mardi 28 mai 2024

Note de lecture : Pierre Bourdieu

Le sens pratique
de Pierre Bourdieu


Sur la place publique que constituent désormais les médias, deux sortes d’opinions se disputent le souvenir de Pierre Bourdieu. Il y a ceux qui, ne l’ayant pas lu ou mal lu, ne lui reconnaissent que des défauts. Et puis, il y a ceux qui, ne l’ayant pas lu davantage, ni mieux, n’en finissent pas de lui trouver des qualités. Heureusement, il existe aussi des lieux moins courus où l’on persiste à se laisser inspirer par son meilleur, sans renoncer à s’en démarquer à l’occasion. Je ne désignerai d’exemples ni de ceux-là, ni de ceux-ci, car autant je ressens nettement ces contrastes lorsque je pense à leur mouvement d’ensemble, autant je reste incertain sur quelque jugement particulier que ce soit, faute de la compétence pointue qui le rendrait pertinent et que je suis bien loin de posséder.

Bourdieu n’est pas un monolithe. Le temps est synonyme d’évolution, pour lui comme pour quiconque. Il est donc de bonne méthode, lorsqu’on se penche sur les idées d’un disparu, de ne pas négliger les changements qui ont pu les affecter, serait-ce à son insu. Évidemment, il importe de le faire avec la plus grande prudence, particulièrement lorsqu’on limite sa recherche à ce qu’il a publié. Tout au plus reste-t-il possible, à ce niveau de superficialité, d’échafauder des hypothèses. Celles-ci auront peut-être le mérite de témoigner du stade actuel de ma propre évolution dans la compréhension de Bourdieu, serait-ce même en tentant de me remémorer des compréhensions antérieures. Elles auront aussi le grave défaut de faire l’impasse sur un examen approfondi des éléments susceptibles d’en justifier la formulation.

Un des moments qui permet de construire l’hypothèse d’une évolution dans le modus operandi de Bourdieu me semble depuis longtemps correspondre à la publication, en 1980, de ce livre mi-ethnologique mi-philosophique qu’il a appelé Le sens pratique (1). Celui-ci s’inscrit bien sûr dans l’ensemble des travaux qui lui ont été inspirés par son séjour en Algérie, et plus particulièrement en Kabylie. (2) Il constitue aussi, me semble-t-il, l’aboutissement d’une réflexion qu’il a entamée dans les années 1962, 1963 ou 1964, lorsqu’il perçut l’incomplétude de la démarche politique - voire quelque chose comme son inanité - (3) et qu’il mesura, probablement sous l’influence du structuralisme lévi-straussien, l’intérêt pour la science sociale d’élucider plus que jamais les causes ignorées des comportements. Il représente en outre l’acmé d’un style expressif compliqué qui n’est certes pas sans rapport avec les choses à expliciter, mais qui lui fit perdre - je crois - bien des lecteurs.

Il y aurait beaucoup à dire, bien évidemment, sur ce qui témoigne ultérieurement d’un changement, que ce soit une moindre focalisation sur l’Algérie et même sur l’ethnologie, mais aussi une moindre insistance sur l’aspect proprement philosophique de la non conscience, et aussi le retour à un style moins revêche. Pour l’essentiel, je m’en dispenserai, dès lors que l’important me semble être d’expliciter ce que je retiens personnellement du Sens pratique. Reste que Bourdieu revint tout de même sur ce qu’il appela alors sa « philosophie de la science » et sa « philosophie de l’action » dans un ouvrage qu’il espéra plus convaincant : Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action (4).

On sait combien le principe de neutralité axiologique, inspiré de Max Weber, a donné lieu à bien des controverses, tout particulièrement dans le cas de Bourdieu, car il appela quelquefois à son strict respect, comme il le transgressa hardiment à d’autres moments. Ce qui est là en cause, c’est bien sûr un rapport au politique qui oscille d’un retrait salvateur propre à mieux appréhender la réalité sociale à un engagement déclaré qu’imposerait une urgence précisément mise en évidence par la recherche. Qu’on ne puisse agir lorsqu’on cherche, qu’on ne puisse chercher lorsqu’on agit, voilà une consigne à laquelle il est très malaisé de se tenir ; le savant et le politique sommeillent en chaque esprit qui cherche, ainsi que Weber en donna lui-même l’exemple en participant aux négociations préalables au traité de Versailles. En fait, ce dilemme est étroitement lié à celui que posent théorie et pratique, ce dernier ouvrant la porte à une réflexion aux dimensions philosophiques autrement vertigineuses.

Quelle est l’ambition du Sens pratique, ce livre qui suivit de peu La distinction (5), un ouvrage où le principe de la non conscience et celui de l’illusion de la transparence ont guidé la recherche et en ont assuré la pertinence ? Il s’attache à distinguer (encore et toujours) la théorie et la pratique jusque dans leurs caractéristiques les plus méconnues et jusque dans leurs fondements les plus philosophiques. C’est la pratique qui s’offre d’abord à voir et, pour mieux faire comprendre l’intérêt de la distinction, il me paraît utile de partir d’un exemple, un exemple que je puiserai dans le chapitre 7 du livre 1, un chapitre intitulé “Le capital symbolique” (pp. 191-207).

Partons d’une des différences entre la société occidentale, qu’une économie régulée rationnellement porte au calcul intéressé, et la société archaïque - en l’occurrence la société traditionnelle kabyle -, où une part essentielle de l’économie repose sur des échanges motivés par le choix du don et du contre-don. Que voit l’ethnologue lorsqu’il observe ces échanges (tels qu’ils ont pu être observés au début des années 60) ? Au départ, il voit ce que lui permet de voir son propre rapport à l’économie, c’est-à-dire ce que lui dicte une certaine propension à l’économisme. Je cite :
« L’économisme est une forme d’ethnocentrisme : traitant les économies précapitalistes, selon le mot de Marx, “comme les Pères de l’Église traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme”, il leur applique des catégories, des méthodes (celle de la comptabilité économique, par exemple) ou des concepts (comme les notions d’intérêt, d’investissement ou de capital, etc.) qui, étant le produit historique du capitalisme, font subir à leur objet une transformation radicale, semblable à la transformation historique d’où ils sont issus. Ainsi, parce qu’il ne connaît pas d’autre espèce d’intérêt que celui que le capitalisme a produit, par une sorte d’opération réelle d’abstraction, en instaurant un univers de relations fondées sur “le froid paiement au comptant”, et plus généralement en favorisant la constitution de champs relativement autonomes, c’est-à-dire capables de poser leur axiomatique propre (par la tautologie originaire, “les affaires sont les affaires”, sur laquelle se fonde l’“économie”), l’économisme ne peut intégrer dans ses analyses et moins encore dans ses calculs aucune des formes de l’intérêt “non économique” : comme si le calcul économique n’avait pu s’approprier le terrain objectivement livré à la logique impitoyable de “l’intérêt tout nu”, comme dit Marx, qu’en abandonnant un îlot sacré, miraculeusement épargné par “l’eau glaciale du calcul égoïste”, asile de ce qui n’a pas de prix, par excès ou par défaut. » (p. 192)

Or, ce que l’ethnologue a à voir, c’est tout autre chose, quelque chose qui reste invisible à qui baigne dans l’économisme, quelque chose dont la théorisation implique de lier son fonctionnement à l’ignorance des conditions de ce fonctionnement. Je cite :
« La construction théorique qui projette rétrospectivement le contre-don dans le projet du don n’a pas pour effet seulement de transformer en enchaînements mécaniques d’actes obligés l’improvisation à la fois risquée et nécessaire des stratégies quotidiennes qui doivent leur infinie complexité au fait que le calcul inavoué du donateur doit compter avec le calcul inavoué du donataire, donc satisfaire à ses exigences en ayant l’air de les ignorer. Elle fait disparaître, dans la même opération, les conditions de possibilité de la méconnaissance institutionnellement organisée et garantie,qui est au principe de l’échange de dons et, peut-être, de tout le travail symbolique visant à transmuer, par la fiction sincère d’un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement intéressées qu’imposent la parenté, le voisinage ou le travail, en relations électives de réciprocité et, plus profondément, à transformer les relations arbitraires d’exploitation (de la femme par l’homme, du cadet par l’aîné ou des jeunes par les anciens) en relations durables parce que fondées en nature. » (p. 191) (6)

Cet exemple emprunté à une pratique kabyle a pour lui de montrer à la fois la difficulté que représente toute théorie qui se prive de prendre en compte la logique de la pratique, mais aussi la difficulté de toute connaissance savante de la pratique. Bourdieu n’hésite pas, à ce sujet, à montrer du doigt Platon et Nietzsche, comme si le premier avait installé la théorie sur un socle dont le second aurait tenté de la faire tomber. Je cite :
« L’analyse de la logique de la pratique serait sans doute plus avancée si la tradition scolaire n’avait toujours posé la question des rapports entre la théorie et la pratique en termes de valeur. C’est ainsi que, dans le passage fameux du Théétète, Platon fausse d’emblée le jeu lorsque, au travers d’une description toute négative de la logique de la pratique (*1) qui n’est que l’envers d’une exaltation de la skolé, liberté à l’égard des contraintes et des urgences de la pratique qui est donnée pour la condition sine qua non de l’accès à la vérité (“nos propos sont à nous comme des domestiques”), il offre aux intellectuels une “théodicée de leur propre privilège”. À ce discours justificateur qui, dans ses formes les plus extrêmes, définit l’action comme “impuissance à contempler” (astheneia théorias), la philosophie (s’agirait-il de la philosophia plebeia que l’aristocratisme platonicien constitue négativement) n’a jamais opposé qu’une inversion de signe, un renversement de la table des valeurs, comme dans ce texte idéaltypique où Nietzsche conclut la critique la plus aiguë de la connaissance “pure” en revendiquant pour le mode de connaissance qu’il lui préfère les vertus mêmes qu’elle professe, comme l’objectivité : “Tenons-nous dorénavant mieux en garde, messieurs les philosophes, contre cette fabulation de concepts anciens et dangereux qui a fixé un ‘sujet de connaissance, sujet libre, sans volonté, sans douleur, libéré du temps’, gardons-nous des tentacules de notions contradictoires telles que ‘raison pure’, ‘esprit absolu’, ‘connaissance en soi’ : − ici l’on demande de penser à un œil qui ne peut pas du tout être imaginé, un œil dont, à tout prix, le regard ne doit pas avoir de direction, dont les fonctions actives et interprétatives seraient liées, seraient absentes, ces fonctions seules qui donnent son objet à l’action de voir, on demande donc quelque chose d’insensé et d’absurde. Il n’existe qu’une vision perspective, une ‘connaissance’ perspective ; et plus notre état affectif entre en jeu vis-à-vis d’une chose, plus nous avons d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, et plus complète sera notre ‘notion’ de cette chose, notre ‘objectivité’.” (*2) Le difficile est sans doute qu’on ne peut sortir du jeu des préférences inversées pour produire une véritable description de la logique de la pratique sans mettre en jeu la situation théorique, contemplative, solaire, à partir de laquelle se tiennent tous les discours, y compris les plus acharnés à valoriser la pratique. » (pp. 47-48)

Ai-je besoin de dire que l’exemple choisi, parce qu’il évoque une pratique sociale qui réclama énormément de perspicacité pour que soit entrevue sa logique - je vise là l’extrême acuité de Claude Lévi-Strauss -, rend bien mal compte de la fréquence des interprétations erronées auxquelles donnent lieu les pratiques du quotidien, y compris lorsqu’elles balancent entre une théorisation amputée des aspects pratiques de la pratique et une pratique dont aucun effort de généralisation n’éclaire les enjeux ? Le dire ainsi, c’est encore succomber, bien sûr, aux travers dénoncés, puisqu’il y a, du côté de la pratique, comme un indicible que la culture et le langage érigent tel.

Comme pour d’autres livres de Bourdieu, l’ouvrage intitulé Le sens pratique a été précédé d’une analyse approfondie qui trouva place dans les Actes de la recherche en science sociale. Il s’agit d’un article intitulé lui aussi “Le sens pratique” (7). C’est là que Bourdieu, après de longs développements relatifs à la mise en relation des pratiques rituelles et techniques avec les conditions d’existence du monde social kabyle, tente de circonscrire les problèmes philosophiques auxquels se heurte toute verbalisation relative aux pratiques. Une pratique est un acte qui s’épargne un discours, ce qui donne à penser qu’aucun discours ne peut vraiment en rendre compte. Il est très significatif, à cet égard, que la revue fondée en 1975 par Bourdieu ait pris le nom d’Actes, comme s’il s’agissait de marquer la tentative de sauter le fossé quasi infranchissable qui sépare théorie et pratique.

Là, dans cet article de 1976, est hasardée une mise en cause radicale de toute la philosophie occidentale. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer l’effet Platon, mais de pointer du doigt ce qui a conduit l’anthropologie elle-même à souffrir de cette incapacité à distinguer ce que l’objet possède et que le discours ne peut traduire. Je cite (une note en bas de page) :
« Faute d’avoir su apercevoir dans la logique mythico-rituelle un cas particulier de la logique pratique dont les sociétés archaïques n’ont pas le monopole et qui doit être analysée en tant que telle, en dehors de toute référence normative à la logique logique, faite pour la détruire et non pour la décrire, l’anthropologie s’est enfermée dans l’antinomie indépassable de l’altérité et de l’identité, de la “mentalité primitive” et de la “pensée sauvage” dont Kant livrait déjà le principe dans l’Appendice à la Dialectique Transcendantale : selon les intérêts qui l’animent, la “raison” obéit soit au “principe de spécification” qui la conduit à rechercher et à accentuer les différences, soit au “principe de l’agrégation” ou de l’“homogénéité”, qui la porte à retenir les ressemblances, et, par une illusion qui la caractérise, elle situe le principe de ces jugements non en elle-même mais dans la nature de ses objets. » (8)
Comment mieux dire que, au-delà de l’ethnocentrisme - du racisme même -, il y a cette barrière qui se dresse devant le dire lorsqu’il veut caractériser une pratique et qui, lorsqu’il s’agit de juger une autre culture, ajoute une incompréhension fondamentale à toutes les démangeaisons de juger les différences à son profit ?

L’intérêt d’une pareille mise en cause de notre capacité au discernement - et particulièrement de notre confiance en la démarche scientifique - n’est pas contestable. Il y va d’un refus de toute forme d’aveuglement. Mais la question qui s’impose alors est : qu’est-ce qu’on fait de cette lucidité dernière ? On se trouve en quelque sorte devant la même impression d’impuissance que celle que procure la pensée de Ludwig Wittgenstein, lorsqu’il ébranle la confiance à accorder aux mots, par exemple lorsque ceux-ci ne traduisent pas un constat de fait. Si demeure le désir d’agir, toute voie sans issue, fût-elle aperçue, doit être délaissée.

Je me demande si ce n’est pas cet accul qui est à l’origine du tournant que je crois apercevoir dans les préoccupations de Bourdieu : sa motivation politique - qui le conduira à l’arborer de plus en plus - réclame qu’il agisse, ce qui en quelque sorte pourrait le mettre à l’abri des apories dont pâtit toute théorie de la pratique, mais qui réclame aussi qu’il en théorise l’urgence, ne serait-ce qu’a minima. Et alors, à quoi bon saper ce qui plaide en faveur de ses aspirations ?

J’avais déjà tenté d’émettre un avis sur les embûches que réserve la distinction entre théorie et pratique. (9) Il n’est pas impossible que là comme ici - et aussi entre là et ici - des contradictions puissent être dépistées. Ai-je besoin d’encore insister sur la fragilité de mon bagage, non pour réclamer la moindre indulgence, mais pour circonscrire les idées que j’ose défendre à une opinion possible que son existence ne valide pas ?

(1) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980.
(2) Cf. Sociologie de l’Algérie, PUF, 1961 ; The Algerians, Beacon Press, Boston, 1962 ; Le déracinement, Éd. de Minuit, 1964 (en coll. avec A. Sayad) ; Travail et travailleurs en Algérie, Mouton, 1964 (en coll. avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel) ; Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972 ; Algérie 60, Éd. de Minuit, 1977.
(3) Pour l’inclination politique dont il s’est affranchit quelque peu, cf. “Révolution dans la révolution”, Esprit, n° 1, janvier 1961, pp. 27-40 ; “De la guerre révolutionnaire à la révolution” in Algérie de demain, PUF, 1962, pp. 5-13.
(4) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, 1994.
(5) Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Éd. de Minuit, 1979.
(6) Bourdieu reviendra ultérieurement sur ce qu’il appelle l’économie symbolique et sur le bond qu’avait représenté l’analyse du don et du contre-don que Claude Lévi-Strauss avait opposée à celle de Marcel Mauss, « structure de réciprocité transcendante aux actes d’échange » plutôt que « suite discontinue d’actes généreux » (in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, cf. “Introduction” et “Deuxième partie”). À propos de ce qu’en avait dit Lévi-Strauss, il précisa alors : « Mais cette vérité structurale est comme refoulée, collectivement. On ne peut comprendre l’existence de l’intervalle temporel que si l’on fait l’hypothèse que celui qui donne et celui qui reçoit collaborent, sans le savoir, à un travail de dissimulation tendant à dénier la vérité de l’échange, le donnant-donnant, qui représente l’anéantissement de l’échange de dons. On touche là un problème très difficile : la sociologie, si elle s’en tient à une description objectiviste, réduit l’échange de dons au donnant-donnant et ne peut plus fonder la différence entre un échange de dons et un acte de crédit. Ainsi, ce qui est important dans l’échange de dons, c’est le fait qu’à travers l’intervalle de temps interposé les deux échangeurs travaillent, sans le savoir et sans se concerter, à masquer ou à refouler la vérité objective de ce qu’ils font. Vérité que le sociologue dévoile, mais avec le risque de décrire comme un calcul cynique un acte qui se veut désintéressé et qu’il faut prendre comme tel, dans sa vérité vécue, dont le modèle théorique doit aussi prendre acte et rendre compte. » (Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, p. 180)
(*1) À travers l’évocation des intellectuels “pratiques”, Platon dégage deux des propriétés les plus importantes de la pratique, cette “course pour la vie” (péri psychés o dromos), à savoir la pression de l’urgence temporelle (“l’eau de la clepsydre se hâte de couler”) qui interdit de s’arrêter aux problèmes intéressants, de les reprendre plusieurs fois, de revenir en arrière, et l’existence d’enjeux pratiques, parfois vitaux (Théétète, 172c-173b).
(*2) F. Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mercure de France, 1948, p. 206.
(7) Pierre Bourdieu, “Le sens pratique” in Actes de la recherche en science sociale, février 1976, n° 1, pp. 43-86.
(8) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 85, n. 104. Ce que Bourdieu vise lorsqu’il évoque l’Appendice à la dialectique transcendantale de Kant, c’est notamment ce type de développement : « Je soutiens donc que les idées transcendantales n’ont jamais d’usage constitutif qui fournisse à lui seul des concepts de certains objets, et que, dans le cas où on les entend ainsi, elles sont simplement des concepts sophistiques (dialectiques). Mais, en revanche, elles ont un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire : celui de diriger l’entendement vers un certain but qui fait converger les lignes de direction que suivent toutes ses règles en un point qui, pour n’être, il est vrai, qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, - puisqu’il est entièrement placé hors des bornes de l’expérience possible, - sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension. Or, il en résulte pour nous, à la vérité, une illusion telle que toutes ces lignes nous semblent partir d’un objet même situé en dehors du champ de la connaissance empirique possible (de la même façon que l’on aperçoit les objets derrière la surface du miroir) ; mais cette illusion (que l’on peut cependant empêcher de tromper) n’en est pas moins inévitablement nécessaire, si, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir en même temps ceux qui sont loin derrière nous, c’est-à-dire si nous voulons, dans le cas présent, pousser l’entendement au-dessus de toute expérience donnée (faisant partie de toute l’expérience possible) et le dresser ainsi à prendre l’extension la plus grande possible et la plus excentrique. » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, PUF, Quadrige, 1984, pp. 453-454.)
(9) Cf. ma note du 18 mars 2022.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
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Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
À propos de Bourdieu et Finkielkraut

Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique de Julien Duval & alii

dimanche 26 mai 2024

Note de lecture : Montaigne et le repentir

Le chapitre “Du repentir” des Essais
de Montaigne


Prenons le temps d’approfondir quelque peu ce chapitre des Essais, “Du repentir” (1), dans lequel Montaigne expose des idées qui sont peut-être - qui sait - parmi les plus importantes qu’on lui doit. Pour ce faire, je vais me permettre de découper le chapitre quatre parties, précisément dans le but de montrer combien elles forment ensemble un tout très cohérent.

Je renvoie ici à deux éditions de l’ouvrage, de telle sorte que ceux qui ne sont pas accoutumés à la langue de Montaigne puissent le lire en français moderne et les autres juger l’adaptation. La version originale figurera en bas de page.

Première partie

Cette première partie va du début du chapitre à ces mots « … que la mémoire me secourût mieux » (b. p. 976) (2)

Le début du chapitre est très connu. Il est souvent cité pour reconnaître à Montaigne le mérite d’avoir compris que rien n’est immuable, rien n’est immobile. Le plus souvent, on cite ainsi ces quelques phrases :
« Le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle. Toutes choses y sont sans cesse en mouvement : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et sous l’effet du mouvement général et en vertu de leur propre agitation. La constance elle-même n’est pas autre chose qu’un mouvement plus languissant. » (b. p. 974) (3)
Mais si Montaigne attire ainsi l’attention sur la vacillation des choses, c’est parce qu’il se propose d’expliciter la façon dont il les comprend, compréhension qui implique qu’il parle de lui, tel qu’il comprend, au moment où il comprend et dans le contexte où il comprend :
« [Ce que je fais,] c’est un examen d’événements divers et variables et de pensées indécises et, la cas échéant, contraires, soit que je sois moi-même autre, soit que je saisisse les sujets dans d’autres circonstances ou avec d’autres considérations. Ce qui fait qu’il m’arrive bien de me contredire, mais la vérité, je ne la contredis pas […] » (b. p. 974) (4)

On pourrait déplorer ce besoin qu’éprouve Montaigne de parler de lui. Mais, s’il faut se méfier de ce goût si répandu de parler de soi, c’est parce qu’il coïncide très généralement avec l’envie de s’attribuer de l’importance. Or, chez Montaigne, le projet est quasi inverse. C’est en soi que l’on dispose des ressources permettant de comprendre à quel point on a peu, sinon aucune importance :
« J’expose une vie humble et sans gloire ; cela n’a pas d’importance : on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie ordinaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte [en lui] la forme entière de la condition humaine. » (b. p. 975) (5)

Et Montaigne d’expliquer que bien des gens écrivent sur des sujets précis, alors que lui ne se revendique d’aucune science. Il parle de lui sans qu’aucune règle ne s’applique au sujet, sinon seulement d’être fidèle à lui-même. Il y a bien des gens plus savant que lui, mais aucun ne s’est penché sur lui-même comme lui le fait.
« Un personnage savant n’est pas savant en tout, mais l’homme de talent est capable en tout, même dans l’ignorance.
Ici, nous allons en conformité et d’une même allure, mon livre et moi.
 » (b. p. 976) (6)

Voilà ce qui explique que le chapitre commence par ces mots : « Les autres [écrivains] façonnent l’homme ; moi, je le raconte […] » (b. p. 974) (7)

Il est indispensable de ne jamais perdre de vue que Montaigne amende son livre en y plaçant des ajouts, mais sans jamais rien supprimer, comme si redresser ce qu’il disait antérieurement revenait à trahir ce qu’il fut, c’est-à-dire ce qui - pour le comprendre - est autant lui que ce qu’il est devenu. Il s’en explique dans le chapitre IX du livre III (“De la vanité”). Il ne me paraît pas inutile de préciser que le contexte dans lequel Montaigne s’exprime évolue aussi au fur et à mesure que passent les années et que la pertinence de ce qu’il dit doit également s’apprécier en en tenant compte, si tant est que cela soit possible.

Deuxième partie

La deuxième partie va de ces mots « Excusons ici ce que je dis souvent […] » (b. p. 976) (8) à ces mots « […] si vous la supprimez, tout est par terre.] » (b. p. 978) (9)

Se penchant donc sur lui, Montaigne raconte. Et par exemple ce qu’il en est du vice et de la vertu. Non pas pour les définir ; les cerner, tout au plus.
« […] il n’est conduite louable qui ne réjouisse une nature bien née » (b. p. 977) (10) écrit-il.
Oui, mais à quoi reconnaît-on une conduite louable ? On pourrait penser que c’est par un alignement sur des consignes, qu’elles soient d’origine surnaturelle, ecclésiale ou sociale. Non, pour Montaigne - il parle de lui et de son expérience propre -, c’est la satisfaction de soi-même, la bonne conscience, qui renseignent sur le chemin choisi. Bien sûr, il pourrait y avoir méprise, mais, en toute hypothèse, bien moins que lorsqu’on se fie au jugement d’autrui.
« Dieu me préserve d’être homme de bien selon la description que je vois tous les jours faire de soi par chacun pour se faire valoir. Quae fuerant vitia, mores sunt. [Les vices d’autrefois sont les mœurs de ce temps] » (b. p. 977) (11)
« J’ai mes lois et mon tribunal pour juger de moi, et je m’y adresse plus qu’à d’autres. Je restreins bien mes actions selon les autres, mais je ne les étends que selon moi. » (b. p. 978) (12)

Et puis, il y a surtout ce qui nous fait discerner le vice. Et, là aussi, c’est le sentiment personnel qui sert de boussole.
« Il n’y a pas de vice véritablement vice qui ne blesse pas et qu’un jugement intègre ne blâme pas : il y a, en effet, des traits de laideur et d’importunité si apparents que peut-être ceux-là ont raison qui disent qu’il est principalement produit par la bêtise et l’ignorance, tant il est difficile d’imaginer qu’on le connaisse sans le haïr. L’humeur malfaisante absorbe la plus grande partie de son propre venin et s’en empoisonne. Le vice laisse, comme un ulcère dans la chair, une repentance dans l’âme, qui toujours s’égratigne et s’ensanglante elle-même. » (b. p. 976) (13)
Voilà qui ne nous dit pas ce qui fait que le vice est vice. Et bien, cela peut se savoir de sources variables.
« Je considère comme vices (mais chacun selon son degré de grandeur) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais aussi ceux que l’opinion des hommes, même fausse et erronée - a créés [comme tels], si les lois et l’usage lui donnent autorité. » (b. p. 977) (14)

Voilà bien un exemple du penchant relativiste de la pensée de Montaigne. La raison peut nous guider, bien que nous sachions qu’elle est loin d’être toujours fiable - ou en tout cas repérable comme telle. La nature peut nous fournir des indications. Mais le monde social, aussi variable soit-il, aussi porté à se tromper soit-il, peut également inspirer nos actes, car en transgresser les règles reconnues fourvoie. Même Antigone s’est positionnée face la règle du lieu et de l’époque et la question morale que son attitude a soulevé n’a d’universel que l’écart vécu entre la norme et la probité choisie. Certains dirons que Montaigne se montre là bien conservateur, mais c’est que les nouvelletés que la Réforme a apportées - même celles rationnellement opportunes - ont conduit à la guerre.

Troisième partie

La troisième partie va de ces mots « Mais ce que l’on dit […] » (b. p. 978) (15) à ces mots « […] ils ne s’abaissent pas jusqu’à vivre » (b. p. 981) (16)

Ici, Montaigne aborde la question du repentir. Et elle va innover de deux manières : une fois par l’évocation d’une sorte nouvelle de conscience de soi ; une autre fois par une refus personnel du repentir.
« […] ce que l’on dit, [à savoir] que la repentance suit de près le péché, ne semble pas concerner le péché qui est bien armé, qui loge en nous comme en son propre domicile. » (b. p. 978) (17)

C’est là que commence un extraordinaire exemple de ce que Robert Ellrodt a appelé une nouvelle forme de la conscience de soi. (18) Montaigne se pose la question : comment se fait-il que certains hommes transgressent les consignes morales les plus évidentes sans le moindre remord ? C’est, avant la lettre, cette interrogation qui hante les générations postérieures à Auschwitz : comment ont-ils pu commettre semblables crimes ? Si la question se pose, c’est qu’une sorte de dialogue interne est imaginé, dialogue qui voit le “je” s’interpeller de telle sorte qu’il rende compte du comportement révolu ou de la pensée aboutie.

Le plus important n’est pas que Montaigne limite le repentir à ceux-là dont les vices les surprennent et vers lesquels leurs passions les emportent, et bien sûr que les autres, ceux chez qui les vices sont enracinés et ancrés en raison d’une longue habitude, ne soient pas sujets au repentir (encore que cela soit justement vu). C’est surtout qu’il parle du rôle variable que joue cette instance très personnelle à laquelle, sans trop s’en apercevoir, le “je” se soumet et qui sécrète ou non la repentance. Il n’a pas découvert le repentir ; il s’avise qu’il est déterminé lui aussi par un certain repli de la conscience. Et rester à l’écoute de ce repli, si ce n’est pas la clé du bonheur, c’est du moins « le point important. » (b. p. 979) (19) Personnellement, j’interpréterais ce propos comme le moyen de bien dormir, dès lors que le repentir ne vous condamne pas à l’insomnie.
« C’est une vie rare que celle qui se maintient en ordre jusque dans son intimité. » (b. p. 978) (20)
(Qu’il me soit permis de dire ma préférence pour l’« exquise » de la version originale par rapport au « rare » de la traduction de Lanly.)

La vertu qui ne se montre pas, celle dont l’auteur est le seul témoin, voilà ce qui demeure sans avarie.
« Emporter une brèche, conduire une ambassade, administrer un peuple, ce sont des actions éclatantes. Réprimander, rire, vendre, payer, aimer, haïr et avoir commerce avec les siens et avec soi-même avec douceur et équité, ne pas se laisser aller, ne pas se contredire par ses actes, c’est une chose plus rare, plus difficile et moins remarquable. Les vies retirées remplissent par là, quoi qu’on dise, des devoirs aussi rudes ou plus et demandant autant ou plus d’efforts que ne font les autres vies. Et les hommes privés, dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et plus hautement que ne font ceux qui occupent les hautes charges. Nous nous préparons aux occasions éminentes plus par [désir de] gloire que par conscience. La plus sûre façon d’arriver à la gloire, ce serait de faire par conscience ce que nous faisons pour la gloire. » (b. p. 980) (21)

Je ne résiste pas à l’envie de relever que Montaigne n’évoque jamais le regard de Dieu, sous lequel regard - à son époque - la vertu reste surveillée chez celui qui fait le bien sans témoin. Tout au plus accorde-t-il qu’il supplie Dieu « pour [son] entière réformation et pour qu’il excuse [sa] faiblesse naturelle » (b. p. 985) (22). C’est bien la vertu ignorée de tous, Dieu compris si j’ose dire, qui vaut ce qu’elle peut alors offrir à la vie. Le lien entre la vertu discrète et la félicité est direct, sans aucun intermédiaire. Voilà pourquoi il n’y a que celui qui cache sa vertu, juste ce qu’il faut pour qu’elle soit louée parce que cachée, qui pousse le vice plus loin encore que celui qui exhibe vaniteusement la sienne.

Quatrième partie

La quatrième partie va de ces mots « De même que les âmes vicieuses […] » (b. p. 981) (23) à la fin du chapitre.

C’est là qu’apparaît l’opinion très personnelle que Montaigne se fait de son propre rapport à la vertu et à la repentance, une opinion qui ne peut que déplaire aux théologiens de l’époque et quelquefois encore à ceux d’aujourd’hui.
« Quant à moi je peux désirer d’une manière générale être autre [que je ne suis] ; je peux blâmer ma façon générale d’être et supplier Dieu pour mon entière réformation et pour qu’il excuse ma faiblesse naturelle. Mais cela, je ne dois pas l’appeler repentir, me semble-t-il, pas plus que le déplaisir de n’être ni un ange ni Caton. Mes actions sont bien réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Et le repentir ne concerne pas proprement les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, mais c’est le regret qui les concerne. J’imagine une infinité de natures plus hautes et mieux réglées que la mienne ; je n’améliore pas pour cela mes facultés, de la même façon que ni mon bras ni mon esprit ne deviennent plus vigoureux parce qu’ils en conçoivent d’autres qui le soient. Si imaginer et désirer une façon d’agir plus noble que la nôtre produisait la repentance de la nôtre, nous aurions à nous repentir de nos actions les plus innocentes parce que nous jugeons très bien que chez l’être d’une nature plus éminente que la nôtre elles auraient été conduites avec une plus grande perfection et une plus grande dignité ; et nous voudrions faire de même. Lorsque je réfléchis sur les comportements de la jeunesse en les comparant avec ceux de ma vieillesse, je trouve que je les ai ordinairement conduits avec ordre, selon mes capacités : c’est tout ce que peut ma résistance. Je ne me flatte pas : dans des circonstances pareilles, je serais toujours le même. Ce n’est pas une tache, c’est plutôt une teinture générale qui me tache. Je ne connais pas de repentir superficiel, de repentir moyen et de repentir de cérémonie. Il faut qu’il m’atteigne de toutes parts avant que je le nomme ainsi et qu’il pince mes entrailles et les affecte aussi profondément que Dieu me voit, et aussi complètement. » (b. p. 985) (24)

Pourquoi Montaigne n’accepte-t-il pas de se repentir ?

Il n’exclut pas le regret, mais un regret sans repentir. C’est qu’il entretient avec sa conscience un rapport étroit, ancien et global qui le conduit à refuser d’en réviser les jugements successifs. Après tout, dès lors que le tribunal personnel reste continûment sur le qui-vive, il n’y a pas de raison de croire qu’une révision différée du verdict puisse être mieux en adéquation avec le contexte, tel qu’il est appréhendé au moment des faits. De la même manière que Montaigne n’envisage pas de modifier ce qu’il écrivit en des temps où il pensait différemment - ce qui serait trahir ce qu’il fut -, il n’envisage pas davantage de corriger l’appréciation morale du comportement qui fut précédemment le sien. Et si, à l’occasion, il a transgressé ce qu'il aurait été vertueux de faire, les raisons qui l’y ont conduit au moment d’agir seraient trop facilement ignorées alors que l’enjeu est rétréci, sinon passé.

On peut évidemment penser que Montaigne manifeste là une sorte d’outrecuidance. Pourtant, s’il en est, c’est uniquement dans cette conviction que le tribunal personnel vaut mieux que tout. Et cette conviction ne doit rien à l’idée qu’ego surpasse autrui, mais plutôt à l’idée que le cœur de chacun - si limité soit-il - en sait plus que quiconque. Le repentir affecte ceux qui ont à gagner à sa manifestation, mais aussi ceux qui imaginent des moments d’irréflexion qui méritent d’être désavoués. Les premiers contreviennent par leur imposture à la morale dont ils prétendent se réclamer ; les seconds ne parlent que de ces « vices qui nous surprennent et vers lesquels les passions nous emportent. » (b. p. 978) (25)

Il y a encore autre chose qui incline Montaigne à ne pas se flageller, une chose importante à mes yeux, même si elle passe inaperçue aux yeux de beaucoup. Je sais qu’il serait anachronique d’en tirer des conclusions trop appuyées quant à la philosophie de Montaigne. Mais je reste cependant convaincu qu’elle éclaire sa conduite et sa manière de vivre et de penser sa conduite, tout comme elle permet de mieux comprendre le rapport qu’il entretient avec Dieu. Cette chose, c’est l’idée de l’inéluctabilité de ce qui nous détermine.
« Dans toutes les affaires, quand elles sont passées, et quelle que soit la façon dont cela s’est fait, j’ai peu de regret. L’idée qui m’ôte, en effet, toute peine, c’est qu’elles devaient ainsi se passer : les voilà dans le grand cours de l’univers et dans l’enchaînement des causes stoïciennes : votre pensée ne peut, par souhait et par imagination, en changer un seul point sans que tout l’ordre des choses en soit bouleversé, et le passé et l’avenir. » (b. p. 987) (26)
Être conscient des déterminations, c’est placer dans le plus complet inconfort le fait de juger, et notamment de se juger soi-même. Cette position, qui peut parfois prendre une allure dogmatique, s’épargne pareille dérive lorsqu’elle est conjointe à tout ce que Montaigne a dit et a fait, qui nous est connu et qui lui confère une portée pratique clairement circonscrite. On peut juger ses actes pour en agir mieux, sans pour autant renier ce qui fut fait. C’est la simple continuation de cette vigilance de la conscience à laquelle n’échappent que ceux dont « le péché est bien armé » et loge en eux « comme en son propre domicile ».

Cela dit, Montaigne ne croit guère au perfectionnement constant. Il est même très sévère à l’égard de la vieillesse, d’autant qu’il ne vécut que jusqu’à 59 ans, âge qui n’étonnera pas à son époque, mais âge auquel les atteintes du temps restent encore mesurées, même à son époque.

« Nous appelons “sagesse” nos caractères difficiles, le dégoût des choses présentes. Mais, à la vérité, nous n’abandonnons pas autant les vices que nous les changeons et, à mon avis, en pire. Outre une sotte et fragile fierté, un bavardage ennuyeux, ces caractères désagréables et insociables et la superstition et un souci ridicule des richesses alors qu’on en a perdu l’usage, je trouve dans la vieillesse plus d’envie, d’injustice et de méchanceté. Elle nous attache plus de ride dans l’esprit que sur le visage ; et on ne voit pas d’âmes - ou elles sont fort rares - qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme marche tout entier vers sa croissance et [puis] vers son déclin. » (b. p. 990) (27)

Peut-être Montaigne parle-t-il ainsi de la vieillesse afin de s’assurer que, l’âge venant, il garde une conscience vigilante. Peut-être moi-même formulé-je cette hypothèse pour m’assurer que l’âge n’attache pas trop de rides à mon esprit. Tout se tient dans ce qui nous détermine, si dur pourtant à deviner.

(1) Montaigne, “Du repentir”, chapitre II du livre III des Essais [1588] ; a. édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnin-Simonin, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007, pp. 844-859 ; b. adaptation en français moderne d’André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, pp. 974-990.
(2) « … que la mémoire me secourust mieux » (a. p. 846).
(3) « Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. » (a. pp. 844-845)
(4) « C’est un contrerolle de divers et muables accidens, et d’imaginations irresolues, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je que me contredis bien à l’adventure, mais la vérité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. » (a. p. 845)
(5) « Je propose une vie basse, et sans lustre : C’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu’à une vie de plus riche estoffe : chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition. » (a. p. 845)
(6) « Un personnage sçavant n’est pas sçavant par tout : Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy nous allons conformément, et tout d’un train, mon livre et moy. » (a. p. 846) À noter cette traduction de Lanly du mot suffisant par l’expression homme de talent que je trouve malheureuse. Le suffisant, pour Montaigne, ce n’est évidemment pas le prétentieux, imbu de sa personne, mais bien celui qui se contente de n’être rien d’autre que ce qu’il est.
(7) « Les autres forment l’homme, je le recite […] (a. p. 844).
(8) « Excusons icy ce que je dy souvent » (a. p. 846).
(9) « […] qua sublata, iacent omnia » (a. p. 848).
(10) « Il n’est […] bonté, qui ne resjouysse une nature bien née. » (a. p. 847) Traduire bonté par conduite louable me semble en l’occurrence justifié.
(11) « Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la description que je voy faire tous les jours par honneur, à chacun de soy. Quae fuerant uitia, mores sunt. » (a. p. 847) La citation est de Sénèque, Lettres à Lucilius, XXXIX.
(12) « J’ay mes loix et ma cour, pour juger de moy, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Je restrains bien selon autruy mes actions, mais je ne les estends que selon moy. » (a. p. 848)
(13) « Il n’est vice veritablement vice, qui n’offense, et qu’un jugement entier n’accuse : Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’adventure ceux-là ont raison, qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance : tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l’âme, qui tousjours s’esgratigne, et s’ensanglante elle mesme. » (a. pp. 846-847)
(14) « Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronée, si les loix et l’usage l’auctorise. » (a. p. 847)
(15) « Mais ce qu’on dit […] » (a. p. 848)
(16) « Il nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas jusques à vivre. » (a. p. 850)
(17) « […] ce qu’on dit, que la repentance suit de près le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile. » (a. p. 848)
(18) Cf. Robert Ellrodt, Montaigne et Shakespeare. L’émergence de la conscience moderne, José Corti, 2011, plus particulièrement le chapitre I (pp. 13-43). Je suis loin d’adhérer à tout ce qu’il y dit de Montaigne, mais je suis totalement d’accord avec l’idée d’une « mise en question du moi ». Là où il y voit une source éventuelle de liberté (Sartre, Todorov), j’y verrais plutôt la conscience de déterminations profondes.
(19) « […] c’est le point. » (a. p. 848)
(20) « C’est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre jusques en son privé. » (a. p. 848)
(21) « Gaigner une bresche, conduire une ambassade, regir un peuple, ce sont des actions esclatantes : tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr, et converser avec les siens, et avec soy-mesme, doucement et justement : ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirées soustiennent par là, quoi qu’on die, des devoirs autant ou plus aspres et tendus, que ne font les autres vies. Et les privez, dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d’arriver à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. » (a. pp. 849-850)
(22) « […] supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle […] » (a. pp. 854)
(23) « Comme les ames vicieuses sont incitées […] » (a. p. 850)
(24) « Quant à moy, je puis desirer en general estre autre : je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle : mais cela, je ne le doibs nommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions sont reglées, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux : et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en nostre force : ouy bien le regret. J’imagine infinies natures plus hautes et plus reglées que la mienne : Je n’amende pourtant mes facultez : comme ny mon bras, ny mon esprit, ne deviennent plus vigoureux, pour en concevoir un autre qui le soit. Si l’imaginer et desirer un agir plus noble que le nostre, produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir de nos opérations plus innocentes : d’autant que nous jugeons bien qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’une plus grande perfection et dignité : et voudrions faire de mesme. Lors que je consulte des deportemens de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Je ne me flatte pas : à circonstances pareilles, je seroy tousjours tel. Ce n’st pas macheure, c’est plustost une teinture universelle qui me tache. Je ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne et de ceremonie. Il faut qu’elle me touche de toutes parts, avan que je la nomme ainsin : et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant profondement, que Dieu me voit, et autant universellement. » (a. p. 854)
(25) « On peut desavouer et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent » (a. p. 848)
(26) « En tous affaires quand ils sont passés, comment que ce soit, j’y ay peu de regret : Car cette imagination me met hors de peine, qu’ils devoyent ainsi passer : les voylà dans le grand cour de l’univers, et dans l’encheineure des causes stoïques. Vostre fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer un poinct, que tout l’ordre des choses ne renverse et le passé et l’advenir. » (a. p. 856)
(27) « Nous appellons sagesse, la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes : mais à la vérité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons : et, à mon opinion, en pis. Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses, lors que l’usage en est perdu, j’y trouve plus d’envie, d’injustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage : et ne se void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son décroist. » (a. p. 858)

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais

lundi 13 mai 2024

Note de lecture : François Sureau (2)

S’en aller
de François Sureau… jusqu’au bout.
(*)

Le seul conseil qui me fut donné, alors que j’avais interrompu la lecture du livre de François Sureau (1), était d’en rester là et de passer à autre chose. Et pourtant, j’ai cheminé jusqu’à la page 282, la dernière, comme si j’attendais de découvrir quelque chose qui m’avait échappé. Je dis cheminé, parce que les seules continuités qu’offre l’ouvrage relèvent du ton et de l’esprit, les personnages évoqués semblant eux-mêmes surgir du désordre et participer à son triomphe.

J’ignore si le partage entre ce que j’ai aimé et ce que j’ai réprouvé mérite d’être dit, mérite même d’être pensé. Car ce qui me séduit semble là pour m’imposer ce qui me déplaît. Sureau veut se faire accepter, davantage par ses indifférences que par ses opinions. Il se refuse à la moindre théorisation, mais il égrène les jugements péremptoires, déguisés qu’ils sont sous l’habit du futile, du négligeable, de l’anecdotique.

En voici un exemple, un seul, mais pas n’importe lequel (2) :
« Personne de sensé ne peut croire que le dogme suffise à maintenir le reclus dans sa cellule, si l’essentiel - un essentiel d’une autre nature - n’y est pas. » (p. 260)
Bien sûr qu’il n’est pas insensé de se dire que bien des reclus - c’est des moines qu’il est question - accepte leur état en conformité avec le dogme. Mais l’astuce réside dans cet essentiel qui les motiveraient bien mieux. Surtout, pas la moindre explicitation de cet essentiel. Le mot paraît suffire, puisqu’il suggère quelque chose comme le fond de l’être. Et me voici immédiatement au cœur de ce qui me dérange.

Supposons que les intentions de Sureau soient perverses. Elles ne le sont pas, mais ce qu’il lui plaît de raconter converge pourtant vers une conviction jamais dite, seulement effleurée, comme dans ce passage, lorsqu’il parle de la peur de la mort :
« Cette peur n’était pas la peur du néant. J’ai toujours eu la prescience de l’autre côté. Ce n’était pas non plus la peur du jugement. Je n’ai jamais cessé d’attendre le moment où “toutes les fautes, tous les blasphèmes seront remis aux enfants des hommes”, simplement parce qu’ils n’ont rien demandé et que ce serait injuste. » (p. 227)
Que Sureau veuille croire à un autre côté, là où les fautes seraient remises, cela n’engage que lui et ne devrait pas être de nature à me déranger. Mais qu’il cherche à donner du poids à cette conviction à partir d’une posture qui fait mine de ne se pas destiner à cet aveu, mais plutôt à inventorier un nombre considérable de goûts, d’appétences, d’entichements, au sein desquels la prescience de l’autre côté ne prend le pas sur aucun autre, voilà qui me semble coïncider avec une forme de foi très contemporaine, celle que Benoît XVI qualifiait de relativiste. Se mettre à l’abri de l’anti-dogmatisme tout en crédibilisant la tradition chrétienne, voire catholique, en la rattachant à l’assouvissement d’une spiritualité qui n’est négligée que par les idiots, tel est ce qui caractérise ce nouveau rapport à Dieu, à la fois moins dépendant d’un catéchisme désuet et prétendument plus profond dans sa quête d’intériorité.

Cette stratégie intellectuelle - que j’incline à apercevoir dans le livre de Sureau - culmine dans l’éloge de la réclusion des Chartreux sur lequel il termine son ouvrage. Que ce baroudeur, tantôt légionnaire, tantôt haut fonctionnaire, tantôt académicien, allie au thème de la fuite - s’en aller - sa fascination pour la clôture, donne à penser.
« La Chartreuse, dans son vœu de silence, de solitude et de virginité spirituelle, diffuse, comme malgré elle puisque de fondation elle n’en a aucun souci, une lumière réconfortante, dont la puissance particulière porte jusqu’à nos regards voilé quelque chose de la beauté de la Création, pour qui sait s’y arrêter un moment. » (p. 269)

J’ai le souvenir du documentaire intitulé Le grand silence (3), sur les moines de la Grande Chartreuse. Tout ignorant que je reste des conditions de vie monacale et tout biaisé que soit peut-être ce reportage, je ne puis croire à l’aura que Sureau prête à l’endroit et à ceux qui le peuple. J’en ai gardé l'impression très pénible d’une misère matérielle et intellectuelle, et même d’un entêtement borné dans l’ilotisme, une sorte d’autotomie de sa propre humanité. Comment travestir ainsi la réalité jusqu’à évoquer « ces religieux inconnus dont il m’arrive de penser qu’ils auront, comme les sages de la légende juive, empêché que le monde s’effondre sous le poids des fautes et de l’oubli » (p. 161) ?

Il y a aussi ces quelques mots sur Montaigne. Après avoir évoqué son goût pour la liturgie - puisé dans le souvenir d’une première communion en mai 1968 dans l’église de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, à l’abri des « hordes rouges » -, Sureau s’accapare l’auteur des Essais.
« Curieusement, les stations obligées de la vie religieuse et les objets fétiches qui l’occupent, et dont les équivalents profanes - réunions, institutions, fêtes laïques de tous ordres, dîners, formes - m’ont toujours rebuté jusqu’à la désertion sans phrases, au point de fuite, m’apparaissaient là-bas, au contraire, comme autant de viatiques utiles au voyage intérieur. J’ai aimé Montaigne pour ce sentiment, lui qui mettait dans le goût des sacramentaux une tendresse qu’Ignace n’y mettait pas. Il allait aux processions, il y allait beaucoup, et de bon cœur, jusqu’à accomplir cinq heures de marche pénitentielle : “Le mercredi de la semaine sainte, je fis les sept églises avec M. de Foix, avant disner, et y mismes environ cinq heures.” Montaigne parle sans ironie de sa dévotion aux reliques dans un essai de 1572. Il décrit simplement sa visite à la Santa Casa pour Pâques, et comment il a placé dans l’église un tableau où il s’est fait représenter avec sa femme et sa fille aux pieds de la Madone. Les réformés blâment les pèlerinages à la Vierge, spécialement, je ne sais pourquoi, celui de Lorette. Montaigne en était loin. Rien ne l’obligeait à écrire de telles choses, qui lui venaient avec le même naturel que toutes les autres. Ce naturel d’abord me l’a fait aimer. Pendant longtemps, je suis allé de Paris à Chartres, le cœur battant d’un seul espoir. » (pp. 217-218)
L’envie me travaille de répondre point par point à cette canaillerie. (4) Qu’il me soit seulement permis de dire que les gestes religieux posés par Montaigne me paraissent - pour autant que je puisse en juger - à l’exact opposé de ceux auxquels Sureau prête la vertu d’ouvrir « au voyage intérieur ». Le respect de la religion que celui-là manifeste - jusque dans sa pratique discrète - constitue une des conditions de la paix civile, ce dont tout le reste de son œuvre témoigne à profusion. Il n’est aucune question à laquelle Montaigne cherche à répondre qui, pour lui, mériterait le secours d’une spiritualité, entendue comme une voix intérieure distincte de lui-même. C’est cependant là que, très précisément, Sureau semble vouloir nous mener.

Quelles que soient les intentions de Sureau, cette conviction spiritualiste qui s’épargne de justifier les croyances qu’elle veut honorer jette sur le reste un voile d’euphuisme qui dissout la sincérité que tout le livre cherche à affirmer. On y découvre alors des mépris camouflés, comme lorsqu’il stigmatise le politique jusqu’à l’outrance. Ainsi, alors qu’il évoque son travail dans une préfecture, il écrit :
« À la préfecture, des ministres, tous oubliés aujourd’hui, passaient en visite et je pouvais voir ce que la politique fait d’un homme. Je ne me sentais pas meilleur qu’eux. Je me demandais comment ils acceptaient de montrer à ce point l’insigne faiblesse qui conduit certains hommes à prétendre au pouvoir ; les enfermant à jamais dans le cercle public de l’adulation et du dégoût, jusqu’à la défaite finale, à la mort, à quelque cérémonie dérisoire, presque toujours bancale, dans la cour des Invalides, où un public distrait les absout à la sauvette de s’être fait un marchepied de la masse informe et douloureuse des aspirations communes. » (p. 210)
Pas meilleur qu’eux ? Vraiment ?
Les politiques, il ne les tient pas seulement à distance.
« La plupart des politiciens, hors ces périodes exceptionnelles où l’on oublie à leur bénéfice la vague qui les porte et dont ils sont l’écume - admirable pourtant, comme une forme parfaite, presque poétique, et c’est ainsi qu’Apollinaire a aimé Clemenceau, et sans doute Kessel de Gaulle -, ne tiennent qu’à un fil. Ce n’est pas de morale qu’il s’agit mais de leur existence comme elle va, jour après jour, de leurs occupations concrètes. La plupart n’ont jamais travaillé, si l’on entend par travail autre chose que la présence active à la bourse des services rendus et acceptés. Ils n’ont pas non plus tiré bénéfice d’une éducation particulière, et s’ils ont jamais lu, ont très tôt cessé de savoir comment le faire. Leurs idées leur viennent de l’administration, de la nécessité de s’opposer à celles de leurs adversaires, de la société observée par le trou de la serrure ou celui de la statistique. Ainsi errent-ils de poste en poste comme des clochards d’abri en abri. Les politiciens sont la bohème du monde moderne. Leurs erreurs sont payées par d’autres sans qu’ils paraissent le savoir. L’aveuglement leur donne un charme de légende allemande, où tout un peuple de joueurs de flûte irait à la rivière. » (pp. 211-212)
Par le contraste avec sa conviction spiritualiste, tout ce qui est vrai là-dedans devient l’expression d’un dénigrement d’une arrogance inouïe. Et ceux qu’ils sauvent - pas n’importe lesquels, Clemenceau et de Gaulle - ont été comme par hasard lavés par leur réputation des turpitudes qu’ils n’ont pas manqué, comme les autres, de commettre.

Au fil de la lecture, j’avais envie de retenir certains passages, certaines phrases, auxquels ma propre expérience faisait parfois écho. Ici une description des forêts de l’Ardenne française (p. 143), là cette réflexion sur les possessions d’un proche après sa mort (p.167), là encore le récit de la légende du gouffre de Padirac (pp. 198-199), auraient pu valoir un commentaire admiratif. Leur saveur s’en est gâtée d’une façon d’être pour les dire qui finit par transparaître. Finalement, tout s’écroule devant le dédain qui vise tout ce que Sureau n’a pas personnellement apprécié.

Vous n’êtes peut-être pas, M. Sureau, le grand écrivain que certains ont cru reconnaître, jusqu’à vous propulser sous la Coupole. Et cela, faute de mettre votre contrôle de la langue française au service de la sincérité.

(*) La présente note prolonge celle du 3 mai 2024.
(1) François Sureau, S’en aller, Gallimard, 2024.
(2) Voulez-vous un autre exemple, moins lié à mes préventions ? « Toute biographie est blâmable ; mais lorsqu’il s’agit d’amour, elle est spécialement ridicule. » (p. 243)
(3) Réalisé par Philip Gröning, sorti en 2005 et d’une durée de 169 minutes.
(4) Que ceux qui souhaiteraient obtenir les moyens d’en juger sachent que la phrase relative à la procession aux sept églises se trouvent dans le Journal de voyage (Arléa, 1998, p. 130), que la discussion des reliques figure dans le chapitre XVI du Livre I des Essais (“C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance”, Gallimard, 2007, pp. 185-189) et que la relation de la visite à la Santa Casa se trouve aussi dans le Journal de voyage (Arléa, 1998, pp. 150-155).

vendredi 3 mai 2024

Note de lecture : François Sureau

S’en aller
de François Sureau… mais pas jusqu’au bout.


Qu’est-ce qui m’a poussé à me procurer le dernier livre de François Sureau ? Je ne pourrais pas dire. Peut-être le désir de rencontrer une écriture originale qui ne se veut que littéraire. Et puis peut-être aussi un parfum d’indépendance d’esprit que je prête - peut-être trop facilement - à ceux qui ne parlent de politique qu’en gardant leurs distances.

C’est le premier livre de François Sureau que j’ouvre. Je le devinais comme quelqu’un qui aime l’anecdote ; j’ignorais jusqu’à quel point. À peine avais-je lu les deux premiers chapitres de S’en aller (1) que j’avais compris que, pour lui, l’anecdote est l’occasion de déployer une érudition vertigineuse qui va jusqu’à se nicher dans les propositions subordonnées les plus inattendues, souvent superfétatoires. Dans ces deux premiers chapitres, il est question de ceux - réels ou imaginaires - qui rêvent d’ailleurs, qui songent à voyager et qui le font. On y sent ce parfum d’étranger qui chipote tout un chacun lorsque l’ici et maintenant poussent à ne pas se croire vivant. J’ose le dire : même si le ton reste léger, allusif (souvent supérieur aussi), c’est ennuyeux.

J’ai hésité à aller au-delà, travaillé par l’envie de… m’en aller. Mais je n’aime guère abandonner un livre, ne serait-ce que parce qu’on y perd le droit d’en parler. Et j’ai donc attaqué le chapitre III. Comme les autres, il porte un de ces titres à rallonge qu’affectionnaient les romans du XIXe siècle, titre qui est censé ouvrir l’appétit de lire par la multiplicité des choses annoncées.

Dès l’entame de ce chapitre, j’accroche autrement. Ainsi, je lis :
« Lorsqu’il existait un rideau de fer, je le passais souvent, soit pour aller jusqu’en Turquie, soit pour m’établir longuement entre fleuve et forêt. À l’est de l’Europe, même la campagne, qu’aucune révolution n’avait réussi à moderniser, n’échappait pas à la perspective du socialisme, puisqu’on donnait ce nom au régime policier parfait, celui où on ne sait jamais où commence ni où s’arrête l’autorité, ni qui exactement la détient. Cette perspective était chaque fois, Hongrie, Bulgarie, Pologne, celle d’un pays sans avenir, puisqu’il était de fondation et par principe dans l’avenir, ce dont les panneaux qui, le long des routes, donnaient des chiffres rutilants de production de yaourts, de chaussons, d’aciers plats, visaient à nous persuader, ou plutôt à nous instruire. Mais le monde de ce qu’on appelle la démocratie libérale n’est pas, dans l’illusion du moins, si différent. Lui aussi résonne du vacarme des discours de ceux qui n’en peuvent mais, et qui dit-on nous gouvernent. » (pp. 79-80)
La langue est belle, mais empreinte d’une préciosité qui se cache un peu sous la subtilité des aphorismes. Reste que les illusions politiques y sont congédiées comme il convient.

Évoquant Hugo, Sureau écrit :
« La pairie, du temps qu’il en jouissait, lui servait autant à rêver de gloire qu’à secourir une malheureuse au long de ses interminables déambulations dans Paris, quand il ne se résolvait pas facilement à aller siéger à l’Académie, où M. Dupin doutait du talent de Balzac. Je n’aime pas le ton protecteur de Maurois, lorsqu’il en parle, cet air de supériorité gouailleuse du notaire de famille considérant les frasques du cadet. » (p. 82)
Ici, deux remarques.
D’abord, fallait-il assortir la mention de l’Académie, d’un « où M. Dupin doutait du talent de Balzac » ? Qu’est-ce que le brave André Dupin a donc dit de Balzac et où diable en trouve-t-on l’information ? Mais surtout, en quoi cela nous éclaire-t-il sur Hugo ? S’il y existe vraiment un lien, il eût été bon de le préciser. Goût ostentatoire de l’érudition ?
Ensuite, « le ton protecteur de Maurois », qui vise Hugo, bien sûr. C’est très certainement dans Olympio ou la Vie de Victor Hugo (2) que « le ton protecteur » aurait été aperçu. Mais comment s’y révèle-t-il ? Maurois est un écrivain qui privilégie la clarté, tout particulièrement dans ses biographies, et qui cultive toujours l’humilité. La gouaille du notaire ! La métonymie est imméritée ; en outre, relative « aux frasques du cadet », elle n’est pas crédible.

Plus important : la liberté.
« On ne peut s’accorder sur la liberté. Pour les uns elle justifie toutes les institutions de l’ordre et même les accusateurs publics en robe rouge. Pour les autres elle donne des raisons d’absoudre toutes les licences même les plus basses. C’est que la politique s’en mêle. Lorsqu’on passe du régime intime au registre politique, la liberté se dégrade. Dans ce passage elle se détruit, réduite à n’être plus que la possibilité offerte par le droit à chaque personne, à chaque groupe, à chaque coalition d’intérêts, de faire entendre sa voix. » (pp. 84-85)
La liberté dont il parle, c’est évidemment celle qui permet des rapports interindividuels non affectés. Que signifie en l’occurrence le passage du régime intime au régime politique ? Voilà qui me semble bien malaisé à saisir. D’autant que le politique, dit-il, réduirait la liberté à l’expression des intérêts, individuels ou collectifs. À force de parler comme si le partage érudit postulait une bonne compréhension de toute digression allusive, on échoue dans la confusion et l’incohérence. Car ce sont les régimes politiques qui marquent l’usage possible de cette liberté-là, l’intime évoqué restant lui aussi dépendant du contexte politique. On admet facilement que la liberté en question mérite d’être sauvegardée ; on admet aussi qu’elle soit essentiellement menacée par certaines conceptions politiques ; mais on doit aussi admettre que c’est encore par le politique qu’elle se peut protéger, quelle que soit la lisière du monde politique sur laquelle on souhaite rester.

Et puis, Sureau parle aussi de lui.
« J’ai longtemps cru que les autres étaient meilleurs que moi, juges, avocats, gouvernants, hommes d’affaires. Il n’en était rien et nous nous valons tous, une génération après l’autre, sans que la jeunesse ou l’âge ne sauvent personne. Les jeunes politiciens de ce temps apparaissent déjà monstrueux au sortir du berceau, ravagés par une ambition de vieillards, avec ces faces de sauvés où la démence affleure, où les traits éphémères de l’enfance bougent au gré de la mécanique du désir de plaire, et dont le calcul semble occuper tout l’espace du cœur que la pure jouissance d’être soi n’a pas déjà saisi. » (p. 89)
Ah ! comme elle est belle la formule « l’espace du cœur que la pure jouissance d’être soi n’a pas déjà saisi » ! Car il est vrai que l’effort d’authenticité et d’indépendance peut être récompensé, quelque chose comme un bien-être de se sentir dégagé. Mais, outre qu’il s’agit évidemment d’une illusion, le dire après avoir réservé aux politiques une acrimonie de très mauvais aloi où la formule - là aussi - cherche à avaliser le propos, voilà qui sue le dédain. Ressentir le besoin d’être à l’écart de la politique ne signifie pas qu’il faille pour autant dénigrer les politiques sans discernement. Et si l’on doute de l’arrogance que cela traduit, il n’est que de revenir au début du passage, là où Sureau confesse s’être perçu meilleur pour finalement admettre une égalité… à laquelle il ne croit pas. Sommes-nous si loin que cela de la morgue ?

Le chapitre III est principalement voué à Hugo et à Hugo qui s’en va. Avec toujours ce souci de dire ce qui le conduit - lui Sureau - à le suivre à Guernesey. Ce qui, par un raccourci stupéfiant l’amène à citer Charles Gordon alors que celui-ci imagine être rejoint au siège de Khartoum par Renan (3) : (en anglais dans le texte) « j'irai le voir, car quoi qu'on puisse penser de son incrédulité en Notre-Seigneur, il a certainement osé dire ce qu'il pensait, et il n'a pas changé son besoin de sauver sa vie. » (p. 98) Le mystique s’accorde avec l’apostat, parce que les grands esprits et les grands héros partagent tant de choses, sans doute. Avant cela, Sureau avait disserté sur son rapport aux châteaux, ceux qu’il a rêvé - celui du Grand Meaulnes -, ceux qu’il a connu, ceux qu’il a quitté. Et c’est un peu comme si le château trouvait sa légitimité dans sa matérialité, ce que lui révèle une maison toute simple où il a « senti que l’enchantement se passait de [lui] ; que la maison vivait d’un rêve qui lui était propre » (p. 98)
Je me défends mal de l’idée que tout cela trahit un aristocratisme du goût qui récuse en quelque sorte tous les aristocratismes du pouvoir, de la possession, de la juste croyance, comme si le mouvement qui porte une préférence valait tout ce qui peut être dit sur le monde.
Tous ceux-là qui voyagent, qui s’en vont, et puis ceux qui arrivent ou qui restent…
« Cendras a écrit Emmène-moi au bout du monde alors qu’il ne voyageait plus depuis longtemps. Apollinaire, lui, est à l’opposé de nos voyageurs. Au contraire d’eux, il n’a jamais cessé d’arriver. Je me demanderai longtemps à quoi tient cet air de famille que je leur trouve et qui les réunit. » (p. 101)
Et pour faire bonne mesure, Sureau évoque alors la vie d’Olivier Pain.

Vais-je poursuivre ? Je n’en sais trop rien. Il existe des raisons de laisser là ce livre, ne serait-ce que pour se consacrer à mieux. Mais il existe aussi des raisons d’aller explorer la suite, peut-être révélatrice de quelque chose de plus profond. Peut-être porteuse aussi de certaines de ces petites digressions qui apprennent parfois beaucoup sur tel ou tel personnage, voire sur tel ou tel auteur. Après tout, je me trompe peut-être sur François Sureau, moi qui me suis donné si peu d’occasion de le cerner.

Qui m’en dira plus ? Qui guidera mon choix : fermer le livre ou le parcourir jusqu’à son terme ?

(1) François Sureau, S’en aller, Gallimard, 2024.
(2) André Maurois, Olympio ou la Vie de Victor Hugo, Hachette, 1954.
(3) Ce serait Olivier Pain que Gordon aurait pris pour Renan (cf. p. 104).