce dernier tente d’établir, c’est précisément l’eccéité – si j’ose dire – du fait social.
Je suis bien loin d’avoir ainsi rendu compte de tout ce que recèle le texte de Bernard Sève, texte d’un très grand intérêt. Ce qui transparaît du texte tout entier – et ce n’est pas le moindre de ses mérites –, c’est que le combat contre l’orgueil, la posture modeste, la distance prise avec soi-même – qu’il ne faut pas confondre avec un manque d’estime de soi ou une réticence à s’exprimer –, ce n’est pas seulement une question de bienséance, de décence, de savoir-vivre ; c’est aussi et surtout une question de lucidité, tant sur soi-même que sur les autres. Il s’agit de construire quelque chose qui peut être structuré d’une façon assez comparable à ce qui pense.
« […] l’acte de mettre en rôle ses pensées, de se rendre des comptes à soi-même, contribue d’abord à créer une attention à soi, ensuite à former le "patron", le modèle, le Moi objet du témoignage. Dans la dialectique de l’être-comme, le Moi dont Montaigne témoigne passe ainsi du pôle du n’être pas (instabilité du Moi) au pôle de l’être (constance d’une écriture formatrice, malgré ses discontinuités). » (p. 44)
(1) Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(2) Sous la direction de Pierre Magnard et Thierry Gonthier, Montaigne, Éd. du Cerf, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, 2010, pp. 23-44.
* Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 198.
** Ibid., p. 200.
(3) Ibid., p. 972.
(4) Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, (1ère éd. : 1943), Gallimard, Tel, 1976, pp. 111-144.
(5) C’est surtout, comme Sartre le dit lui-même, une question de croyance (cf. Op. cit., pp. 104 et ss.)
***Michel de Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, p. 988.
(6) Ibid., p. 639.
(7) Voir tout particulièrement quelques pages fortes du chapitre III, 8 : Ibid., pp. 966-969.
Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais de Montaigne
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais
lundi 20 décembre 2010
Note de lecture : Yves Citton
L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation
d’Yves Citton
J’ai la chance d’avoir des amis qui me soignent, notamment de mon penchant pour les auteurs et les ouvrages consacrés. Ils me poussent dans les mains des livres nouveaux, choisis avec l’audace des découvreurs. Je leur en suis reconnaissant, car ils m’évitent ainsi une trop grande rupture avec le temps présent, menace qui plane souvent sur les cheveux blancs.
Voilà ce qui m’a conduit à lire le dernier livre d’Yves Citton (1). La réflexion qui s’y déploie pourrait sans doute plaire, mais – pour être franc – elle appartient à un genre qui n’a pas mes faveurs et postule une disposition à la foi que je n’ai pas.
Le titre d’abord. A priori, on se demande de quelles humanités Citton se propose de parler. Et, très vite, on comprend qu’il s’agit d’une traduction du concept américain d’humanities, lequel regroupe des disciplines aussi variées que la philosophie, l’histoire, le droit, la religion, l’art, l’anthropologie et autres area studies, communication studies et cultural studies. La confusion avec les sciences sociales n’est pas complète, mais les frontières – s’il y en a – sont floues. On pourrait se réjouir du caractère interdisciplinaire de cette approche, mais j’en crains plutôt des contagions malencontreuses. Yves Citton enseigne la littérature française à l’Université Stendhal-Grenoble 3, mais il est surtout connu par ses ouvrages de philosophie politique (2), domaine où il défend une approche qu’il présente comme inventive - inventrice, même -, une approche qui serait propre à régénérer la pensée de gauche.
Quel est le propos de L’avenir des humanités ? Sa cible, c’est ce discours ayant la faveur de bien des dirigeants politiques et qui parle continûment d’une société de la communication et d’une économie de la connaissance. Citton entreprend de nous expliquer ce que ce discours a de pernicieux, ce que je veux bien croire, et propose de le contrer en faisant l’éloge de l’interprétation, ce qui devrait plutôt me séduire. Et pourtant...
Et pourtant, trop d’aspects de son livre me rendent réticent, que ce soit dans la manière de dire les choses, dans la manière de les argumenter, et surtout dans la manière de poser les problèmes. Car je ne suis pas loin de penser que le projet de contrecarrer l’idée d’une société de la connaissance est encore trop d’honneur fait à ce slogan destiné aux consultants en tout genre. Il existe des thèmes dont certains milieux font leurs délices et qu’il vaut mieux ignorer que combattre.
Commençons par la manière de dire les choses.
Une phrase, pas choisie tout à fait au hasard, mais presque (il parle des vertus de l’interprétation) :
« En plus de ce travail de construction de soi intégrative dans le présent, le mode d’énonciation indirect propre à la posture interprétative (littéraire) opère également de façon à inscrire explicitement notre devenir individuel et collectif dans la continuité d’une évolution diachronique à long terme. » (p. 88)
Quand on s’exprime de la sorte, veut-on être compris ou laisser penser que l’on mérite d’être approuvé ? Il est possible de comprendre et même d’admettre ce qui est dit, mais l’envie naît - face à semblable forme - de désapprouver. Quelqu’un qui enseigne la littérature peut-il s’exprimer de la sorte ? On aimerait que non. Citton ne recule même pas devant ce fâcheux travers qui pousse les prophètes du monde présent à inventer des néologismes pour illustrer leur singularité. Incapaciter : verbe du premier groupe désignant l’action de rendre incapable (pp. 139, 144 et 145) ; vous auriez pu croire qu’il y avait brider, empêcher, étouffer, entraver, inhiber, paralyser, tenir en échec, que sais-je encore ? Non : tous insuffisants ! Et que dire de ce cognitariat qui se substituerait au prolétariat au motif qu’il « se trouve être le propriétaire légal du nouveau moyen de production le plus désirable pour les investisseurs : un interprète-inventeur (autrement dit : un corps-esprit humain, une subjectivité, un centre d’indétermination producteur de nouveauté) » (pp. 108-109) Le mot ne garantit pas l’existence de ce qu’il prétend définir, c’est le moins qu’on puisse dire !
Mais passons à la manière d’argumenter.
Il y a d’abord cet accord implicite d’auteurs connus, convoqués pour donner du crédit aux idées avancées, procédé détestable dont Citton n’a certes pas le monopole, mais auquel il recourt d’une façon que je trouve particulièrement inopportune. Par exemple, Gabriel Tarde, Virginia Woolf, Jacques Lacan, Jean-Paul Sartre, John Kenneth Galbraith et Michel Foucault sont évoqués, sinon invoqués, sans que jamais ne soit pris en compte ce qui les sépare, l’unique souci étant manifestement de montrer qu’ils ont pu dire quelque chose qui ne contredit pas la thèse de Citton. Et le procédé reste identique en ce qui concerne des auteurs dont la célébrité est plus récente, tels par exemple Luis Jorge Prieto, Toni Negri, Bruno Latour, Daniel Bougnoux, Isabelle Stengers, André Orléan ou Frédéric Lordon. Jamais les auteurs cités ne sont l’objet d’une interprétation, fruit d’un effort réflexif et critique que le livre de Citton tout entier appelle pourtant de ses vœux ! (3)
Il y a ensuite cette exploitation abusive de schémas de pensée prêtés à Spinoza et Deleuze, comme pour faire bénéficier la thèse défendue d’une assise philosophique solide. Ainsi :
« En termes spinozistes, la thèse principale de cet ouvrage pourrait […] se résumer comme suit : l’imaginaire implicitement déployé par les expressions d’"économie de la connaissance" , de "société de l’information" ou de la "communication" risque de ne définir la vie humaine et sociale qu’en termes (minimalement économiques) de circulation de biens marchands et de données, nous assimilant à des vaches broutant de touffe en touffe en quête des plus vertes prairies de la prospérité – alors qu’en concevant nos collectivités comme des "cultures de l’interprétation", on se donne les moyens de mettre clairement en lumière les conditions d’une vie et d’une agency "proprement humaines", dirigées par une "raison" plus qu’instrumentale, et orientées vers "la vie et la vraie vertu de l’esprit". » (pp. 137-138)
Pauvre Spinoza, embrigadé malgré lui dans ce débat idéologique bien étranger à ses véritables préoccupations ! Et il en va un peu de même pour Deleuze. Si celui-ci – à qui Citton emprunte la métaphore de la vache qui broute (cf. p. 49) – a souvent fait preuve d’une inventivité peu soucieuse de rigueur, il ne mérite pourtant pas d’être désigné comme le géniteur de semblable amphigouri :
« La référence à la façon dont Gilles Deleuze réinterprète inventivement Bergson pour conceptualiser la reconnaissance et la perception a permis d’entrevoir un autre enjeu (ontologique) de la différence entre la recognition sensorimotrice et l’interprétation inventrice : celui de la puissance d’agir (agency) et de l’encapacitation (empowerment). En émergeant d’un "intervalle entre l’excitation et la réaction", en "n’enchaînant pas" immédiatement "l’action subie sur la réaction exécutée", le mouvement complexe de l’interprétation (à la fois sélection, suspension, multidivision et précipitation intégrative) constituait la condition nécessaire à ce que la réaction puisse "être dite intelligente" et corresponde à ce que nous concevons comme une action (proprement humaine). » (p. 137)
Et, de même faut-il accepter que le même Deleuze soit convoqué pour fournir à Citton un exemple tendancieux des bienfaits de l’interprétation ?
« Dans l’exemple tiré […] par Deleuze d’Europe 51 de Rossellini, l’épouse qui a une vision (optique et sonore pure) de l’usine découvre soudainement que les travailleurs présentent toutes les caractéristiques de prisonniers. » (p. 83)
Tendancieux, car aurait-il évoqué le cas si l’épouse avait trouvé dans sa visite de l’usine l’occasion de mépriser davantage encore les ouvriers ?
Evidemment, l’essentiel se situe dans la manière de poser les problèmes. Venons-y.
Ce dont Yves Citton veut finalement nous convaincre, c’est que les connaissances et la communication aisée dont elles font l’objet ne nous incite pas à réfléchir. Car il faudrait que, entre la prise de connaissance et l’action qu’on fonde sur ce savoir, il y ait une sorte de temps d’arrêt durant lequel ce savoir ferait l’objet d’une réflexion et donc d’une interprétation. Jusque-là, rien de vraiment contestable, même si ce n’est pas d’une folle originalité. Mais s’il met près de cent quatre-vingts pages pour expliquer son idée, c’est que celle-ci s’entoure d’une série de présupposés à côté desquels il ne faudrait surtout pas passer. J’en aperçois personnellement trois auxquels Citton semble accorder une grande importance.
Le premier – et non le moindre, c’est l’idée hélas aujourd’hui si répandue que la rigueur scientifique présente des inconvénients qui nous forceraient souvent à lui préférer une approche des phénomènes qui laisse leur place aux opinions, ce qui situe le savoir et les progrès qu’on peut en attendre à la portée de tous.
« L’"innovation" n’est […] nullement réduite aux "inventeurs" des nanotechnologies ou du vaccin contre le sida : elle passe aussi par les millions de petites adaptations quotidiennes qui, de l’infirmier au vendeur et du secrétaire à l’enseignante, améliorent localement et infinitésimalement des rapports sociaux de plus en plus denses, hétérogènes et complexes. » (p. 110)
Mieux :
« entre les paroles d’experts, généralement réduites à des sentences dogmatiques et creuses que sollicitent les émissions télévisées "grand public", et la sécheresse des résultats d’enquête publiés par des revues hyperspécialisées touchant quelques dizaines de savants, c’est l’accès du public (non spécialisé) aux débats interprétatifs agitant les savoirs émergents qui est bloqué par la structure actuelle de la médiasphère. » (p. 128)
Et parlant des lieux « où peut fleurir l’activité interprétative » :
« Ces lieux vont de la salle de classe de littérature, où cette activité est la plus finement formalisée, jusqu’au trottoir sur lequel des spectateurs échangent informellement leurs impressions en sortant du cinéma. » (p. 176)
L’orientation démagogique du propos est malheureusement évidente. Et, à ceux qui en douterait, je les invite à se reporter à ce chapitre intitulé « Chacun est un artiste » où Citton ne craint pas d’affirmer ceci :
« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’autoformation nécessairement individuelle et collective […] » (p. 141)
Et encore ceci :
« Après deux siècles d’hégémonie d’un modèle scientifique (mythifié) érigé en seul accès à la "vérité", le temps est venu de reconnaître la complémentarité des sciences et des arts dans la construction collective du monde humain. » (p. 143)
Le deuxième présupposé est celui du caractère heuristique de la croyance.
« Cette fragilité affichée par toute interprétation (ainsi que par toute intuition) qui se présente comme telle l’inscrit d’emblée dans le registre de la croyance. Or, loin de constituer une position de retrait face au "savoir", la croyance reconnue comme telle offre tout au contraire un supplément de savoir par rapport aux prétentions implicites de la "connaissance" […] » (p. 67)
Ce qui permet à Citton de proclamer :
« Dès lors que nous nous reconnaissons tous comme interprètes, dès lors que nous comprenons notre vie commune comme tissée par le partage des croyances, des intuitions, des confiances, des suspicions, des sentiments et des significations que nous nous entre-prêtons, nous pouvons à la fois bénéficier du supplément de savoir que confère la conscience humble de sa propre fragilité épistémologique, et l’énorme réserve de forces communes (encore largement insoupçonnée) que peut mobiliser une vaticination mobilisatrice d’espoirs (Yes we can !). » (p. 72)
« Derrière les Humanités appliquées et les Humanités démystificatrices s’esquisse la perspective d’Humanités postcritiques qui viseraient à promouvoir l’émergence de nouvelles croyances émancipatrices, plutôt qu’à rester pures de toute illusion naïves. » (p. 131)
« Le plus important n’est plus d’éviter l’illusion ou l’erreur, ni même de dire le "vrai", mais de solliciter nos capacités de fabulation pour contribuer à fabriquer de nouvelles croyances, qui tireront le donné vers une fiction présente, traduisible en réalité future. » (p. 133)
Enfin, le troisième présupposé est politiquement connoté : le lecteur auquel Citton s’adresse est évidemment de gauche, et d’une gauche héritière des aspirations révolutionnaires les plus intransigeantes.
« Il convient d’interpréter la vague néolibérale qui a déferlé sur les pays riches entre 1980 et 2008 (thatchérisme, reaganisme, berlusconisme, sarkozisme) comme une réaction contre le potentiel d’émancipation dont est porteuse l’intellectualité diffuse nécessaire à nos nouveaux modes de production. La grande leçon à tirer de l’"opéraïsme" italien est que le rapport de forces entre le "capital" et le "travail" s’est fondamentalement altéré, dès lors que c’est dans les cerveaux des travailleurs (dans leur "savoir vivant", dans leur compétence interprétative) que se situe le principal moyen de production de la nouvelle économie. » (p. 155)
Je dois lutter contre l’envie de ne rien ajouter à des propos qui me semblent si contestables. Mais ce serait sous-estimer la séduction qu’ils sont malheureusement en mesure d’exercer aujourd’hui sur bon nombre de gens. Comment pourtant croire que l’on puisse combattre efficacement une idéologie – celle qui se cache derrière les slogans de société de la communication et d’économie de la connaissance – en basculant dans une autre qui n’en est d’ailleurs pas tellement éloignée, si ce n’est par sa rhétorique contestatrice ? Au simplisme de l’idée que la connaissance mise à disposition du peuple représente un progrès décisif répond le simplisme de l’idée que le tâtonnement corrigerait tout et trouverait sa force dans son caractère collectif.
« En démystifiant l’instant privilégié de l’invention, et en montrant qu’il se compose en réalité d’une multiplicité de sauts, de rebonds, de multidivisions et d’intégrations forcément précipitées (donc souvent à reprendre et à corriger ultérieurement), une théorie de l’interprétation inventrice tend à dissoudre le moment de l’invention au sein d’un continuum de tâtonnements dont les limites sont très difficiles à assigner.
De même, en montrant en quoi toute invention s’appuie en réalité sur l’interprétation de données, d’idées, d’intuitions, de visions, d’erreurs, de calculs et de textes préexistants, on tend à dissoudre la figure de l’inventeur au sein d’un dialogue collectif, dont les parties prenantes s’avèrent elles aussi impossibles à recenser de façon précise et équitable. » (pp. 103-104)
Le monde n’a pas besoin de croire – c’est déjà fait ! – ; il a besoin, plus que jamais, d’outils propres à démêler le vrai du faux. Car la vérité – aussi inaccessible soit-elle – reste le seul rapport que l’homme puisse entretenir avec lui-même et avec les choses et dont il puisse espérer quelque chose. Le savoir est bien sûr fréquemment l’objet d’une lutte. Au sein de celle-ci, l’ennemi doit rester le mensonge et l’erreur. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre voie que celle de la méthode : méthode pour écarter les croyances et les illusions, méthode pour se déprendre des préjugés et des stéréotypes, méthode pour se débarrasser de ce dont le monde social nous persuade, pour se prémunir de cette foi sentimentale dans le collectif.
J’ai un grand respect pour l’analyse littéraire, qui peut effectivement nous apprendre beaucoup. Mais elle n’est en rien un modèle propre à s’appliquer à tous les objets de recherche. En fait, chaque objet de recherche doit construire ses propres méthodes au regard des difficultés spécifiques que l’approche de cet objet révèle. Il est faux et illusoire de croire que la simple halte invitant à réfléchir – que l’inaction, comme dit Citton – puisse engendrer autre chose que des erreurs :
« Au sein des vies suroccupées et surmobilisées que mènent bon nombre d’entre nous, la déconnexion et l’inaction ne peuvent donc pas faire seulement l’objet d’une tolérance à exiger d’autrui (le droit qu’on nous laisse "visionner en paix"). Une culture de l’interprétation mérite de les ériger au statut d’impératifs à nous imposer contre nous-mêmes : "Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire) !" » (p. 81)
Allons donc, Monsieur Citton ! Croiriez-vous en outre à la science infuse ? Que puisse vous faire du bien d’être quelque temps inactif, j’ose le croire. Mais l’idée de vous l’imposer ou de vous persuader que vous vous l’imposiez ne m’effleure même pas.
(1) Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation, Éditions La Découverte, 2010.
(2) Citton se réclame notamment de Spinoza (il a co-écrit un livre -Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie politique des affects, éd. Amsterdam, 2008 - avec Frédéric Lordon) et de Deleuze.
(3) Citons ce qui peut apparaître comme une exception au travers dénoncé : les critiques de certaines des thèses de Toni Negri, formulées par Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud, que Yves Citton évoque brièvement page 159.
d’Yves Citton
J’ai la chance d’avoir des amis qui me soignent, notamment de mon penchant pour les auteurs et les ouvrages consacrés. Ils me poussent dans les mains des livres nouveaux, choisis avec l’audace des découvreurs. Je leur en suis reconnaissant, car ils m’évitent ainsi une trop grande rupture avec le temps présent, menace qui plane souvent sur les cheveux blancs.
Voilà ce qui m’a conduit à lire le dernier livre d’Yves Citton (1). La réflexion qui s’y déploie pourrait sans doute plaire, mais – pour être franc – elle appartient à un genre qui n’a pas mes faveurs et postule une disposition à la foi que je n’ai pas.
Le titre d’abord. A priori, on se demande de quelles humanités Citton se propose de parler. Et, très vite, on comprend qu’il s’agit d’une traduction du concept américain d’humanities, lequel regroupe des disciplines aussi variées que la philosophie, l’histoire, le droit, la religion, l’art, l’anthropologie et autres area studies, communication studies et cultural studies. La confusion avec les sciences sociales n’est pas complète, mais les frontières – s’il y en a – sont floues. On pourrait se réjouir du caractère interdisciplinaire de cette approche, mais j’en crains plutôt des contagions malencontreuses. Yves Citton enseigne la littérature française à l’Université Stendhal-Grenoble 3, mais il est surtout connu par ses ouvrages de philosophie politique (2), domaine où il défend une approche qu’il présente comme inventive - inventrice, même -, une approche qui serait propre à régénérer la pensée de gauche.
Quel est le propos de L’avenir des humanités ? Sa cible, c’est ce discours ayant la faveur de bien des dirigeants politiques et qui parle continûment d’une société de la communication et d’une économie de la connaissance. Citton entreprend de nous expliquer ce que ce discours a de pernicieux, ce que je veux bien croire, et propose de le contrer en faisant l’éloge de l’interprétation, ce qui devrait plutôt me séduire. Et pourtant...
Et pourtant, trop d’aspects de son livre me rendent réticent, que ce soit dans la manière de dire les choses, dans la manière de les argumenter, et surtout dans la manière de poser les problèmes. Car je ne suis pas loin de penser que le projet de contrecarrer l’idée d’une société de la connaissance est encore trop d’honneur fait à ce slogan destiné aux consultants en tout genre. Il existe des thèmes dont certains milieux font leurs délices et qu’il vaut mieux ignorer que combattre.
Commençons par la manière de dire les choses.
Une phrase, pas choisie tout à fait au hasard, mais presque (il parle des vertus de l’interprétation) :
« En plus de ce travail de construction de soi intégrative dans le présent, le mode d’énonciation indirect propre à la posture interprétative (littéraire) opère également de façon à inscrire explicitement notre devenir individuel et collectif dans la continuité d’une évolution diachronique à long terme. » (p. 88)
Quand on s’exprime de la sorte, veut-on être compris ou laisser penser que l’on mérite d’être approuvé ? Il est possible de comprendre et même d’admettre ce qui est dit, mais l’envie naît - face à semblable forme - de désapprouver. Quelqu’un qui enseigne la littérature peut-il s’exprimer de la sorte ? On aimerait que non. Citton ne recule même pas devant ce fâcheux travers qui pousse les prophètes du monde présent à inventer des néologismes pour illustrer leur singularité. Incapaciter : verbe du premier groupe désignant l’action de rendre incapable (pp. 139, 144 et 145) ; vous auriez pu croire qu’il y avait brider, empêcher, étouffer, entraver, inhiber, paralyser, tenir en échec, que sais-je encore ? Non : tous insuffisants ! Et que dire de ce cognitariat qui se substituerait au prolétariat au motif qu’il « se trouve être le propriétaire légal du nouveau moyen de production le plus désirable pour les investisseurs : un interprète-inventeur (autrement dit : un corps-esprit humain, une subjectivité, un centre d’indétermination producteur de nouveauté) » (pp. 108-109) Le mot ne garantit pas l’existence de ce qu’il prétend définir, c’est le moins qu’on puisse dire !
Mais passons à la manière d’argumenter.
Il y a d’abord cet accord implicite d’auteurs connus, convoqués pour donner du crédit aux idées avancées, procédé détestable dont Citton n’a certes pas le monopole, mais auquel il recourt d’une façon que je trouve particulièrement inopportune. Par exemple, Gabriel Tarde, Virginia Woolf, Jacques Lacan, Jean-Paul Sartre, John Kenneth Galbraith et Michel Foucault sont évoqués, sinon invoqués, sans que jamais ne soit pris en compte ce qui les sépare, l’unique souci étant manifestement de montrer qu’ils ont pu dire quelque chose qui ne contredit pas la thèse de Citton. Et le procédé reste identique en ce qui concerne des auteurs dont la célébrité est plus récente, tels par exemple Luis Jorge Prieto, Toni Negri, Bruno Latour, Daniel Bougnoux, Isabelle Stengers, André Orléan ou Frédéric Lordon. Jamais les auteurs cités ne sont l’objet d’une interprétation, fruit d’un effort réflexif et critique que le livre de Citton tout entier appelle pourtant de ses vœux ! (3)
Il y a ensuite cette exploitation abusive de schémas de pensée prêtés à Spinoza et Deleuze, comme pour faire bénéficier la thèse défendue d’une assise philosophique solide. Ainsi :
« En termes spinozistes, la thèse principale de cet ouvrage pourrait […] se résumer comme suit : l’imaginaire implicitement déployé par les expressions d’"économie de la connaissance" , de "société de l’information" ou de la "communication" risque de ne définir la vie humaine et sociale qu’en termes (minimalement économiques) de circulation de biens marchands et de données, nous assimilant à des vaches broutant de touffe en touffe en quête des plus vertes prairies de la prospérité – alors qu’en concevant nos collectivités comme des "cultures de l’interprétation", on se donne les moyens de mettre clairement en lumière les conditions d’une vie et d’une agency "proprement humaines", dirigées par une "raison" plus qu’instrumentale, et orientées vers "la vie et la vraie vertu de l’esprit". » (pp. 137-138)
Pauvre Spinoza, embrigadé malgré lui dans ce débat idéologique bien étranger à ses véritables préoccupations ! Et il en va un peu de même pour Deleuze. Si celui-ci – à qui Citton emprunte la métaphore de la vache qui broute (cf. p. 49) – a souvent fait preuve d’une inventivité peu soucieuse de rigueur, il ne mérite pourtant pas d’être désigné comme le géniteur de semblable amphigouri :
« La référence à la façon dont Gilles Deleuze réinterprète inventivement Bergson pour conceptualiser la reconnaissance et la perception a permis d’entrevoir un autre enjeu (ontologique) de la différence entre la recognition sensorimotrice et l’interprétation inventrice : celui de la puissance d’agir (agency) et de l’encapacitation (empowerment). En émergeant d’un "intervalle entre l’excitation et la réaction", en "n’enchaînant pas" immédiatement "l’action subie sur la réaction exécutée", le mouvement complexe de l’interprétation (à la fois sélection, suspension, multidivision et précipitation intégrative) constituait la condition nécessaire à ce que la réaction puisse "être dite intelligente" et corresponde à ce que nous concevons comme une action (proprement humaine). » (p. 137)
Et, de même faut-il accepter que le même Deleuze soit convoqué pour fournir à Citton un exemple tendancieux des bienfaits de l’interprétation ?
« Dans l’exemple tiré […] par Deleuze d’Europe 51 de Rossellini, l’épouse qui a une vision (optique et sonore pure) de l’usine découvre soudainement que les travailleurs présentent toutes les caractéristiques de prisonniers. » (p. 83)
Tendancieux, car aurait-il évoqué le cas si l’épouse avait trouvé dans sa visite de l’usine l’occasion de mépriser davantage encore les ouvriers ?
Evidemment, l’essentiel se situe dans la manière de poser les problèmes. Venons-y.
Ce dont Yves Citton veut finalement nous convaincre, c’est que les connaissances et la communication aisée dont elles font l’objet ne nous incite pas à réfléchir. Car il faudrait que, entre la prise de connaissance et l’action qu’on fonde sur ce savoir, il y ait une sorte de temps d’arrêt durant lequel ce savoir ferait l’objet d’une réflexion et donc d’une interprétation. Jusque-là, rien de vraiment contestable, même si ce n’est pas d’une folle originalité. Mais s’il met près de cent quatre-vingts pages pour expliquer son idée, c’est que celle-ci s’entoure d’une série de présupposés à côté desquels il ne faudrait surtout pas passer. J’en aperçois personnellement trois auxquels Citton semble accorder une grande importance.
Le premier – et non le moindre, c’est l’idée hélas aujourd’hui si répandue que la rigueur scientifique présente des inconvénients qui nous forceraient souvent à lui préférer une approche des phénomènes qui laisse leur place aux opinions, ce qui situe le savoir et les progrès qu’on peut en attendre à la portée de tous.
« L’"innovation" n’est […] nullement réduite aux "inventeurs" des nanotechnologies ou du vaccin contre le sida : elle passe aussi par les millions de petites adaptations quotidiennes qui, de l’infirmier au vendeur et du secrétaire à l’enseignante, améliorent localement et infinitésimalement des rapports sociaux de plus en plus denses, hétérogènes et complexes. » (p. 110)
Mieux :
« entre les paroles d’experts, généralement réduites à des sentences dogmatiques et creuses que sollicitent les émissions télévisées "grand public", et la sécheresse des résultats d’enquête publiés par des revues hyperspécialisées touchant quelques dizaines de savants, c’est l’accès du public (non spécialisé) aux débats interprétatifs agitant les savoirs émergents qui est bloqué par la structure actuelle de la médiasphère. » (p. 128)
Et parlant des lieux « où peut fleurir l’activité interprétative » :
« Ces lieux vont de la salle de classe de littérature, où cette activité est la plus finement formalisée, jusqu’au trottoir sur lequel des spectateurs échangent informellement leurs impressions en sortant du cinéma. » (p. 176)
L’orientation démagogique du propos est malheureusement évidente. Et, à ceux qui en douterait, je les invite à se reporter à ce chapitre intitulé « Chacun est un artiste » où Citton ne craint pas d’affirmer ceci :
« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’autoformation nécessairement individuelle et collective […] » (p. 141)
Et encore ceci :
« Après deux siècles d’hégémonie d’un modèle scientifique (mythifié) érigé en seul accès à la "vérité", le temps est venu de reconnaître la complémentarité des sciences et des arts dans la construction collective du monde humain. » (p. 143)
Le deuxième présupposé est celui du caractère heuristique de la croyance.
« Cette fragilité affichée par toute interprétation (ainsi que par toute intuition) qui se présente comme telle l’inscrit d’emblée dans le registre de la croyance. Or, loin de constituer une position de retrait face au "savoir", la croyance reconnue comme telle offre tout au contraire un supplément de savoir par rapport aux prétentions implicites de la "connaissance" […] » (p. 67)
Ce qui permet à Citton de proclamer :
« Dès lors que nous nous reconnaissons tous comme interprètes, dès lors que nous comprenons notre vie commune comme tissée par le partage des croyances, des intuitions, des confiances, des suspicions, des sentiments et des significations que nous nous entre-prêtons, nous pouvons à la fois bénéficier du supplément de savoir que confère la conscience humble de sa propre fragilité épistémologique, et l’énorme réserve de forces communes (encore largement insoupçonnée) que peut mobiliser une vaticination mobilisatrice d’espoirs (Yes we can !). » (p. 72)
« Derrière les Humanités appliquées et les Humanités démystificatrices s’esquisse la perspective d’Humanités postcritiques qui viseraient à promouvoir l’émergence de nouvelles croyances émancipatrices, plutôt qu’à rester pures de toute illusion naïves. » (p. 131)
« Le plus important n’est plus d’éviter l’illusion ou l’erreur, ni même de dire le "vrai", mais de solliciter nos capacités de fabulation pour contribuer à fabriquer de nouvelles croyances, qui tireront le donné vers une fiction présente, traduisible en réalité future. » (p. 133)
Enfin, le troisième présupposé est politiquement connoté : le lecteur auquel Citton s’adresse est évidemment de gauche, et d’une gauche héritière des aspirations révolutionnaires les plus intransigeantes.
« Il convient d’interpréter la vague néolibérale qui a déferlé sur les pays riches entre 1980 et 2008 (thatchérisme, reaganisme, berlusconisme, sarkozisme) comme une réaction contre le potentiel d’émancipation dont est porteuse l’intellectualité diffuse nécessaire à nos nouveaux modes de production. La grande leçon à tirer de l’"opéraïsme" italien est que le rapport de forces entre le "capital" et le "travail" s’est fondamentalement altéré, dès lors que c’est dans les cerveaux des travailleurs (dans leur "savoir vivant", dans leur compétence interprétative) que se situe le principal moyen de production de la nouvelle économie. » (p. 155)
Je dois lutter contre l’envie de ne rien ajouter à des propos qui me semblent si contestables. Mais ce serait sous-estimer la séduction qu’ils sont malheureusement en mesure d’exercer aujourd’hui sur bon nombre de gens. Comment pourtant croire que l’on puisse combattre efficacement une idéologie – celle qui se cache derrière les slogans de société de la communication et d’économie de la connaissance – en basculant dans une autre qui n’en est d’ailleurs pas tellement éloignée, si ce n’est par sa rhétorique contestatrice ? Au simplisme de l’idée que la connaissance mise à disposition du peuple représente un progrès décisif répond le simplisme de l’idée que le tâtonnement corrigerait tout et trouverait sa force dans son caractère collectif.
« En démystifiant l’instant privilégié de l’invention, et en montrant qu’il se compose en réalité d’une multiplicité de sauts, de rebonds, de multidivisions et d’intégrations forcément précipitées (donc souvent à reprendre et à corriger ultérieurement), une théorie de l’interprétation inventrice tend à dissoudre le moment de l’invention au sein d’un continuum de tâtonnements dont les limites sont très difficiles à assigner.
De même, en montrant en quoi toute invention s’appuie en réalité sur l’interprétation de données, d’idées, d’intuitions, de visions, d’erreurs, de calculs et de textes préexistants, on tend à dissoudre la figure de l’inventeur au sein d’un dialogue collectif, dont les parties prenantes s’avèrent elles aussi impossibles à recenser de façon précise et équitable. » (pp. 103-104)
Le monde n’a pas besoin de croire – c’est déjà fait ! – ; il a besoin, plus que jamais, d’outils propres à démêler le vrai du faux. Car la vérité – aussi inaccessible soit-elle – reste le seul rapport que l’homme puisse entretenir avec lui-même et avec les choses et dont il puisse espérer quelque chose. Le savoir est bien sûr fréquemment l’objet d’une lutte. Au sein de celle-ci, l’ennemi doit rester le mensonge et l’erreur. Et pour ce faire, il n’y a pas d’autre voie que celle de la méthode : méthode pour écarter les croyances et les illusions, méthode pour se déprendre des préjugés et des stéréotypes, méthode pour se débarrasser de ce dont le monde social nous persuade, pour se prémunir de cette foi sentimentale dans le collectif.
J’ai un grand respect pour l’analyse littéraire, qui peut effectivement nous apprendre beaucoup. Mais elle n’est en rien un modèle propre à s’appliquer à tous les objets de recherche. En fait, chaque objet de recherche doit construire ses propres méthodes au regard des difficultés spécifiques que l’approche de cet objet révèle. Il est faux et illusoire de croire que la simple halte invitant à réfléchir – que l’inaction, comme dit Citton – puisse engendrer autre chose que des erreurs :
« Au sein des vies suroccupées et surmobilisées que mènent bon nombre d’entre nous, la déconnexion et l’inaction ne peuvent donc pas faire seulement l’objet d’une tolérance à exiger d’autrui (le droit qu’on nous laisse "visionner en paix"). Une culture de l’interprétation mérite de les ériger au statut d’impératifs à nous imposer contre nous-mêmes : "Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire) !" » (p. 81)
Allons donc, Monsieur Citton ! Croiriez-vous en outre à la science infuse ? Que puisse vous faire du bien d’être quelque temps inactif, j’ose le croire. Mais l’idée de vous l’imposer ou de vous persuader que vous vous l’imposiez ne m’effleure même pas.
(1) Yves Citton, L’avenir des humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation, Éditions La Découverte, 2010.
(2) Citton se réclame notamment de Spinoza (il a co-écrit un livre -Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie politique des affects, éd. Amsterdam, 2008 - avec Frédéric Lordon) et de Deleuze.
(3) Citons ce qui peut apparaître comme une exception au travers dénoncé : les critiques de certaines des thèses de Toni Negri, formulées par Pierre Dardot, Christian Laval et El Mouhoub Mouhoud, que Yves Citton évoque brièvement page 159.
dimanche 19 décembre 2010
Note spéciale : Jacqueline de Romilly
Jacqueline de Romilly est morte
Jacqueline de Romilly est morte ce 18 décembre.
Elle était conservatrice comme il convient de l’être, c’est-à-dire en défendant ce qui, venu du passé, mérite d’être conservé. Bien sûr, il en faut d’autres, moins réticents à revoir les conceptions traditionnelles. Et, à propos de la Grèce antique, dans les cinquante dernières années, il y en eut effectivement d’autres, fort heureusement. Mais Jacqueline de Romilly est restée quelque chose comme la gardienne d’un temple qui vaut d’être préservé : les textes grecs anciens en ce qu’ils recèlent un important message moral.
Un microscopique échantillon :
« Qui est Hector, en effet ? Y a-t-on pensé ? Il est le défenseur de Troie. Il est, par conséquent, l’ennemi ! Comme tel, il ne devrait intervenir que sous l’aspect de celui que l’on redoute, que l’on déteste, à qui l’on prête tous les torts. Faire tomber la sympathie sur lui, le montrer parmi les siens, entouré d’affection et d’espoirs, est donc un choix d’une extraordinaire originalité.
D’autres épopées ont-elles jamais procédé ainsi ? Je les ai lues pour la plupart, et je n’ai rien rencontré de tel. Les traditions assyriennes, égyptiennes, même l’Ancien Testament, tout suggère une attitude différente. Quelquefois, dans les épopées, on connaît l’ennemi ; mais c’est qu’alors la lutte oppose entre eux des frères, ou des rivaux. L’un des deux est, en général, détestable, sournois, cruel. De plus il s’agit ici d’un siège ; et l’on devrait ne connaître l’ennemi que comme une silhouette redoutable, surgissant d’une ville fermée, et sans doute entouré de cent légendes horribles, comme il en naît dans toutes les guerres. Or, Homère sait et montre ce qui se passe dans Troie. Il décrit ceux qui y vivent, et qui ressemblent en tout aux assiégeants – sauf peut-être que leurs terreurs sont plus grande et nous touchent donc plus vivement.
Hector est le seul héros, dans l’épopée, qui apparaisse entouré d’un père et d’une mère, d’une épouse bien-aimée, d’un tout jeune enfant. Il est le seul pour qui l’on sache les craintes qu’inspire son sort, les tendresses que brisera sa mort. » (1)
« Hector était le défenseur de la ville ennemie ; or, c’est sur lui que se conclut l’épopée grecque.
Priam rapporte le corps à Troie : Cassandre est la première à l’apercevoir de loin et à ameuter tous ceux dont Hector était, selon la belle expression d’Homère, "la grande joie". Bientôt Priam est là. Bientôt commence le deuil proprement dit, avec les chants de deuil et les pleurs, avec, aussi, les plaintes d’Andromaque, d’Hécube, d’Hélène. Chacune évoque, dans la douleur, le souvenir d’Hector. Et enfin, en vingt vers, ont lieu les funérailles.
Les derniers mots du chant – les derniers mots de l’épopée – tombent alors, comme un battement de tambour voilé, lourdement ; et ils sonnent comme une épitaphe : "C’est ainsi qu’ils célèbrent les funérailles d’Hector, dompteur de cavales."
Telle est la fin de l’Iliade. Peut-on douter, après cela, de la grande importance donnée dans l’épopée grecque, au héros troyen ? Celle-ci aurait pu aller jusqu’à la mort d’Achille ; elle aurait pu aussi se clore sur les funérailles de Patrocle. Non pas ! Le poème finit sur Hector, sur la tristesse de tous ceux qui l’aimaient, sur les qualités qu’ils voyaient en lui.
Et ce n’est même pas là le plus saisissant.
Le plus saisissant, à mes yeux, est que cette épopée s’achève sur un double deuil : au chant XXIII les funérailles de Patrocle, au chant XXIV, celles d’Hector. Elles sont très différentes. Pour Patrocle, le faste, les sacrifices, les grands jeux ; pour Hector, un simple bûcher et un coffret enfoui sous la terre, mais des larmes, beaucoup de larmes : des citoyens, des amis, des frères, toute une famille en deuil autour de celui qui aurait dû les sauver. Le contraste s’impose. Mais il n’ôte rien à l’idée maîtresse – à savoir que la mort a frappé des deux côtés.
[…]
Le respect des suppliants et l’accueil aux hôtes étaient liés à des rites qui n’existent plus en notre temps, du moins sous leur forme stricte. Mais ces rites sont des expressions d’humanité, de tolérance, d’ouverture aux autres. À ce titre, ils sont encore vivants et les hommes d’aujourd’hui gagneraient à en retrouver l’esprit bien vivant.
En est-il de même pour cette autre loi non écrite qui commande toute la fin du poème et exige que l’on accorde aux morts la sépulture ? Est-elle limitée à l’Antiquité et s’est-elle ensuite effacée ? Certains traits pourraient le suggérer. Déjà les auteurs anciens discutaient le sens de cette insistance sur le corps d’Hector. Et Cicéron rappelle en termes favorables une tragédie d’Accius, dans laquelle Achille déclarait avoir "rendu à Priam un corps, mais lui avoir pris Hector"*. Et dans la pensée chrétienne, on ne saurait oublier que le Christ a dit à l’homme qui voulait, avant de le suivre, enterrer son père : "suis-moi et laisse les morts ensevelir les morts"**.
Pourtant ce ne sont là que des ombres légères ; et, dans les périodes de sauvagerie accrue, on voit renaître ce sentiment profondément humain. C’est ainsi qu’en notre temps, on assiste, d’année en année, à la recherche des corps jetés dans des charniers. On l’a vu il y a quelques années, en République argentine. On le voit ces jours-ci en Bosnie. Sans doute veut-on d’abord savoir. Mais on veut aussi réparer.
Notre cruauté moderne passe de beaucoup celle d’Achille. Et peut-être est-ce une raison pour que le message grec nous touche, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus que jamais.
Or c’est à propos d’Hector qu’il a été pour la première fois formulé, en une scène qui devrait être notre bréviaire à cet égard.
Et enfin, par-delà ces valeurs mêmes, tout finit bien parce que le poète nous mène jusqu’à une certaine vision de l’homme, à laquelle elles sont liées ; dans cette vision de l’homme, une conscience aiguë des souffrances qui le frappent se combine avec le sentiment très vif de la solidarité que ces souffrances méritent. C’est une vision sans optimisme, mais sans amertume, qui montre le pire, et, dans le pire, révèle une forme de beauté.
Tout cela, à cause d’Hector. » (2)
(1) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, p. 10.
* Tusculanes, I, 44.
** Matthieu, 8, 22.
(2) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, pp. 248-251.
Autre note sur de Romilly :
Petites leçons sur le grec ancien
Jacqueline de Romilly est morte ce 18 décembre.
Elle était conservatrice comme il convient de l’être, c’est-à-dire en défendant ce qui, venu du passé, mérite d’être conservé. Bien sûr, il en faut d’autres, moins réticents à revoir les conceptions traditionnelles. Et, à propos de la Grèce antique, dans les cinquante dernières années, il y en eut effectivement d’autres, fort heureusement. Mais Jacqueline de Romilly est restée quelque chose comme la gardienne d’un temple qui vaut d’être préservé : les textes grecs anciens en ce qu’ils recèlent un important message moral.
Un microscopique échantillon :
« Qui est Hector, en effet ? Y a-t-on pensé ? Il est le défenseur de Troie. Il est, par conséquent, l’ennemi ! Comme tel, il ne devrait intervenir que sous l’aspect de celui que l’on redoute, que l’on déteste, à qui l’on prête tous les torts. Faire tomber la sympathie sur lui, le montrer parmi les siens, entouré d’affection et d’espoirs, est donc un choix d’une extraordinaire originalité.
D’autres épopées ont-elles jamais procédé ainsi ? Je les ai lues pour la plupart, et je n’ai rien rencontré de tel. Les traditions assyriennes, égyptiennes, même l’Ancien Testament, tout suggère une attitude différente. Quelquefois, dans les épopées, on connaît l’ennemi ; mais c’est qu’alors la lutte oppose entre eux des frères, ou des rivaux. L’un des deux est, en général, détestable, sournois, cruel. De plus il s’agit ici d’un siège ; et l’on devrait ne connaître l’ennemi que comme une silhouette redoutable, surgissant d’une ville fermée, et sans doute entouré de cent légendes horribles, comme il en naît dans toutes les guerres. Or, Homère sait et montre ce qui se passe dans Troie. Il décrit ceux qui y vivent, et qui ressemblent en tout aux assiégeants – sauf peut-être que leurs terreurs sont plus grande et nous touchent donc plus vivement.
Hector est le seul héros, dans l’épopée, qui apparaisse entouré d’un père et d’une mère, d’une épouse bien-aimée, d’un tout jeune enfant. Il est le seul pour qui l’on sache les craintes qu’inspire son sort, les tendresses que brisera sa mort. » (1)
« Hector était le défenseur de la ville ennemie ; or, c’est sur lui que se conclut l’épopée grecque.
Priam rapporte le corps à Troie : Cassandre est la première à l’apercevoir de loin et à ameuter tous ceux dont Hector était, selon la belle expression d’Homère, "la grande joie". Bientôt Priam est là. Bientôt commence le deuil proprement dit, avec les chants de deuil et les pleurs, avec, aussi, les plaintes d’Andromaque, d’Hécube, d’Hélène. Chacune évoque, dans la douleur, le souvenir d’Hector. Et enfin, en vingt vers, ont lieu les funérailles.
Les derniers mots du chant – les derniers mots de l’épopée – tombent alors, comme un battement de tambour voilé, lourdement ; et ils sonnent comme une épitaphe : "C’est ainsi qu’ils célèbrent les funérailles d’Hector, dompteur de cavales."
Telle est la fin de l’Iliade. Peut-on douter, après cela, de la grande importance donnée dans l’épopée grecque, au héros troyen ? Celle-ci aurait pu aller jusqu’à la mort d’Achille ; elle aurait pu aussi se clore sur les funérailles de Patrocle. Non pas ! Le poème finit sur Hector, sur la tristesse de tous ceux qui l’aimaient, sur les qualités qu’ils voyaient en lui.
Et ce n’est même pas là le plus saisissant.
Le plus saisissant, à mes yeux, est que cette épopée s’achève sur un double deuil : au chant XXIII les funérailles de Patrocle, au chant XXIV, celles d’Hector. Elles sont très différentes. Pour Patrocle, le faste, les sacrifices, les grands jeux ; pour Hector, un simple bûcher et un coffret enfoui sous la terre, mais des larmes, beaucoup de larmes : des citoyens, des amis, des frères, toute une famille en deuil autour de celui qui aurait dû les sauver. Le contraste s’impose. Mais il n’ôte rien à l’idée maîtresse – à savoir que la mort a frappé des deux côtés.
[…]
Le respect des suppliants et l’accueil aux hôtes étaient liés à des rites qui n’existent plus en notre temps, du moins sous leur forme stricte. Mais ces rites sont des expressions d’humanité, de tolérance, d’ouverture aux autres. À ce titre, ils sont encore vivants et les hommes d’aujourd’hui gagneraient à en retrouver l’esprit bien vivant.
En est-il de même pour cette autre loi non écrite qui commande toute la fin du poème et exige que l’on accorde aux morts la sépulture ? Est-elle limitée à l’Antiquité et s’est-elle ensuite effacée ? Certains traits pourraient le suggérer. Déjà les auteurs anciens discutaient le sens de cette insistance sur le corps d’Hector. Et Cicéron rappelle en termes favorables une tragédie d’Accius, dans laquelle Achille déclarait avoir "rendu à Priam un corps, mais lui avoir pris Hector"*. Et dans la pensée chrétienne, on ne saurait oublier que le Christ a dit à l’homme qui voulait, avant de le suivre, enterrer son père : "suis-moi et laisse les morts ensevelir les morts"**.
Pourtant ce ne sont là que des ombres légères ; et, dans les périodes de sauvagerie accrue, on voit renaître ce sentiment profondément humain. C’est ainsi qu’en notre temps, on assiste, d’année en année, à la recherche des corps jetés dans des charniers. On l’a vu il y a quelques années, en République argentine. On le voit ces jours-ci en Bosnie. Sans doute veut-on d’abord savoir. Mais on veut aussi réparer.
Notre cruauté moderne passe de beaucoup celle d’Achille. Et peut-être est-ce une raison pour que le message grec nous touche, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus que jamais.
Or c’est à propos d’Hector qu’il a été pour la première fois formulé, en une scène qui devrait être notre bréviaire à cet égard.
Et enfin, par-delà ces valeurs mêmes, tout finit bien parce que le poète nous mène jusqu’à une certaine vision de l’homme, à laquelle elles sont liées ; dans cette vision de l’homme, une conscience aiguë des souffrances qui le frappent se combine avec le sentiment très vif de la solidarité que ces souffrances méritent. C’est une vision sans optimisme, mais sans amertume, qui montre le pire, et, dans le pire, révèle une forme de beauté.
Tout cela, à cause d’Hector. » (2)
(1) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, p. 10.
* Tusculanes, I, 44.
** Matthieu, 8, 22.
(2) Jacqueline de Romilly, Hector, (1ère éd. : Éd. de Fallois, 1997), Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 1999, pp. 248-251.
Autre note sur de Romilly :
Petites leçons sur le grec ancien
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