mercredi 28 août 2013

Note de lecture : Montaigne et la mort

Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
de Montaigne


La mort d’autrui nous apprend-elle quelque chose sur la mort ? Non, sans doute. Mais elle modifie notre compréhension de ce que c’est que mourir.

Montaigne, qui encore jeune n’a pas craint d’affirmer que « philosopher, c’est apprendre à mourir » (1), a trop vu périr - et souvent d’atroce façon - pour ne pas douter un peu de cette philosophie-là. Il en témoigne notamment dans le chapitre XIII du livre II des Essais : “De juger de la mort d’autruy” (2).

Juger de la mort d’autruy ? Dès lors que celle ou celui qui meurt entre dans le mystère de son propre rapport à sa fin, comment faire ? Ou il s’agit de quelque chose de lointain, d’étranger, d’abstrait presque, et l’on ne quitte guère ses propres défenses, celles qui, par exemple, vous voient dire sans sourciller que philosopher c’est apprendre à mourir ; ou l’autre est proche, aimé, nécessaire, et tout rempart cède pour ne laisser que le désarroi d’une imagination qui s’épuise à deviner les affres tues.

Je lis ceci :
« Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates, que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort ; de l’avoir digerée tout ce temps là, d’une très-certaine esperance, sans esmoy, sans alteration : et d’un train d’actions et de parolles, ravallé plustost et anonchally, que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. » (p. 646)
Belle figure assurément que celle de ce philosophe d’entre les philosophes qui voit venir son trépas « sans émoi, sans trouble et avec un comportement dans ses actions et ses paroles rabaissé et devenu nonchalant plutôt que tendu et tourmenté par le poids d’une telle méditation » (3). Les aléas de la traduction ont guidé Lanly vers une formule - « dans une attente assurée » - pour rendre le « d’une très-certaine espérance » de Montaigne. Je ne le lui reproche pas - après tout, une attente est toujours une espérance -, mais j’en reste troublé. Car la sérénité de Socrate n’est donc pas celle de celui qui s’investit dans la vie et les valeurs qu’elle réclame ; elle est plutôt celle de celui qui sait - mot étrange lorsqu’on parle de Socrate ! - qui sait qu’autre chose lui est promis, un autre chose qui, notamment, fonde et ainsi légitime ces valeurs. Et le choix du mot attente en lieu et place du mot espérance éloigne un peu plus encore de cette autre espérance très particulière dont Montaigne parle si bien au début du chapitre. J’y reviens dans un instant.

Socrate, d’abord. Sa mort, tel que Montaigne l’évoque, est décrite dans le Phédon, c’est-à-dire dans un dialogue qui n’est peut-être pas si précoce que ça, probablement contemporain de la période platonicienne. Et la réflexion eschatologique y a sa place, alors que les vertus dont il témoigne dans le Criton - antérieur - sont plus profanes. J’ai envie là d’évoquer André-Jean Festugière qui explique si bien comment une religion d’un Dieu hypercosmique, une religion de l’Être suprême, s’est superposée au début de la période hellénistique au polythéisme civique et comment Platon en fut en quelque sorte le précurseur (4). Festugière, dominicain, défend - avec beaucoup de clairvoyance, je crois - l’idée que l’observation de la régularité des astres a suggéré un Premier Principe de l’ordre des choses, d’où naîtra une religion individuelle, parallèle en quelque sorte au culte des dieux locaux. Et Platon « détermine deux des caractères les plus éminents de la mystique postérieure [... : ] Dieu est essentiellement ineffable [et] il est une Âme motrice douée d’Intellect. » (5) Tant et si bien que l’espérance de Socrate, son attente, alors qu’il s’entretient avec ses amis venus déplorer sa condamnation, n’est peut-être pas étrangère à ce qu’il estime être son devenir post mortem. Est-ce cela que vise Montaigne lorsqu’il parle de sa très-certaine espérance ? Allez savoir !

Et puis, il y cette autre forme d’espérance décrite dans les premières lignes du chapitre :
« Quand nous jugeons de l’asseurance d’autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d’une chose, que mal-aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus, que ce soit leur heure derniere : et n’est endroit où la pipperie de l’esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles : D’autres ont bien estés plus malades sans mourir, l’affaire n’est pas si desesperé qu’on pense : et au pis aller, Dieu a bien faict d’autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu’elle soit compassionnée à nostre estat. D’autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes, et nous est advis qu’elles luy faillent à mesure qu’elle leur faut : Comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux : Prouehimur portu, terraeque urbésque recedunt (Virgile, Énéide, III, v. 72). » (pp. 642-643)
Lanly a traduit ce passage comme ceci :
« Quand nous jugeons de l’assurance des autres devant la mort, qui est sans nul doute l’action la plus remarquable de la vie humaine, il faut prendre garde à une chose : c’est que les gens croient difficilement qu’ils sont arrivés à ce moment-là. Peu meurent convaincus que ce soit leur dernière heure, et il n’y a pas d’endroit [de la vie] où l’illusion de l’espérance nous trompe davantage. Elle ne cesse de corner aux oreilles : “D’autres ont bien été plus malades sans mourir ; l’affaire n’est pas aussi désespérée qu’on pense et, en supposant que les choses aillent au plus mal, Dieu a bien fait d’autres miracles.” Et il résulte de cela que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’universalité des choses souffre en quelque manière de notre anéantissement, et qu’elle ait de la compassion pour notre état, parce que notre vue altérée se représente les choses altérées comme elle, et ils nous semble qu’elles lui font défaut dans la mesure où elle est défaillante à leur égard, de même que pour ceux qui voyagent en mer, les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel et la terre ont la même façon d’aller en même temps qu’eux, ‘Nous sortons du port, et les terres et les villes s’éloignent’. » (6)

Je suis tenté de distinguer l’espérance ainsi évoquée - que j’appellerais volontiers l’espérance en la vie - de l’espérance en l’au-delà que j’ai prêtée - peut-être hardiment - au Socrate dont parle Montaigne. Car ce qu’il nomme illusion, en l’espèce, ce n’est rien d’autre que la reconnaissance de la vie comme seule raison de vivre. Et il me semble que loin d’être l‘« endroit où la pipperie de l’esperance nous amuse plus », elle est peut-être la moins illusoire qui soit en ceci qu’elle se limite à ce qui reste, c’est-à-dire à ce qui reste de vie. Là où l’animal se débat au-delà de toute raison pour survivre, sans doute hors de tout calcul - on parle d’instinct -, l’humain ajuste sa pensée aux même fins. Ne serait-il pas illusoire d’appliquer sa raison à mesurer l’inanité des instants encore à vivre et de se hâter vers le terme sans combattre ?

Évidemment, « nous faisons trop de cas de nous » ! Oui, mais n’est-il pas temps et avons-nous d’autre choix en la circonstance ? À coup sûr, l’universalité des choses restera indifférente à notre anéantissement. Il eut été bien plus utile d’en prendre conscience avant, alors même que nous nous oubliions dans le divertissement pascalien. Elle est là, l’espérance qui trompe le plus, dans ces passions et ces impératifs que l’on s’invente pour se distraire de ce qui pourrait être de terribles lucidités de l’esprit.

L’espérance en la vie, qui détermine cette lutte contre ce qui la menace, n’est assurément pas l’apanage de celles et ceux qui dénient l’au-delà. Mais à eux, il n’en est pas d’autre possible. Et le courage de la mener jusqu’au bout confère une grande dignité à ce qui pourrait sembler n’en plus guère avoir. J’ai mis longtemps à le comprendre, ayant longtemps imaginé, fort naïvement, un dernier colloque au bord du néant. C’est aussi ainsi que j’ai compris ce que voulait dire ce combat que l’on évoque souvent en parlant de celles et ceux que la maladie emporte.

Parler ainsi, c’est certainement faire encore trop de cas de soi. C’est que nous enrageons de dire ce qu’il est vain de dire, comme nous enrageons d’être ce qui ne sera plus.

« Ô Temps, qui vois passer tous les destins humains, douleur et joie,
Le sort auquel nous avons succombé, annonce-le à l’éternité.
» (7)

(1) Montaigne, Les Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 82 et ss.
(2) Ibid., pp. 642-648.
(3) C’est la traduction que donne de la fin du passage cité André Lanly in Montaigne, Les Essais en français moderne, Gallimard, Quarto, 2009, p. 742.
(4) Cf. le lumineux chapitre premier, “Le fait religieux au seuil de l’ère hellénistique”, in André-Jean Festugière, Épicure et ses dieux [1946], PUF, Quadrige, 1985, pp. 1-24.
(5) André-Jean Festugière, op. cit., pp. 7-8.
(6) André Lanly & Montaigne, op. cit., p. 738.
(7) Épitaphe des guerriers athéniens morts à la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.), citée par André-Jean Festugière, op. cit., p. 14.

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