À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
Il peut paraître étrange d’évoquer le désarroi de Bourdieu. Nombreux sont sans conteste ceux qui pensent qu’il fut le plus souvent plein d’aplomb, quelquefois même arrogant. Pourtant, j’incline à penser que pour comprendre au mieux ses convictions, il ne faut pas écarter l’hypothèse qu’elles lui ont valu un permanent désarroi qu’il n’a d’ailleurs pas toujours caché. C’est le statut auquel il s’est hissé pour les défendre qui l’a enfermé dans une posture faite quelquefois de hauteur et de dédain.
On dispose de bien des traces et bien des témoignages du trac qui s’emparait de lui lorsqu’il devait prendre la parole, particulièrement lorsqu’il s’agissait de s’exprimer en-dehors du contexte des cours professés. Et il semble très probable que, dès sa prime jeunesse, Bourdieu ait souffert d’une grande timidité. (1) Mais la question n’est pas là, ai-je envie de dire, même si la gaucherie peut à la fois conduire à une certaine incapacité à agir aisément avec autrui et aussi à une manière spécifique de manifester son orgueil. Je ne me livrerai à aucune analyse psychologique - dont je serais d’ailleurs bien incapable -, me bornant ici à exposer une hypothèse qui dit bien davantage sur la nature des convictions de Bourdieu que sur son caractère ou son tempérament.
Partons d’abord d’une idée continûment présente dans toute son œuvre, à savoir la méconnaissance de ce qui nous détermine. Il s’agit là d’une sorte d’axiome de sa sociologie, laquelle a notamment pour tâche de dévoiler ce qui conduit les agents à penser et à agir ainsi qu’ils le font. Or, l’idée de dépossession de soi que cet axiome implique fait partie de ces idées dont bien des gens ne peuvent non seulement se satisfaire, mais qui suscitent chez eux de la colère. Que l’on explique à quelqu’un qui souhaite s’intéresser à la sociologie qu’il s’impose de fonder la connaissance du monde social sur une méthodologie rigoureuse (2), c’est facilement acceptable par quiconque se veut rationnel. Mais qu’il faille préalablement admettre que les comportements observés ont des causes différentes de celles que leurs auteurs leur prêtent, voilà qui semble à certains inenvisageable, quand bien même ils seraient prêts à admettre que tout un chacun puisse être très fortement influencé.
Pourquoi cette réticence à s’incliner devant le déterminisme ? C’est peut-être Lichtenberg qui en fournit l’explication la plus simple et la mieux fondée. Il a écrit :
« Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (3)
Il est à noter que Pierre Bourdieu lui-même ne s’est jamais affirmé déterministe, pas même sous une forme spinoziste ou leibnizienne (4). Il n’en a pas moins été souvent accusé, tant ses travaux ont toujours cherché à éclairer tout ce qui pousse chacun à penser et agir à son insu de telle ou telle façon. Est-ce pour s’éviter de défendre une opinion absolue, facilement ciblée comme un entêtement naïf, ou bien serait-ce plutôt qu’il conservait l’espoir que la connaissance des déterminations puisse aider à leur échapper, ainsi qu’il l’a plusieurs fois répété ? Je l’ignore.
Poursuivons avec une autre idée qu’il a sans cesse réaffirmée, à savoir que les dominés participent presque toujours, d’une façon ou d’une autre, à ce qui permet à leur domination de perdurer. Il s’agit là aussi d’une idée mieux faite pour révolter tout un chacun que pour l’instruire. Et ceux qui subissent une domination, quelle qu’elle soit, sont évidemment les derniers à envisager d’admettre pareil axiome. Pourtant, l’idée n’est pas neuve, puisqu’on la trouve déjà chez La Boétie, du moins sous la forme d’une interrogation relative au rapport de force entre dominateur et dominés :
« Pour ce coup je ne voudrois sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils luy donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ; qui ne scauroit leur faire mal aucun, sinon lors qu’ils aiment mieulx le souffrir que lui contredire. » (5)
Pour Bourdieu, c’est au-delà du constat de ce rapport de force, dans ce que l’habitus de chacun contient de dispositions propres à légitimer le pouvoir d’autrui, que s’inscrit l’impossibilité d’entrevoir de le contester. Qu’il ait caressé le projet de doter les dominés de cette connaissance des déterminations propre à les libérer n’est guère douteux. Mais qu’il ait envisagé ensuite une libération sinon irréversible du moins durable, cela me paraît personnellement assez peu probable.
Venons-en à présent à cette idée qui fit sa renommée et à laquelle, d’ailleurs, certains prêtèrent un peu facilement des effets délétères sur l’enseignement, c’est-à-dire l’idée que l’éducation joue le rôle de filtre social, permettant globalement aux catégories sociales de se survivre dans leur descendance. C’est certainement celle des idées de Bourdieu qui a été la mieux acceptée et qui a d’ailleurs participé à l’émergence de multiples réformes de l’enseignement, lesquelles ont le plus souvent aggravé le phénomène sans que les partisans de ces réformes n’en tirent les conséquences. Il y a dans l’histoire de cette idée - qui a couvert plus d’une demi-siècle - la parfaite illustration de la non-conscience des déterminations sociales, dès lors qu’il est apparu qu’un phénomène correctement cerné a si bien résisté aux politiques qui se proposaient de l’annihiler. Aussi terrible que cela soit à admettre, il faut bien constater que les efforts consentis pour favoriser l’égalité ont manifestement contribué à aggraver les inégalités. C’est évidemment un peu court de dire les choses de cette manière et il y aurait bien des nuances à apporter au constat fait et aux causes à rechercher si la question à traiter était celle de l’école. Mais je me penche uniquement ici sur diverses convictions de Bourdieu afin de tenter de les mettre en rapport avec un certain désarroi que, selon moi, il ressentit bien des fois.
Je pourrais évoquer d’autres idées de Bourdieu encore, mais je vais m’en tenir là. Car ce qui me guide, ce n’est que d’expliciter le mieux possible l’hypothèse d’un désarroi dont je situe l’origine dans des convictions rares, très malaisément communicables. Il y a peut-être deux façons de comprendre la sociologie de Bourdieu. L’une se résumerait à accepter les verdicts qu’il a posé sur divers champs sociaux, sur diverses manières d’en expliquer les tensions et sur les critiques qu’il a adressées à des visions intéressées de ces mêmes phénomènes. L’autre s’attacherait aux présupposés axiomatiques de sa sociologie, quelque chose comme une philosophie appliquée à la recherche en science sociale. Et la première ne supposerait pas nécessairement la seconde.
La question se pose alors : pourquoi parler de désarroi ? Parce que les convictions premières de Bourdieu l’ont continuellement mis dans une position d’incommunicabilité avec tous ceux qui n’étaient pas intéressés et avertis par ses travaux. Et même avec certains de ces derniers, l’échange restait souvent restreint par ce que pouvait avoir d’agressif ou de transgressif l’explication par le non-conscient ou la mise en cause de l’illusion de la transparence du monde social, tel que le discours commun la pratique. Or, comme il le dit très bien lui-même, « Pour entreprendre de discuter des arguments, il faut croire qu’ils méritent la discussion et croire, en tout cas, aux mérites de la discussion. » (6)
On me dira que, parlant de désarroi, je suppose un Bourdieu handicapé par ses propres conceptions, là où tout portait peut-être à croire en un homme apte à gérer son intellect sans douleur. Et c’est ici qu’il me faut expliciter davantage une opposition majeure qui m’intrigue depuis très longtemps.
Parmi tous les philosophes du passé, il en est deux qui ont également poussé fort loin une forme élaborée de désenchantement du monde. Je veux parler de Montaigne et de Pascal. Non seulement, ils ont été préoccupés par des questionnements fort semblables, mais ils les ont même quelquefois abordés avec les mêmes mots. Rien d’étonnant à cela, puisque la lecture de chevet de Pascal, c’était les Essais de Montaigne. Mais il y a cependant deux choses qui les différencient beaucoup. D’abord, le style, bien sûr. Pascal use du français du XVIIe siècle et probablement avec un bonheur inégalé. Ensuite et surtout, quant aux conclusions qu’ils en tirent ou, pour être plus précis, quant à l’effet que ces questionnements ont sur leur humeur.
L’impénétrabilité du monde, de l’existence et du sens des choses est plutôt bien acceptée par Montaigne, lequel recommande de la supporter avec sagesse, notamment en y reconnaissant l’avantage que confère d’une certaine manière l’absence d’illusions sur l’avenir et, surtout, l’intérêt qu’il y a à renoncer aux passions dangereuses, plus particulièrement celles qui conduisent à torturer et tuer pour des idées bancales. Pascal ne jouit pas de la même équanimité. « Le silence éternel de ces espaces infinis [l’]effraie » (7), mais bien d’autres choses aussi. Et l’angoisse qui l’étreint face à la misère de l’homme - pourtant apte pense-t-il à tant de grandeur - l’amène à choisir Jésus comme remède, c’est-à-dire celui qui synthétisa en sa personne la grandeur de Dieu et la petitesse de l’homme et délivra ainsi le message salvateur. Une même lucidité quant à la précarité de la vie et à l’aberration des choses face à la pensée humaine provoque ainsi deux réactions quasi diamétralement opposées. J’irais jusqu’à dire que, dans un cas, le non-sens apaise et, dans l’autre, il alarme.
Bourdieu ressemble à Pascal et ce n’est pas étonnant du tout qu’il l’ait choisi pour désigner sa première inspiration. (8) Le monde est absurde, sans finalité, sans justice, et cela est désespérant. Il faut admettre l’évidence : l’ignorance règne partout, alors même que l’esprit humain semble destiné à mieux que ça. Et plus on observe les choses avec rigueur, plus on découvre que l’ignorance domine tout, y compris ce que tout un chacun prend pour des certitudes, y compris encore ce que l’on a pu croire vrai alors même que l’on se défiait de l’erreur. Son remède à lui, ce sera l’activisme politique, dût-il contrevenir à la neutralité axiologique. Son Jésus à lui, c’est celui qui chasse les marchands du temple.
Mais de Pascal à Bourdieu, l’époque a changé. Au XVIIe siècle, on débattait des idées profondes entre érudits. Cela ne mettait certes pas à l’abri des incompréhensions et des querelles, mais cela générait une certaine réserve dans les polémiques et une certaine exigence d’argumentation, comme le montre par exemple les Objections aux Méditations métaphysiques de Decartes. Du temps de Bourdieu, c’est assez souvent face à l’opinion publique, dans ce qu’elle a de spontané, de conditionné, de velléitaire et d’irréfléchi, qu’il lui faut de temps à autre argumenter. Et ses affres pascaliennes sont alors décuplées par la difficulté que ses convictions premières éprouvent à être partagées, surtout avec ceux dont il suppose qu’ils en ont précisément le plus grand besoin. Dans le film de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat [2001], nombreuses sont les occasions d’apercevoir Bourdieu en désarroi ; il ne sait que dire aux animateurs de la radio libre qui l’accueillent, aux jeunes de banlieue devant lesquels il s’explique dans une salle où il fut invité, à cette jeune fille qui, dans la rue, l’accoste pour lui dire naïvement toute son admiration, à cette autre jeune espagnole à qui il tente de parler de la domination masculine. Il me semble que ce ne sont pas là des circonstances dans lesquelles sa seule timidité lui joue des tours ; c’est aussi l’abîme que ses propres convictions ont creusé entre lui et les gens moins avertis - tout comme la complexité devant laquelle se trouve celui qui voudrait faire entendre la complexité - qui le laisse presque sans voix ou le force à des déclarations naïvement péremptoires. Plus montanien que lui, Lévi-Strauss n’a me semble-t-il jamais connu ce désarroi.
Ai-je besoin de dire que l’hypothèse que j’avance ici est tout à fait discutable ? Elle ne m’a pas conduit à minorer l’importance de l’œuvre de Bourdieu, ni à amoindrir l’estime en laquelle je la tiens. Je suis de ceux que le non-sens rassérène plutôt. Ce qui explique peut-être pourquoi je suis enclin à attribuer aux angoisses de Bourdieu une signification philosophique. Mais peut-être me trompé-je.
(1) « […] j’éprouvais de véritables paniques à l’idée de traverser toute l’église, le dimanche, pour rejoindre le banc des garçons […] » (Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, 2004, p. 114).
(2) Comme le faisait par exemple Madeleine Gravitz à la fin des années 70, alors que le souci de scientificité était au plus haut (cf. Madeleine Grawitz, Méthodes en sciences sociales 4e édition, Dalloz, 1979).
(3) Cité par Jean-François Billeter in Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, p. 89.
(4) Sur la question de la liberté chez Bourdieu, il s’impose de lire et relire le dernier chapitre des Méditations pascaliennes (Seuil, Liber, 1997, pp. 245-288).
(5) Etienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Èd. Payot, 1993, pp. 104-105.
(6) Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997, pp. 122-123.
(7) Blaise Pascal, Pensées, Lafuma, Seuil, 1962, 201, p. 110.
(8) Il est évident qu’il a voulu opposer ses propres réflexions à celles de Edmund Husserl, celui-ci ayant suggéré que ses Méditations cartésiennes [1929] n’était peut-être rien d’autre que le prolongement de celles de Descartes, là où Bourdieu a souhaité placer ses Méditations pascaliennes [1997] dans le sillage de Pascal.
Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos de Bourdieu et de Finkielkraut
Le sens pratique
dimanche 23 août 2020
mercredi 19 août 2020
Note d’opinion : la franc-maçonnerie
À propos de la franc-maçonnerie
Fin de l’été 2009, j’ai mis un terme (assez brutalement, j’en conviens) à mon appartenance à la franc-maçonnerie. Je ne m’en suis jamais expliqué, ce que je ne voudrais pas voir compris comme du mépris. Voici donc une explication, 11 ans plus tard et alors que les membres qui fréquentent aujourd’hui la loge à laquelle j’appartenais se sont sans doute en bonne partie renouvelés. Elle sera aussi brève que possible : parler de soi est assez vain.
J’ai fréquenté ma loge liégeoise - Hiram d’abord, Montaigne ensuite - de façon très assidue pendant 32 ans. J’y ai noué des amitiés. Certaines d’entre elles se sont ajournées en même temps que j’interrompais ma participation à la vie de la Loge. J’en éprouve beaucoup de regrets et je demande pardon à celles et ceux qui en auraient pareillement.
Je suis entré en maçonnerie en 1977, sur la base de la confiance que je faisais à l’un de mes parrains. En fait, je n’en connaissais rien. Et très vite, je me suis senti étranger à certains des aspects de l’institution : les rites, les symboles, les grades, la laïcité militante, le phallocratisme, une certaine morale maçonnique, un anti-catholicisme bataillard, tout cela m’a paru inintéressant. Même la fraternité, en ce qu’elle était aussi obligatoire qu’aveugle, n’a pas eu ma sympathie. Mais j’ai cru ne pas être seul à désirer une loge différente et j’ai espéré une évolution favorable à l’atténuation de ces aspects-là. Car d’autres aspects de la maçonnerie m’ont progressivement semblé attrayants, à commencer par le mode de débat. J’en suis même arrivé à imaginer que la loge puisse réaliser l’utopie parrhèsiastique ; c’est le sens que j’ai personnellement donné à la création de Montaigne en 1999.
Voilà assurément une remembrance bien infidèle, j’en suis conscient, tant d’autres choses ayant pu me déterminer au cours de ces trois décennies. Je ne la retiens que parce que c’est l’illusion de sa véracité qui m’a conduit à renoncer un beau jour à ma qualité de maçon. L’utopie en était bien une et l’esprit que j’aurais voulu voir régner sur l’activité maçonnique - un esprit que la création de Montaigne m’avait laissé supposé en progrès - s’est mis à trop décliner pour que je garde espoir. Du moins, le crois-je. Car il n’est pas exclu que je me sois mépris sur cette évolution.
Évidemment, des intérêts distincts des miens sont parfaitement légitimes et je n’ai d’autre raison à donner à mon renoncement que des préférences très subjectives et parfaitement contestables. Qui que nous soyons, nous sommes, je crois, forgés et mus autant par l’insignifiant, par le dérisoire, que par ce qui semble net, manifeste ou décisif.
Je garde beaucoup d’excellents souvenirs de mon passage en loge, et quelques moins bons. Ce fut pour moi une expérience que je ne regrette pas. Mais j’en suis déjà suffisamment loin que pour me demander comment diable j’ai pu y rester si longtemps. L’amitié que je nourris envers certains de ses membres n’en est pourtant aucunement altérée.
Il y a certainement dans ma persévérance la trace d’une aptitude très répandue et dont je n’ai pas pu me défaire quoi qu’il m’en ait coûté, à savoir l’adhésion automatique et irréfléchie à l’habitus du groupe. Durant les premières années consécutives à mon initiation, j’ai sincèrement - mais sans doute étourdiment - répété les consignes les plus partagées de l’institution (le travail sur soi, la tolérance, l’échange ouvert, etc.). Cela m’a valu d’être appelé à des fonctions que je n’ambitionnais pas, mais qui m’ont permis de participer à des débats où se jouaient quelquefois les côtés les moins glorieux du Grand Orient de Belgique, telle la question de la mixité. C’est probablement ce qui m’a conduit progressivement à renâcler. Encore fût-ce toujours dans le cadre des règles admises, car je n’ai jamais beaucoup apprécié la facilité avec laquelle - aussi bien dans le monde profane qu’en maçonnerie - certains s’autorisent de la nécessité pour contourner les normes.
En voilà assez ! Un mot de plus cependant à propos de l’image de la maçonnerie, telle que l’opinion commune se la forge. Aussi inexacte soit-elle, les maçons ne sont pas selon moi en droit de s’en plaindre (sauf si elle allait jusqu’à la persécution, ce qui est arrivé déjà). Car il est assez inconséquent de pratiquer le secret - secret de l’appartenance et secret des travaux - et, dans le même temps, d’exiger d’être compris comme on veut l’être. Ce n’est que le moindre des inconvénients du secret, car il peut également à l’occasion couvrir des connivences regrettables. Encore aujourd’hui, je n’en déduis pourtant pas que le secret ne puisse avoir son utilité. Il est même peut-être une des conditions du débat parrhèsiastique, du moins le crois-je.
Fin de l’été 2009, j’ai mis un terme (assez brutalement, j’en conviens) à mon appartenance à la franc-maçonnerie. Je ne m’en suis jamais expliqué, ce que je ne voudrais pas voir compris comme du mépris. Voici donc une explication, 11 ans plus tard et alors que les membres qui fréquentent aujourd’hui la loge à laquelle j’appartenais se sont sans doute en bonne partie renouvelés. Elle sera aussi brève que possible : parler de soi est assez vain.
J’ai fréquenté ma loge liégeoise - Hiram d’abord, Montaigne ensuite - de façon très assidue pendant 32 ans. J’y ai noué des amitiés. Certaines d’entre elles se sont ajournées en même temps que j’interrompais ma participation à la vie de la Loge. J’en éprouve beaucoup de regrets et je demande pardon à celles et ceux qui en auraient pareillement.
Je suis entré en maçonnerie en 1977, sur la base de la confiance que je faisais à l’un de mes parrains. En fait, je n’en connaissais rien. Et très vite, je me suis senti étranger à certains des aspects de l’institution : les rites, les symboles, les grades, la laïcité militante, le phallocratisme, une certaine morale maçonnique, un anti-catholicisme bataillard, tout cela m’a paru inintéressant. Même la fraternité, en ce qu’elle était aussi obligatoire qu’aveugle, n’a pas eu ma sympathie. Mais j’ai cru ne pas être seul à désirer une loge différente et j’ai espéré une évolution favorable à l’atténuation de ces aspects-là. Car d’autres aspects de la maçonnerie m’ont progressivement semblé attrayants, à commencer par le mode de débat. J’en suis même arrivé à imaginer que la loge puisse réaliser l’utopie parrhèsiastique ; c’est le sens que j’ai personnellement donné à la création de Montaigne en 1999.
Voilà assurément une remembrance bien infidèle, j’en suis conscient, tant d’autres choses ayant pu me déterminer au cours de ces trois décennies. Je ne la retiens que parce que c’est l’illusion de sa véracité qui m’a conduit à renoncer un beau jour à ma qualité de maçon. L’utopie en était bien une et l’esprit que j’aurais voulu voir régner sur l’activité maçonnique - un esprit que la création de Montaigne m’avait laissé supposé en progrès - s’est mis à trop décliner pour que je garde espoir. Du moins, le crois-je. Car il n’est pas exclu que je me sois mépris sur cette évolution.
Évidemment, des intérêts distincts des miens sont parfaitement légitimes et je n’ai d’autre raison à donner à mon renoncement que des préférences très subjectives et parfaitement contestables. Qui que nous soyons, nous sommes, je crois, forgés et mus autant par l’insignifiant, par le dérisoire, que par ce qui semble net, manifeste ou décisif.
Je garde beaucoup d’excellents souvenirs de mon passage en loge, et quelques moins bons. Ce fut pour moi une expérience que je ne regrette pas. Mais j’en suis déjà suffisamment loin que pour me demander comment diable j’ai pu y rester si longtemps. L’amitié que je nourris envers certains de ses membres n’en est pourtant aucunement altérée.
Il y a certainement dans ma persévérance la trace d’une aptitude très répandue et dont je n’ai pas pu me défaire quoi qu’il m’en ait coûté, à savoir l’adhésion automatique et irréfléchie à l’habitus du groupe. Durant les premières années consécutives à mon initiation, j’ai sincèrement - mais sans doute étourdiment - répété les consignes les plus partagées de l’institution (le travail sur soi, la tolérance, l’échange ouvert, etc.). Cela m’a valu d’être appelé à des fonctions que je n’ambitionnais pas, mais qui m’ont permis de participer à des débats où se jouaient quelquefois les côtés les moins glorieux du Grand Orient de Belgique, telle la question de la mixité. C’est probablement ce qui m’a conduit progressivement à renâcler. Encore fût-ce toujours dans le cadre des règles admises, car je n’ai jamais beaucoup apprécié la facilité avec laquelle - aussi bien dans le monde profane qu’en maçonnerie - certains s’autorisent de la nécessité pour contourner les normes.
En voilà assez ! Un mot de plus cependant à propos de l’image de la maçonnerie, telle que l’opinion commune se la forge. Aussi inexacte soit-elle, les maçons ne sont pas selon moi en droit de s’en plaindre (sauf si elle allait jusqu’à la persécution, ce qui est arrivé déjà). Car il est assez inconséquent de pratiquer le secret - secret de l’appartenance et secret des travaux - et, dans le même temps, d’exiger d’être compris comme on veut l’être. Ce n’est que le moindre des inconvénients du secret, car il peut également à l’occasion couvrir des connivences regrettables. Encore aujourd’hui, je n’en déduis pourtant pas que le secret ne puisse avoir son utilité. Il est même peut-être une des conditions du débat parrhèsiastique, du moins le crois-je.
vendredi 14 août 2020
Note de lecture : Guillaume Frantzwa
1520
de Guillaume Frantzwa
Dans une note du 6 juillet 2014, j’ai eu l’occasion d’évoquer le « découpage de l’histoire en tranches » tel que Jacques Le Goff en avait lui-même parlé. Une de ses propositions consistait à négliger la tranche communément appelée Renaissance pour prolonger le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Or, voici que Guillaume Frantzwa suggère de prendre en considération l’importance du tournant que représenterait l’émergence d’une Renaissance et d’en situer l’acmé en 1520.
Il me plaît de le dire d’emblée : 1520 (1) est un livre qui m’a très fortement impressionné. Le propos s’y appuie non seulement sur de multiples sources et sur des précautions méthodologiques rigoureuses, mais les interprétations auxquelles l’analyse donne lieu m’ont semblé le plus souvent très convaincantes. La qualité d’un essai en histoire tient souvent à la pertinence de la sélection des faits jugés significatifs. Et, en l’occurrence, les choix opérés m’ont paru très judicieux et les conclusions que Frantzwa en a tiré très instructives.
De quoi s’agit-il ?
À un niveau atomistique, l’histoire n’est faite que des actes posés par chaque individu et, complémentairement, des motivations dont ces actes procèdent. Parmi cette multitude d’actes, il est bien entendu possible, au moins théoriquement, de dégager des constantes. C’est ce qui permet d’évoquer des tendances et des mouvements auxquels l’histoire semble obéir. On comprend aisément que le passage nécessaire de l’individuel au collectif est un de ces moments délicats auxquels les sciences sociales sont confrontées, parce qu’il convient d’y faire des choix qui reposent sur des justifications qui ne sont jamais totalement en mesure d’invalider toutes les hypothèses écartées. C’est pourquoi c'est le plus souvent ce qui est su (ou cru su) avant même d’entamer la lecture de l’essai en cause qui conduit à le juger congru et probant.
À cela, il faut ajouter que, plus les conclusions risquées se rapportent à la longue durée, plus l’exercice se révèle périlleux. C’est par les conclusions que Frantzwa tire de son analyse que je voudrais précisément parler de son livre.
« L’Europe de 1520 est un territoire équivoque. Plusieurs courants s’opposent en son sein. Par bien des points, le monde médiéval se perpétue, et perdurera pendant encore quelques siècles. Par d’autres aspects, plusieurs forces combinées dessinent un nouveau monde, dont certaines constantes seront parfois toujours d’actualité au XXe siècle. » (p.203) Voici donc comment débutent ses conclusions ; difficile de s’inscrire davantage dans la logique de la longue durée ; difficile également de ne pas conférer au repère choisi - l’année 1520 - la valeur d’un simple jalon au sein d’un long continuum. Ce qui pourrait conduire à penser que la délimitation des tranches de l’histoire est décidément malvenue, voire inutile. Et pourtant, tout l’ouvrage éclaire au contraire le bien-fondé de cette date, car elle se révèle chargée d’une foule de renversements qui traduisent le fait que le monde d’après sera très différent du monde d’avant. Évidemment, ces renversements sont pour certains dans leur phase finale, d’autres dans leurs commencements, d’autres encore n’y font qu’étape. C’est l’accumulation des signes révélateurs d’un profond changement des structures du monde social (ou des mondes sociaux européens) qui légitime en quelque sorte cette balise.
Je m’en voudrais de laisser croire que Guillaume Frantzwa adopte des points de vue qui prennent systématiquement le contre-pied des connaissances et des croyances communes. Reste qu’il jette cependant sur les événements familiers une lumière qui nous amène à les reconsidérer différemment. Je voudrais en donner quelques exemples, tout en attirant l’attention sur le fait que, ce faisant, je pèse sur chaque exemple au point de lui donner une importance que Frantzwa ne lui accorde pas nécessairement.
Ainsi, tous les ferments de division qui agitent l’Europe en ce début du XVIe siècle masque, selon Frantzwa, l’émergence d’une nouvelle esthétique qui conjugue la fidélité renouvelée aux canons médiévaux que pratique l’art flamand et le retour au classicisme antique dont l’Italie a ouvert la voie. Ce qui semblerait signifier que l’Europe, ou du moins une partie d’entre elle (alors même que l’idée d’un ensemble européen naît) - au moment même où l’unité chrétienne qui l’a progressivement concrétisée vole en éclat - en vient à partager dorénavant des conceptions esthétiques nouvelles.
Ainsi encore, l’idée d’empire, que les Germains notamment avaient renoncé à incarner (l’épisode carolingien mis à part), revient en force avec Charles Quint et François Ier et génère une volonté d’expansion qui, selon Frantzwa, alimentera aussi bien, d’une part, des guerres affranchies des règles médiévales que l’Église avait petit à petit imposées que, d’autre part, les grandes découvertes guidées par l’appât cynique du gain. Ce qui illustrerait ce rapport à la politique dont Machiavel a si bien construit la théorie.
Ainsi toujours, l’effroyable folie destructrice qui s’est emparée des conquistadors « a eu pour corollaire l’émergence lente et graduelle de principes humanistes appelés à devenir universels : l’égalité des hommes, en réaction aux exactions subies par les Amérindiens et les Africains, en est l’exemple le plus notoire avec les efforts pionniers de Las Casas. » (p. 205) Ce qui mettrait en évidence ce fait que le progrès est souvent, sinon toujours, une réaction à un recul marquant et que l’accoutumance à l’essor en annoncerait le déclin.
Ainsi enfin, le succès de la rupture préconisée par Luther tient bien davantage, selon Frantzwa, à une conjonction de circonstances - l’intérêt politique des princes allemands, les facilités conférées par l’imprimerie, le vieil anticléricalisme populaire, l’esprit conciliateur du Vatican, etc. - qu’au génie de l’intéressé. Ce qui conduirait les chrétiens, au moment même où la foi est peut-être la plus foncière, à s’entre-déchirer jusqu’à l’hostilité armée, d’où naîtra peut-être la nécessité d’une tolérance qu’une société future adoptera comme guide.
Tout ce que je viens là d’avancer mériterait mille et une nuances et n’a donc d’autre but que de permettre à chacun de mesurer le niveau d’interrogation auquel Frantzwa nous convie. Ce niveau d’interrogation vaut en effet d’être caractérisé, parce qu’il s’inscrit dans un combat que la recherche en histoire doit sans cesse mener contre cette autre forme d’interrogation qui consiste à solliciter le passé pour lui réclamer le sens qu’il conviendrait de donner au présent et au futur. On ne dira jamais assez combien la connaissance de l’histoire est incompatible avec tout ce qui est prétendument arraché au passé pour glorifier un pays, susciter le patriotisme, voire le civisme et, d’une manière générale, tout ce qui tend à justifier des sentiments d’aujourd’hui, aussi altruistes soient-ils. Le devoir de mémoire, par exemple, dont on attend qu’il préserve de la répétition d’événements désastreux, n’aide pas à la connaissance desdits événements, car il n’en retient volontiers que la version la plus manichéenne. Ce n’est pas pécher par révisionnisme que de préconiser une nette démarcation entre le souci légitime de poser un jugement moral sévère sur des comportements qu’une connaissance sommaire de l’histoire lie à des catastrophes bien avérées et l’attention réservée à des faits historiques que leur complexité et la fragilité des sources condamnent à une réévaluation sans cesse recommencée. La recherche de la vérité n’est pas une affaire de morale, même lorsque la morale se préoccupe de vérité.
(1) Guillaume Frantzwa, 1520, Perrin, 2020.
de Guillaume Frantzwa
Dans une note du 6 juillet 2014, j’ai eu l’occasion d’évoquer le « découpage de l’histoire en tranches » tel que Jacques Le Goff en avait lui-même parlé. Une de ses propositions consistait à négliger la tranche communément appelée Renaissance pour prolonger le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Or, voici que Guillaume Frantzwa suggère de prendre en considération l’importance du tournant que représenterait l’émergence d’une Renaissance et d’en situer l’acmé en 1520.
Il me plaît de le dire d’emblée : 1520 (1) est un livre qui m’a très fortement impressionné. Le propos s’y appuie non seulement sur de multiples sources et sur des précautions méthodologiques rigoureuses, mais les interprétations auxquelles l’analyse donne lieu m’ont semblé le plus souvent très convaincantes. La qualité d’un essai en histoire tient souvent à la pertinence de la sélection des faits jugés significatifs. Et, en l’occurrence, les choix opérés m’ont paru très judicieux et les conclusions que Frantzwa en a tiré très instructives.
De quoi s’agit-il ?
À un niveau atomistique, l’histoire n’est faite que des actes posés par chaque individu et, complémentairement, des motivations dont ces actes procèdent. Parmi cette multitude d’actes, il est bien entendu possible, au moins théoriquement, de dégager des constantes. C’est ce qui permet d’évoquer des tendances et des mouvements auxquels l’histoire semble obéir. On comprend aisément que le passage nécessaire de l’individuel au collectif est un de ces moments délicats auxquels les sciences sociales sont confrontées, parce qu’il convient d’y faire des choix qui reposent sur des justifications qui ne sont jamais totalement en mesure d’invalider toutes les hypothèses écartées. C’est pourquoi c'est le plus souvent ce qui est su (ou cru su) avant même d’entamer la lecture de l’essai en cause qui conduit à le juger congru et probant.
À cela, il faut ajouter que, plus les conclusions risquées se rapportent à la longue durée, plus l’exercice se révèle périlleux. C’est par les conclusions que Frantzwa tire de son analyse que je voudrais précisément parler de son livre.
« L’Europe de 1520 est un territoire équivoque. Plusieurs courants s’opposent en son sein. Par bien des points, le monde médiéval se perpétue, et perdurera pendant encore quelques siècles. Par d’autres aspects, plusieurs forces combinées dessinent un nouveau monde, dont certaines constantes seront parfois toujours d’actualité au XXe siècle. » (p.203) Voici donc comment débutent ses conclusions ; difficile de s’inscrire davantage dans la logique de la longue durée ; difficile également de ne pas conférer au repère choisi - l’année 1520 - la valeur d’un simple jalon au sein d’un long continuum. Ce qui pourrait conduire à penser que la délimitation des tranches de l’histoire est décidément malvenue, voire inutile. Et pourtant, tout l’ouvrage éclaire au contraire le bien-fondé de cette date, car elle se révèle chargée d’une foule de renversements qui traduisent le fait que le monde d’après sera très différent du monde d’avant. Évidemment, ces renversements sont pour certains dans leur phase finale, d’autres dans leurs commencements, d’autres encore n’y font qu’étape. C’est l’accumulation des signes révélateurs d’un profond changement des structures du monde social (ou des mondes sociaux européens) qui légitime en quelque sorte cette balise.
Je m’en voudrais de laisser croire que Guillaume Frantzwa adopte des points de vue qui prennent systématiquement le contre-pied des connaissances et des croyances communes. Reste qu’il jette cependant sur les événements familiers une lumière qui nous amène à les reconsidérer différemment. Je voudrais en donner quelques exemples, tout en attirant l’attention sur le fait que, ce faisant, je pèse sur chaque exemple au point de lui donner une importance que Frantzwa ne lui accorde pas nécessairement.
Ainsi, tous les ferments de division qui agitent l’Europe en ce début du XVIe siècle masque, selon Frantzwa, l’émergence d’une nouvelle esthétique qui conjugue la fidélité renouvelée aux canons médiévaux que pratique l’art flamand et le retour au classicisme antique dont l’Italie a ouvert la voie. Ce qui semblerait signifier que l’Europe, ou du moins une partie d’entre elle (alors même que l’idée d’un ensemble européen naît) - au moment même où l’unité chrétienne qui l’a progressivement concrétisée vole en éclat - en vient à partager dorénavant des conceptions esthétiques nouvelles.
Ainsi encore, l’idée d’empire, que les Germains notamment avaient renoncé à incarner (l’épisode carolingien mis à part), revient en force avec Charles Quint et François Ier et génère une volonté d’expansion qui, selon Frantzwa, alimentera aussi bien, d’une part, des guerres affranchies des règles médiévales que l’Église avait petit à petit imposées que, d’autre part, les grandes découvertes guidées par l’appât cynique du gain. Ce qui illustrerait ce rapport à la politique dont Machiavel a si bien construit la théorie.
Ainsi toujours, l’effroyable folie destructrice qui s’est emparée des conquistadors « a eu pour corollaire l’émergence lente et graduelle de principes humanistes appelés à devenir universels : l’égalité des hommes, en réaction aux exactions subies par les Amérindiens et les Africains, en est l’exemple le plus notoire avec les efforts pionniers de Las Casas. » (p. 205) Ce qui mettrait en évidence ce fait que le progrès est souvent, sinon toujours, une réaction à un recul marquant et que l’accoutumance à l’essor en annoncerait le déclin.
Ainsi enfin, le succès de la rupture préconisée par Luther tient bien davantage, selon Frantzwa, à une conjonction de circonstances - l’intérêt politique des princes allemands, les facilités conférées par l’imprimerie, le vieil anticléricalisme populaire, l’esprit conciliateur du Vatican, etc. - qu’au génie de l’intéressé. Ce qui conduirait les chrétiens, au moment même où la foi est peut-être la plus foncière, à s’entre-déchirer jusqu’à l’hostilité armée, d’où naîtra peut-être la nécessité d’une tolérance qu’une société future adoptera comme guide.
Tout ce que je viens là d’avancer mériterait mille et une nuances et n’a donc d’autre but que de permettre à chacun de mesurer le niveau d’interrogation auquel Frantzwa nous convie. Ce niveau d’interrogation vaut en effet d’être caractérisé, parce qu’il s’inscrit dans un combat que la recherche en histoire doit sans cesse mener contre cette autre forme d’interrogation qui consiste à solliciter le passé pour lui réclamer le sens qu’il conviendrait de donner au présent et au futur. On ne dira jamais assez combien la connaissance de l’histoire est incompatible avec tout ce qui est prétendument arraché au passé pour glorifier un pays, susciter le patriotisme, voire le civisme et, d’une manière générale, tout ce qui tend à justifier des sentiments d’aujourd’hui, aussi altruistes soient-ils. Le devoir de mémoire, par exemple, dont on attend qu’il préserve de la répétition d’événements désastreux, n’aide pas à la connaissance desdits événements, car il n’en retient volontiers que la version la plus manichéenne. Ce n’est pas pécher par révisionnisme que de préconiser une nette démarcation entre le souci légitime de poser un jugement moral sévère sur des comportements qu’une connaissance sommaire de l’histoire lie à des catastrophes bien avérées et l’attention réservée à des faits historiques que leur complexité et la fragilité des sources condamnent à une réévaluation sans cesse recommencée. La recherche de la vérité n’est pas une affaire de morale, même lorsque la morale se préoccupe de vérité.
(1) Guillaume Frantzwa, 1520, Perrin, 2020.
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