lundi 9 juin 2025

Note d’opinion : l’exploration spatiale

À propos de l’exploration spatiale

Le sort de l’humanité dépend grandement des détenteurs du pouvoir politique. Il dépend aussi de l’idée qu’un grand nombre de gens se font des opportunités offertes par telle ou telle découverte.

Ce qui m’a conduit à évoquer aujourd’hui cet aspect du devenir humain, c’est une information qui vient de circuler sur bien des médias, une information exploitant une interview accordée par Robert Zubrin à l’A.F.P. Le plus souvent, cette information a été titrée : « Un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump ». Robert Zubrin est un ingénieur qui dirige la société Pioneer Astronautics et qui a fondé l’association internationale Mars Society, laquelle promeut l’exploration et la colonisation de la planète Mars. Or, dans l’interview en cause, il a sévèrement critiqué Musk et Trump à propos de l’exploration spatiale.

Qu’est-ce que Zubrin reproche à Musk et à Trump ? Sans doute principalement de ne pas se tourner vers les solutions que lui-même préconise pour se rendre sur Mars et donc de ne pas bénéficier des subventions publiques que Musk reçoit, ou du moins a reçu à ce jour. Mais de quelle divergence fait-il état ? Il met en cause - qui peut lui donner tort ? - l’« hybris et l’arrogance de Musk » et, considérant que celui-ci veut « transformer la mission martienne en une échappatoire à la Terre », il ajoute : « Nous n’allons pas sur Mars par détresse. Nous y allons parce que nous avons l’espoir […] d’établir de nouvelles branches de la civilisation humaine. […] Si nous mettons en œuvre le type de programme que j'ai préconisé […], nous pourrons à nouveau, comme nous l'avons fait avec Apollo, étonner le monde. […] Nous montrerons clairement que la liberté, et non l'autoritarisme, est l'avenir de la race humaine » (1)

Pareille publicité donnée aux propos de Zubrin laisse évidemment penser qu’il existe une alternative aux initiatives prises dans le domaine de l’exploration spatiale par Musk et Trump, alternative bienvenue ne serait-ce que parce que ceux-ci à présent se disputent comme le feraient des enfants dans une cour de récréation. Or cette alternative n’en est pas une, puisqu’elle préconise la même chose, à savoir la conquête humaine de la planète Mars.

C’est l’idée même d’aller coloniser Mars qui est fortement condamnable. Que ce soit pour fuir la Terre dite prochainement invivable, ou que ce soit pour se lancer dans une aventure visant à franchir la Nouvelle Frontière (notion chère aux Américains), ce projet se révèle délirant dès lors que l’on prend la peine de mesurer les conséquences d’une tentative qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le coût véritablement astronomique de ce dessein va priver bien d’autres urgences de moyens significatifs. En outre, il entretiendra dans la population l’idée fallacieuse que la sauvegarde de l’humanité passe par sa migration vers l’une ou l’autre planète hospitalière, illusion majeure qui illustre mieux que n’importe quelle autre cette fâcheuse tendance qu’a l’homme d’user et abuser de tout ce qu’il découvre, y compris à son propre préjudice. Si découverte il y a, c’est celle que l’avenir de l’homme est sur Terre ou n’est pas. Et c’est au grand nombre de l’admettre si l’on veut qu’il advienne.

Je n’ai aucune compétence dans les différentes disciplines scientifiques dont ces questions relèvent. Mais je suis enclin à faire confiance à ceux qui savent et qui restent à l’abri des enjeux politiques qu’elles dissimulent. Ainsi suis-je assez convaincu par ce qu’en dit par exemple quelqu’un comme Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français bien connu. Le 2 décembre 2019, il a publié sur ce problème un article dans lequel il n’hésite pas à parler d’une faillite symbolique. (2) À lui comme à d’autres, il arrive qu’il soit d’autant plus convaincant qu’il est véhément, comme lorsqu’il y alla d’un coup de gueule sur la conquête spatiale dans une librairie de Vincennes le 22 décembre 2023. (3) Pour une fois que la véhémence est mise au service d’une bonne cause…

(1) “Objectif Mars : un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump”, France 24, 6 juin 2025, 2025 AFP, à retrouver sur Internet.
(2) Aurélien Barrau, “La conquête spatiale comme faillite symbolique”, Diacritik, 2 décembre 2019, à retrouver sur Internet. Une version un peu différente de cet article a été publiée le 2 juin 2020 dans le magazine de GoodPlanet, à retrouver sur Internet.
(3) Cf. vidéo sur Facebook, à retrouver sur Internet.

mardi 3 juin 2025

Note d’opinion : l’épochè

À propos de l’épochè

Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.

L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.

La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.

La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?

Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).

La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?

Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.

Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.

C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?

S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.

(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.

dimanche 25 mai 2025

Note de lecture : Laurent Perreau

Bourdieu et la phénoménologie
de Laurent Perreau


Voilà un livre auquel je ne me serais sans doute pas intéressé si je n’avais eu l’occasion de discuter avec Daniel Giovannangeli de la place que la phénoménologie occupe dans le cursus intellectuel de Pierre Bourdieu. (1) Et j’aurais eu tort, car il recèle bien des choses dignes d’intérêt.

Bourdieu et la phénoménologie de Laurent Perreau (2) est un ouvrage qui, à première vue, cherche à déterminer la dette que Bourdieu doit à la phénoménologie. Et l’on pourrait se dire - comme je fus tenté a priori de le penser - que la démarche ne méritait même pas d’être entreprise. D’abord parce que l’on peut croire que l’œuvre de Bourdieu est à ce point distante de la phénoménologie que la tentative ressemble à un projet désespéré ; ensuite parce qu’il est difficile d’imaginer quel profit peut en être retiré, sinon celui d’accorder à la phénoménologie le mérite de n’être pas pour rien dans les acquis de la sociologie bourdieusienne.

Lecture faite, il me faut admettre que le livre éclaire plusieurs aspects importants de la carrière et de l’œuvre de Bourdieu, mais aussi qu’il ouvre un certain nombre de questions qui méritent sans nul doute réflexion. Lorsqu’un livre dissipe au moins en partie les préjugés qui nous avaient d’abord conduits à le juger inintéressant, je crois qu’il n’est pas inutile de réfléchir à l’origine de ces préjugés. En l’occurrence, ce que je croyais savoir de Pierre Bourdieu, mais aussi les écarts qui séparaient selon moi sa façon de penser de la mienne et qui sont peut-être à l’origine de ma première réaction.

Deux convictions anciennes me semblent susceptibles d’avoir joué un rôle dans la manière dont j’ai progressivement cru ne pas pouvoir accepter totalement les prises de position et les raisonnements de Pierre Bourdieu. Et ce ne sont ni ses engagements politiques, ni ses entorses à la neutralité axiologique, divergences beaucoup plus récentes qui portent essentiellement sur la recherche en sociologie. Les deux convictions dont je parle, je vais les appeler le rejet de la métaphysique et le déterminisme.

Le rejet de la métaphysique

Adolescent élevé dans la foi catholique, j’ai perdu celle-ci dans un contexte - c’était à la fin des années 50 - où le clergé dominait la vie sociale d’une façon telle qu’il était tentant d’abjurer d’une même ruade la croyance en Dieu, les politiques de droite, le capitalisme et la vie bourgeoise. C’était à ce point naïf et opiniâtre que je comprenais mal comment on pouvait être chrétien de gauche ou athée libéral. Je n’ai pas mis longtemps à tempérer tout cela, jusqu’à admettre que rien n’était simple, sinon les convictions idéologiques. De l’assimilation de la métaphysique à la croyance en Dieu, il m’est resté une méfiance impénitente envers le concept de spiritualité.

De nos jours encore, je n’arrive pas à distinguer ce qui, dans la pensée, mérite d’être qualifié de spirituel. Ceux qui usent de ce mot ne le comprennent évidemment pas comme un adjectif qui renvoie simplement à ce qui est de l’ordre de l’esprit, mais en évoque un contour à la fois plus large et plus étroit. Plus large en ce qu’il dépasse les limites du cerveau, par exemple en se référant à l’âme ou mieux encore à des connexions entre la pensée et des choses surnaturelles. Plus étroit en ce qu’il exclut le corps et même la corporéité de la pensée, choisissant ainsi de faire de celle-ci une singularité immatérielle prodigieuse. Il arrive même souvent que le sens du mot soit réduit à ce qui, dans l’esprit, ne regarde que les valeurs morales et intellectuelles (3). Et je me garderai de citer ce sens qui ramène le mot au goût pour l’humour.

Venons-en à la métaphysique.

J’ai bien sûr révisé depuis longtemps mes préventions d’adolescent. Mais cela s’est surtout traduit par un approfondissement de la question qui a abouti à quelque chose comme une réhabilitation des sens. Le choc que Bacon, Galilée et Descartes ont fait subir à la philosophie au début du XVIIe siècle comporte deux versants. Le premier indique une manière nouvelle d’user des sens et des perceptions qu’on leur doit pour construire des connaissances nouvelles : la science. Le second investigue la métaphysique avec l’espoir d’y obtenir des progrès comparables à ceux que promet la science. Comment juger aujourd’hui ces deux versants ? Le premier a été efficace quant à l’accumulation de connaissances, mais en grande partie dommageable pour l’homme en ses effets. Le second a été fort stérile, en ce compris eu égard à l’ambition de penser mieux.

Comment considérait-on les choses juste avant ce choc ? Montaigne, qui est mort trois ans et demi avant la naissance de Descartes, a écrit :
« Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arrière. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance […] » (4)
Mais, dira-t-on, ce qui est perçu par les sens est néanmoins soumis à l’entendement, lequel en peut mesurer les limites et les incertitudes. Seulement voilà :
« Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour verifier cet instrument il nous y faut de la demonstration ; pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infini. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le subjet estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subjet, ains seulement la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subjet sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subjet. » (5)
Ce qui est là en cause, c’est évidemment notre rapport à l’être. Et là, Montaigne se veut clair :
« Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. » (6)

Je voudrais ici me risquer à caractériser en quelques mots l’histoire de la philosophie occidentale, d’un certain point de vue bien évidemment. C’est téméraire, j’en suis conscient, et cela serait en outre bien prétentieux si je ne précisais d’emblée qu’il s’agit là d’un jeu que mon incompétence autorise, ou du moins explique.

Durant l’Antiquité, la philosophie devait pratiquement tout à une libre approche des questions, libre dans la mesure où elle ne reposait sur aucun principe premier, sinon sur ceux qu’elle pensait découvrir dans le rapport que l’homme entretenait avec le monde. La métaphysique, telle que désignée par exemple dans l’ouvrage du même nom d’Aristote (7), se bornait au domaine de la logique et à des notions telles la forme et la substance, comme en contient l’hylémorphisme. Bien sûr, on citera sans doute Plotin pour contester mon propos. Pourtant, le mysticisme de ce dernier était essentiellement ascensionnel, son Dieu restant pratiquement muet ; là réside ce qui le distingue des mystiques chrétiens et surtout d’Augustin, celui qui, un siècle et demi plus tard, bousculera la philosophie.

Il me semble utile ici de citer Ernst Cassirer. Partant de deux citations d’Augustin (8), il en arrive à écrire ceci :
« La raison abandonnera son indépendance et son autonomie. Elle cessera de posséder une lumière propre pour ne luire que par le biais d’une autre lumière qu’elle réfléchira. Quand cette lumière viendra à manquer la raison humaine perdra et son efficacité et sa puissance.
C’est dans le
De Magistro d’Augustin que l’on trouve la plus claire expression de cette profonde métamorphose de la pensée grecque. On y voit là ce dernier réfuter l’idée même d’une sagesse purement humaine ainsi que le concept d’un enseignement spécifiquement humain, Dieu étant, pour le christianisme, le seul maître en matière de pensée comme en matière de conduite à tenir. C’est en lui et en lui seul que l’on trouve le vrai magister. Toute connaissance, qu’il s’agisse du monde sensible, des mathématiques ou de la dialectique, se fonde sur une révélation provenant de sa lumière éternelle. Tout processus de pensée ou de discussion rationnelles ne relève que d’une illumination et par là même d’un acte de grâce. Dieu est le “pater veritatis, pater sapientiae, […] pater inetelligibilis lucis”, “pater evigilationis atque illuminationis nostrae” : le père de la lumière intelligible et le père de nos lumières. » (9)

Voilà donc la philosophie empêtrée dans la parole de Dieu. Et pour longtemps. C’est dire ce que peut avoir de singulier la pensée de Montaigne, d’abord lorsqu’elle restaure une raison autonome et en touche les limites, ensuite lorsqu’elle traite de ce qui, trois siècles et demi plus tard, préoccupera tant les phénoménologues. Car comment mieux dire (ou plutôt rendre plus immédiatement compréhensible) ce que je citais supra à propos des « choses estrangeres », sinon peut-être en en donnant une version en français moderne :
« Notre conception n’est pas ajustée aux choses étrangères, mais elle est conçue par l’entremise des sens, et les sens n’embrassent pas l’objet étranger, mais seulement leurs propres impressions, et, par conséquent, la conception et l’image ne sont pas celles de l’objet, mais seulement celles de l’impression subie par le sens : cette impression et l’objet sont des choses différentes : c’est pourquoi celui qui juge par les apparences juge par autre chose que par l’objet. » (10)

Il serait fou d’affirmer après cela que la philosophie aurait été dévoyée à partir du début du XVIIe siècle par une métaphysique compromise, même si diverses tentatives de réhabilitation, telle celle de Claudine Tiercelin (11), incite à n’en pas rejeter totalement l’idée. Elle réclame d’accepter que l’histoire de la philosophie n’est pas caractérisée par un progrès constant - dont on voit mal d’ailleurs sur quelle base il pourrait être décrété -, mais qu’elle pourrait, comme tout, être sujette à un déclin ou à tout le moins à des éclipses. C’est pourquoi je cultive toujours une certaine méfiance vis-à-vis des courants qui privilégient l’intériorité, le sujet et des formes spiritualistes de la métaphysique.

Le déterminisme

Je serai très bref sur cet aspect de mes convictions, que j’ai déjà justifié plus d’une fois. (12)

On peut argumenter contre la causalité. Non pas simplement en raison de la confusion qui peut naître de la corrélation et de l’analogie. Pas même à partir de l’ignorance que Pascal évoque lorsqu’il parle des Raisons des effets (13). Tout simplement au nom du caractère trop axiomatique de la causalité.

Si l’on accepte la causalité, alors on voit mal ce qui pourrait y échapper, pas même la plus éphémère et plus petite des idées qui nous traversent l’esprit. Ce qui exige d’admettre que la cause ou la cause de la cause nous en dépossède. (14) « Car si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant » écrit Descartes (15), ce qui est fort logique. S’il en conclut que ce quelque chose vient de Dieu, s’en tirant par ce que j’appellerais une pirouette augustinienne, il signifie bien que, sans le concours de Dieu, rien ne peut naître dans l’esprit qui soit créé ex nihilo.

Le simple fait que Bourdieu prétend que la connaissance de nos déterminations peut quelquefois nous en libérer suffit à écorner la causalité, car l’effort de les connaître est tout autant déterminé que ce qui pousse à les méconnaître, y compris lorsqu’on s’entend dire ce qu’elles sont.

* * *

C’est donc avec ces convictions relatives à la métaphysique et au déterminisme que j’ai lu aussi bien Bourdieu que Laurent Perreau. Ses convictions, il convient bien sûr de les mettre sans cesse à l’épreuve et, pour cela, d’écouter et de lire ceux qui argumentent dans un sens différent. C’est là une hygiène intellectuelle qui modère l’emprise des préjugés. Pour la même raison, il convient d’éviter de regarder les croyances des autres autrement que l’on ne se sent capable de regarder ses propres croyances, surtout lorsqu’on s’illusionne sur la véridicité des ces dernières.

Je dois au livre de Laurent Perreau trois choses : d’abord, des informations nouvelles pour moi et relatives à Bourdieu ; ensuite, des citations de Bourdieu que je ne connaissais pas ou qui s’éclairaient d’être ainsi isolées d’un sens à côté duquel j’étais passé ; ensuite, une manière de tirer Bourdieu vers la phénoménologie qui, à certains égards, m’apparaît désormais intéressante.

Ce que j’ai ainsi appris à propos de Bourdieu va de faits importants - telle par exemple la nature précise de ses préoccupations philosophiques avant qu’il parte en Algérie en 1955 - jusqu’à des paroles ignorées ou mésestimées à propos de la phénoménologie, comme à propos du déterminisme. Le simple fait d’apprendre qu’il ait envisagé d’écrire une thèse de nature phénoménologique avec Georges Canguilhem m’a conduit à tempérer mon inclination à juger étrange l’objectif général que Laurent Perreau s’était assigné. Quelques exemples s’imposent.

Ainsi, à propos de ce que seraient, chez Bourdieu, les rapports entre la phénoménologie et la liberté. Dans Raisons pratiques, Bourdieu a écrit ceci :
« Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une orthodoxie, une vision droite, dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre les visions concurrentes ; et que l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues, c’est-à-dire de l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement construit, comme les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est institué qu’au terme d’affrontements entre dominants et dominés. » (16)
Ce passage - que Laurent Perreau cite comme significatif (p. 125) -, je l’avais lu et je l’avais même épinglé d’un repère marginal. Pourtant, je n’avais pas compris alors l’importance qu’avait pour Bourdieu le fait d’évoquer « l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues ». Ce qui m’apparaît à présent (et peut-être est-ce aujourd’hui que je me trompe le plus), c’est la réduction de la doxa à ce qui est nécessairement erroné, sauvant par là-même le savoir, ou en tout cas un certain savoir, de l’emprise des déterminations. Le rapport doxique au monde se limiterait ainsi à l’évidence, « en deçà de la conscience et du choix ». En me focalisant sur les luttes et les rapports de domination évoqués, je suis peut-être passé à côté de quelque chose d’une importance tout aussi grande. Un autre extrait cité (p. 273) renforce fortement ce que j’ai cru ainsi découvrir. Je le reproduis :
« […] la sociologie des déterminants sociaux de la pratique sociologique est le seul fondement possible d’une liberté possible par rapport à ces déterminations. Et c’est seulement à condition qu’il s’assure le plein usage de cette liberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui, loin de condamner les agents à la cage de fer d’un déterminisme rigide, leur offre les moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice. » (17)
J’ai bien du mal à m’interdire de voir dans ce passage une étrange manifestation de naïveté. Pourquoi diable l’accès aux « moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice » ne serait-il pas moins déterminé que l’adhésion à la doxa ? Et cette libération envisagée ne serait-elle pas moins illusoire que l’assentiment au sens commun ? Ces questions ne mériteraient-elles pas d’être posées ?

Entendons-nous bien. Mes interrogations ne me rapprochent évidemment pas de la phénoménologie, ni de Laurent Perreau. Mais elles trouvent leur source dans cet éclairage nouveau de l’œuvre de Bourdieu que le livre de Perreau m’a permis de découvrir. Et je ne puis contredire celui-ci lorsqu’il écrit :
« Alors même que Bourdieu s’oppose frontalement et globalement à la conception phénoménologique du sens comme sens de l’expérience vécue, sa propre conception du sens de la pratique ne cesse de mobiliser des termes, des analyses et des concepts qui sont empruntés à la phénoménologie. » (p. 115)

Un autre exemple concernerait les critiques que Bourdieu adresse au structuralisme. Ce qui est visé là, c’est l’objectivation première, celle qui néglige de s’objectiver elle-même. Perreau cite ( p. 102) un petit extrait du Sens pratique ainsi libellé :
« Se situer dans l’ordre de l’intelligibilité comme le fait Saussure, c’est adopter le point du vue du “spectateur impartial” qui, attaché à comprendre pour comprendre est porté à mettre cette intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos. » (18)
En lisant ceci dans le contexte du livre de Perreau, il m’est apparu d’abord que prétendre que « faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos » est tout à fait excessif et rend bien mal justice de la position de Saussure, ensuite que toute la séquence que constitue le chapitre 1 du Sens pratique, “Objectiver l’objectivation”, mérite d’être relue avec un regard nouveau. La distance prise là vis-à-vis de Lévi-Strauss répète d’une certaine manière l’analyse faite ailleurs de la skholè - du temps libre comme de l’école - et des biais importants qu’elle peut entraîner. Je pense là, par exemple, à la valeur du regard porté par un chercheur soucieux de rigueur scientifique qui prétend savoir sur une population primitive bien plus que ce que peuvent en savoir les membres de cette population. Pourtant, il serait inconséquent de négliger le fait que cette attitude de « spectateur impartial » a décisivement affranchi le chercheur des préjugés qui lui auraient fait voir les choses autrement. D’autant que l’objectivation de l’objectivation pourrait anéantir en pareil cas tout savoir minutieux, surtout si elle consiste à s’inspirer des analyses phénoménologiques dont la pratique peut être l’objet. Ce qui revient en quelque sorte à choisir entre deux pis-aller.

J’ai quasi honte de ce que je viens de dire du livre de Laurent Perreau, d’autant que je l’ai très subjectivement regardé à la lumière de ma propre histoire. Et cela, sans me garder des simplifications outrancières et des raisonnements à l’emporte-pièce. C’était ça, je l’avoue, ou alors un livre plein de nuances et de précautions… que je n’ai pas le courage d’écrire.

(1) Cf. les commentaires au bas de ma note du 15 avril 2025.
(2) Laurent Perreau, Bourdieu et la phénoménologie. Théorie du sujet social, CNRE Éditions, 2019.
(3) Par exemple, il y a à mon sens quelque chose comme une imposture dans la manière dont Gabriel Ringlet a parlé des « grands enjeux spirituels contemporains » (Cf. ma note du 10 août 2014 sur la spiritualité).
(4) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 588.
(5) Montaigne, Op. cit., pp. 600-601.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 601. Pour une bonne compréhension de ces citations de Montaigne, il s’impose de lire un passage complet du chapitre XII du Livre II des Essais, passage débutant page 587 avec les mots « Ce propos m’a porté sur la considération des sens » et s’achevant à la fin de la page 601.
(7) Le titre de Métaphysique a été assigné à l’ouvrage d’Aristote par Andronicos de Rhodes au Ier siècle avant Jésus-Christ.
(8) « Ne va pas à l’extérieur de toi, mais rentre en toi-même ; c’est dans l’essence intime de l’homme que réside la réalité. » ; « Transcende-toi […] et tourne-toi vers ce qui est à la source de la lumière de la raison. » (Saint Augustin, “La vraie religion” in Œuvres complètes, vol. 8, trad. de J. Pegon, pp. 129-131.
(9) Ernst Cassirer, Le mythe de l’État [1946], trad. par Bertrand Vergely, Gallimard, Tel, 1993, pp. 120-121.
(10) Montaigne, Les Essais en français moderne, adaptation par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 733. Les choses étrangères sont bien entendu ce qui n’est pas “intérieur” à l’homme, donc le réel capté par les sens. Le passage cité est inspiré du chapitre 7 du Livre II des Esquisses pyrrhoniennes, “Le critère ‘selon lequel’”, de Sextus Empiricus (trad. par Pierre Pellegrin, Seuil, Essais, 1997, pp. 239-245), ce qui n’autorise pas selon moi d’affirmer que Montaigne fut sceptique en tout ce qu’il écrivit.
(11) Cf. Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éd. d’Ithaque, 2011.
(12) Cf. notamment mes notes des 3 juillet 2013 et 23 janvier 2020.
(13) Pascal, Pensées, établies par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 80 à 104, pp. 57-64.
(14) Que nous puissions faire naître nos idées par la volonté, voilà qui suscite en permanence l’illusion d’un libre arbitre dont nous ne pouvons nous déprendre. Mais si notre esprit s’emplit des causes utiles à la conscience de cette illusion, nous avons la capacité de la regarder pour ce qu’elle est, sans avoir pour autant le moyen de nous en libérer. Lichtenberg a dit ça mieux que quiconque : « Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (Cité par Jean-François Billeter in Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, p. 89.
(15) Descartes, “Méditation troisième” in Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 290.
(16) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994, pp. 128-129.
(17) Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992, p. 273.
(18) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980, p. 53.

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Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
À propos de Bourdieu et Finkielkraut

Le sens pratique
sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique
Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle d’Étienne Anheim et Paul Pasquali


mardi 15 avril 2025

Note de lecture : Étienne Anheim et Paul Pasquali

Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle
d’Étienne Anheim et Paul Pasquali


Ces temps-ci, on publie divers ouvrages qui visent à documenter la carrière de Pierre Bourdieu (1). C’est l’occasion pour moi de découvrir bien des aspects d’un parcours que j’ai particulièrement bien suivi, mais dont, faute d’être en contact avec les milieux dans lesquels il fut tracé, je n’ ai vu que la succession des publications et que certaines des polémiques auxquelles les journaux donnaient un écho. C’est un peu comme lorsqu’on découvre une personne que l’on suppose naïvement vierge de son passé - faute de la connaître - et qui prend brusquement un nouveau visage lorsque celui-ci vous est révélé. En l’occurrence, je m’aperçois que la renommée de Bourdieu est aussi - et peut-être surtout - le résultat d’un combat acharné qu’il mena pour imposer sa manière de concevoir la recherche en science sociale et pour dominer les débats que ce combat a suscité.

Entendons-nous bien. Je n’ai pas le sentiment que cela nuise à l’estime que j’ai porté et porte toujours à la plupart des idées qu’il a défendues. Cela éclaire plutôt certains aspects des concepts auxquels il a recouru, comme lorsque les conditions pratiques de leur élaboration et de leur mise au point apparaissent dans toute leur complexité. C’est par exemple le cas de la notion d’habitus, lorsqu’elle est mise en rapport avec le contexte particulier dans lequel Bourdieu fut conduit à publier, dans la collection “Le sens commun”, le livre d’Erwin Panofsky Architecture gothique et pensée scolastique (2) Cette mise en rapport, je l’ai trouvée dans le livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle (3)

Les années 60 sont une période au cours de laquelle les sciences de l’homme ont connu un exceptionnel développement, le plus souvent à partir de l’idée que le comportement humain devait beaucoup à l’air du temps. J’appelle air du temps ce qui est visé par des expressions comme Zeitgeist, esprit du temps, inconscient collectif, voire épistémé ou encore Weltanschauung, et pourquoi pas habitus. L’idée de base est que chaque lieu et chaque époque détermine une part importante de ce que chacun est et devient, et cela à son insu. Mais cela implique également qu’il y a quelque chose de partagé entre les membres d’un même ensemble humain et que ce quelque chose dépasse de beaucoup ce que les mêmes croient partager. La recherche de ce quelque chose se heurte en conséquence à l’idée sans cesse ressassée que les humains se caractérisent principalement par ce qui les différencie, surtout en raison de l’usage qu’ils font de leur liberté.

Les arts sont évidemment un domaine dans lequel l’originalité individuelle est regardée comme la source première de ce qu’on appelle l’inspiration. Pareille opinion alimente tout naturellement la forte résistance que bien des artistes et des critiques d’art opposent à l’idée d’une conjonction d’influences. Et lorsqu’il apparaît impossible de nier des similarités, celles-ci sont expliquées par l’inventivité première de telle ou telle individualité et sont minorées par l’importance des traits particuliers qui distinguent chacun au sein d’un même courant.

C’est dire combien le sociologue qui s’applique à mettre au jour les osmoses clandestines qui nourrissent l’air du temps est à contre-courant de l’opinion commune et est avide d’exemples démonstratifs. Lorsque Pierre Bourdieu découvre Architecture gothique et pensée scolastique d’Erwin Panofsky, il s’aperçoit qu’il est en face d’un propos qui tente d’établir un pont entre une pratique aux fortes ambitions artistiques - la construction d’églises gothiques - et l’organisation logique de la scolastique - à savoir une forme très normée du rapport intellectuel au monde. La disparité des genres est telle que, si l’on parvient à établir une analogie d’esprit entre les deux, on obtiendrait à coup sûr une trace probante de dispositions qui traversent la vie sociale dans sa totalité.

Dans la postface qu’il ajoutera à la traduction du livre de Panofsky, Bourdieu évoque « […] l’habitus par lequel le créateur participe de sa collectivité et de son époque et qui oriente et dirige, à son insu, ses actes de création les plus uniques en apparence. » (4) Gisèle Sapiro écrit à propos de l’habitus que « Bourdieu tire cette fois le concept de Panofsky qui le reprend lui-même directement à Thomas d’Aquin » (5). Or, je dois à Étienne Anheim et Paul Pasquali d’avoir l’attention attirée sur le fait que le mot habitus ne figure pas dans le livre de Panofsky, et même que son propos ne coïncide pas totalement avec le concept, tel que Bourdieu le définira de plus en plus précisément dans Esquisse d’une théorie de la pratique (6) et dans Le sens pratique (7).

C’est ici qu’il me paraît essentiel de laisser place à un raisonnement que Bourdieu développe lors de son cours au Collège de France du 8 mars 1984 et qui est de nature à éclairer la question du rapport qu’il entretenait avec la phénoménologie, telle que je l’ai effleurée février dernier lorsque j’évoquais un article de Daniel Giovannangeli (8). Et il me paraît utile d’élargir la citation qu’en font Anheim et Pasquali. (p. 217)
« Pour comprendre un jugement, quel qu’il soit, pour comprendre une manifestation et ce qu’en disent les journalistes, pour comprendre un journal et ce qu’y lisent les lecteurs, pour comprendre un livre et ce qu’y lisent les lecteurs, pour comprendre la lecture comme acte de lire quelque chose, il faut […] s’interroger, d’une part, sur les conditions sociales de production des sujets percevant, et en particulier de leurs catégories de perception et des conditions d’exercice de leur acte de perception (où sont-ils ?, que voient-ils ?), et, d’autre part, sur les conditions sociales de production du producteur du produit et les propriétés objectives (au sens de “placé devant le sujet percevant”) du produit, dans lesquelles s’expriment les propriétés sociales du producteur, les propriétés sociales du champ de production, à travers les propriétés de la position du producteur dans le champ de production.
Tout cela est, à mes yeux, en jeu dans tout. L’appareil théorique que je mobilise à propos d’un détail - quatre pages dans un magazine - pourrait s’appliquer à mille choses. Si demain vous me dites qu’il faudrait comprendre Beaubourg, je vais procéder de la même manière : conditions sociales des producteurs, conditions sociales des récepteurs, et je peux prédire des tas de choses. Je sais d’avance que tout le monde va penser la même chose, je peux prédire, en gros, ce que les gens vont penser, qui sera pour, qui sera contre, jusqu’à quel point, en fonction des propriétés déterminantes du récepteur. Il s’agit donc là d’une sorte de théorie générale de la perception du monde social, qui permet de poser les questions générales qui seront évidemment à spécifier chaque fois : chaque fois, il faudra donner une valeur aux variables. Percevoir une chose sociale, la perception au sens de
perceptum (ce qui est perçu) va être le produit de la relation entre les propriétés du voyeur et les propriétés de la chose vue.
Une vérification très simple est fournie par les cas où quelque chose passe inaperçu, comme on dit. En littérature, c’est évident. Par exemple, pour ma génération, Bachelard passait inaperçu pour la plupart des gens, sauf pour une petite partie qui le voyait très bien et qui, après, l’ont fait voir. Mais si ces gens qui ont vu Bachelard ne l’avaient pas vu ou si, l’ayant vu, ils avaient été dominés et n’avaient pas été en position d’imposer leur vision dans la lutte, on ne verrait toujours pas Bachelard, qui ne serait pas un grand homme. Il n’aurait pas de visibilité, il serait une fois pour toutes mort et enterré, jusqu’à ce que quelqu’un vienne qui, ayant les catégories de perception pour le voir, ayant le pouvoir de le faire voir, le réhabiliterait. Cela peut se produire pour un monument, une personne, une œuvre. On appelle cela “découverte”, “redécouverte”, etc. Mais celui qui découvre doit avoir des propriétés particulières : il faut qu’il ait les capacités de voir, d’imposer la vision, d’avoir un intérêt spécifique à réhabiliter.
Le sociologie fera immédiatement l’hypothèse que si la découverte réhabilite cette chose, c’est qu’en la réhabilitant, il se réhabilite. En d’autres termes, on réhabilite l’
alter ego ou, plus exactement, l’homologue à un champ près. La préface célèbre de Lévi-Strauss à Mauss est, par exemple, une manière de se célébrer par personne interposée. Elle respecte la loi du champ qui interdit de se célébrer soi-même, d’abord parce que c’est mal, et ensuite parce que je l’ai fait [rires de la salle] : on euphémisme, à travers un personnage que d’ailleurs on produit. Comme je suis sûr que quelqu’un le pense, il vaut mieux que je le dise [rires de la salle] : j’ai fait ça une fois, à propos de Panofsky. Évidemment, comme on ne prête qu’aux riches, on met beaucoup de choses dans Panofsky, avec le risque après qu’on vous dise : “Mais vous avez pris tout ça dans Panofsky”, ce qui est une façon de corriger ce que j’allais dire pour Lévi-Strauss - il est évident que Lévi-Strauss met dans Mauss beaucoup de choses qui n’y étaient que pour Lévi-Strauss. » (9)

On peut déduire de cet extrait que, bien sûr, contrairement à ce que dit Gisèle Sapiro, le concept d’habitus ne se trouvait pas chez Panofsky. Mais surtout, on s’aperçoit que ce qui distrait Bourdieu de la phénoménologie, c’est le fait que la perception doit avant tout ce qu’elle est aux conditions objectives et subjectives de sa complétion, bien davantage qu’aux caractéristiques propres à l’acte de percevoir. Ce qui revient à dire que c’est l’étude des conditions de réalisation de la perception - étude qui passe par l’observation de faits - quasi comme le ferait un positiviste - qui éclaire le mieux les comportements et non l’acharnement mis à sonder le phénomène, comme si l’instrument disait tout de son usage.

Ce que je perçois là comme une mise à l’écart de la phénoménologie, il faut bien convenir qu’elle ne date pas de 1984, mais qu’on la sent déjà dès 1968, lorsque Bourdieu, Chamboredon et Passeron font figurer dans Le métier de sociologue un extrait du livre de Panofsky, lequel extrait est précédé d’un cartouche ainsi rédigé :
« Le parallélisme entre l’évolution de l’art gothique et l’évolution de la pensée scolastique pour la période qui s’étend de 1130-1140 environ jusque vers 1270 ne peut apparaître que si, “mettant entre parenthèses les apparences phénoménales”, on s’attache aux analogies cachées entre les principes d’organisation logique de la scolastique et les principes de construction de l’architecture gothique. Ce choix méthodologique est dicté par l’intention de rechercher plus qu’un vague “parallélisme” ou d’établir des “influences” discontinues ou parcellaires. Renonçant par là aux semblants de preuve dont se contente l’intuitionnisme ou aux petites preuves circonstanciées, rassurantes mais réductrices, dont le positivisme se régale, Panofsky est conduit à rattacher à un principe caché, habitus ou “force formatrice d’habitudes”, la convergence historique qui fait l’objet de son enquête. » (10)
« Mettre entre parenthèses les apparences phénoménales », expression cueillie chez Panofsky, c’est semble-t-il ce qui sert à dénoncer « l’intuitionnisme », lequel vise sans doute Descartes et son continuateur, Edmund Husserl.

On me dira peut-être que j’y vais fort, profitant du côté carré du cartouche évoqué, alors même que Bourdieu a pris ses distances par rapport au livre commis avec Chamboredon et Passeron. C’est vrai, mais il reste ce souci d’investiguer les propriétés de l’objet et les propriétés du sujet - d’un côté et de l’autre de la perception - sans guère d’égards pour la perception en tant que telle, souci clairement explicité dans la Sociologie générale : (« la perception au sens de perceptum (ce qui est perçu) va être le produit de la relation entre les propriétés du voyeur et les propriétés de la chose vue. »).

Je n’oublie pas le livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali auquel je dois une envie d’approfondir certains aspects de la pensée de Bourdieu, ce qui ne se limite pas à ce qui regarde le concept d’habitus ou encore au rapport entretenu avec la phénoménologie.

(1) Cf. par exemple le livre publié sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique (Garnier, Classiques jaunes, 2023), auquel j’ai consacré ma note du 28 février 2025.
(2) Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique. Précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis, Traduit de l’anglais et postfacé par Pierre Bourdieu, Le sens commun, Édition de Minuit, 1967.
(3) Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle, Le sens commun, Édition de Minuit, 2025.
(4) Erwin Panofsky, Op. cit., p. 142.
(5) Sous la dir. de Gisèle Sapiro, Dictionnaire international Bourdieu, CNRS Éditions, 2020, p. 387.
(6) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972. Cf. tout particulièrement les pp. 175 et 178-179.
(7) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980. Cf. tout particulièrement les pp. 90-93 et 95-96.
(8) Cf. ma note du 28 février 2025.
(9) Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2, Raisons d’agir / Seuil, 2016, pp. 96-97.
(10) Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue [1968], Mouton, 1980, p. 253. Étienne Anheim et Paul Pasquali cite ce texte pp. 213-214, mais en insistant de leur côté sur une intention de viser des sociologues tels Parsons et Gurvitch.

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Le sens pratique
sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique


dimanche 6 avril 2025

Note de lecture : Bernard Bourrit

Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces
de Bernard Bourrit


Lire Montaigne réclame de la patience. D’abord parce qu’il faut s’habituer à une langue qui n’est plus la nôtre. Ensuite parce que les idées exposées dans les Essais se présentent éparpillées, décousues et entortillées dans des échafaudages auxquels nous sommes peu habitués. C’est sans doute dans toutes ces difficultés que réside une part essentielle du charme de l’œuvre, mais c’est elles aussi qui découragent souvent ceux qui ne parviennent pas à persévérer. Car le charme n’apparaît que très progressivement au fil de l’effort consenti pour le dénicher.

Il fut un temps où les périodes d’inactivité n’offraient quasi d’autre échappatoire que la lecture, ce qui encourageait l’application avec laquelle une tâche d’abord aride était entreprise. Aujourd’hui, les divers modes de distraction - au vrai sens du terme - que la technologie met à la disposition de l’inactif détermine un tel découragement face à un livre épais ou ardu qu’une portion importante de la culture livresque reste ignorée. C’est jusqu’à la longueur d’un simple article qui fait à présent obstacle à sa lecture. Là où l’on a cru que la démocratisation de la société entraînerait la diffusion de la culture cultivée (voire la valorisation des valeurs partagées par les classes moins favorisées), on doit bien constater que c’est à son effondrement que l’on a assisté. La culture cultivée reste bien sûr l’objet d’un intérêt et de recherches - peut-être plus pointues que jamais -, mais au sein d’un cercle d’adeptes malheureusement de plus en plus restreint.

S’il est un auteur qui sut dire ce qu’il en est des plaisirs et des contraintes de la lecture, ce fut bien Montaigne. Plutôt que de citer ce qui en témoigne au sein des Essais, je vais me borner à reproduire quelques paragraphes du livre de Bernard Bourrit, Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces (1).
« ❡ Lire console, désennuie, apaise. C’est un refuge contre les compaignies qui faschent, un remède contre la solitude, un rempart contre les assauts d’une imagination importune. La lecture offre d’inépuisables bonheurs plus vastes que les commodités reelles, vives et naturelles. Et pourtant Montaigne, qui ne voyage jamais sans livres, est parfois plusieurs jours, voire des mois sans les ouvrir, caressant seulement l’idée de pouvoir le faire quand il [lui] plaira, heureux de leur présence muette et bénéfique, content de ce droit de possession. » (p. 41)

« ❡ Les difficultés rencontrées à la lecture mettent en lumière la faiblesse du jugement du lecteur contraint de s’arrêter à l’escorce parce qu’il n’a pas les moyens de penetrer jusques au fons. Cela ne veut pas dire qu’il a failli dans la compréhension, mais qu’il reste aux premières apparences. Chaque texte possède en effet plusieurs sens et intelligences, plusieurs visage[s] du plus superficiel au plus essentiel, du plus apparent au plus interne. Il s’agit donc moins de rivaliser d’intelligence avec l’authorité des Anciens que de présenter une juste interpretation de sa conception. » (p. 40)

« ❡ D’où naît l’émotion ? D’une présence. D’un détail concret qui agite nos yeux ou nos oreilles, par exemple l’inflexion d’une voix, l’accentuation d’un geste ou l’insistance d’un rêve. C’est une saillie qui touche notre point faible - notre imbecilité, dit Montaigne. Et si les arts profitent de notre bestise naturelle pour nous émouvoir, c’est qu’ils représentent justement ces passions en leur imprimant leur style. » (p. 46)
Comment faut-il comprendre ce qu’écrit Bernard Bourrit ?

Le jeu qu’il a choisi - me semble-t-il - consiste à tenter de rendre les idées et les opinions de Montaigne, d’une façon davantage explicite que ne les exposent les Essais. Une des manières de surmonter les difficultés auxquelles se heurte le lecteur d’aujourd’hui consiste effectivement à synthétiser les propos de Montaigne, par exemple en rassemblant ce qui est épars, en devinant une portée absente de la lettre du texte ou encore en adaptant le trait au contexte actuel. Ce qui offre l’avantage de fournir quelque chose comme un Montaigne pénétrable. Et cet avantage ne profite pas seulement à ceux qui ne l’ont pas lu ou pas suffisamment lu. Il permet également au lecteur opiniâtre de comparer sa compréhension de l’œuvre avec celle dont rend compte Bernard Bourrit.

Ici, je dois ouvrir une petite parenthèse. Dans les items qui composent le livre, des mots ou groupe de mots sont en italiques. Pour plus de clarté, je les ai soulignés. Il s’agit de ce qui est puisé sans modification (mises à part quelques coquilles) dans les Essais. Je recommande de ne jamais hésiter à chercher ces mots dans le texte de Montaigne grâce au site themontaigneproject de l’Université de Chicago qui en donnera toutes les occurrences. C’est là un moyen de les remettre dans le contexte du texte originel, celui-ci étant en l’occurrence la version dite Villey-Saulnier établie à partir de l’exemplaire de Bordeaux (2). Je ferme la parenthèse.

Reste une question importante. Quel crédit faut-il accorder aux interprétations fournies par Bernard Bourrit ? Quelques exemples peuvent témoigner de cette nouvelle difficulté, à laquelle ceux qui ont souvent lu Montaigne se trouvent certainement confrontés.

Bien des fois, j’ai éprouvé le sentiment d’une juste appréhension de l’esprit montanien. Voici un item qui, selon moi, le révèle très bien.
« ❡ L’homme, qui n’exerce qu’une royauté imaginaire sur le règne animal, a un général devoir d’humanité envers les bêtes, les arbres et les plantes, car elles ont vie et sentiment, la nature leur en a donné l’usage comme à nous. Aux hommes la justice, aux autres créatures la grâce et la benignité. Il y a entre le vivant et nous quelque commerce dont la teneur indéfinie, qui n’appelle pas de définition, suffit à créer une obligation mutuelle entre les règnes, les espèces et les individus. » (p. 134)
Je vois là une transposition fidèle de ce que Montaigne pense du rapport entre les hommes et le vivant. Bien sûr, on peut chicaner un peu. En cherchant les mots vie et sentiment sur themontaigneproject, on tombe sur une phrase figurant à la fin du chapitre XI du Livre II :
« Quand tout cela en seroit à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres memes et aux plantes. » (3)
Voilà qui ne prête pas de sentiment aux arbres et aux plantes, ce qui par conséquent ne justifie pas l’audace contraire dont le propos de Bourrit donne l’exemple, laquelle pourrait avoir été inspirée - qui sait ? - par un anthropomorphisme très à la mode.

D’autres fois, il m’a semblé que le fait d’isoler quelques mots au sein d’un seul item pouvait d’une certaine façon trahir la pensée de Montaigne. Ainsi, à propos de la vie :
« ❡ Qu’est-ce que la vie ? Un éclair dans le cours infini d’une nuict éternelle, une brève interruption du néant, la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment. » (p. 227)
Il importe d’aller lire le devant et l’arrière des mots cités (4) pour les replacer au sein d’un fort long passage principalement consacré aux raisons que nous avons de douter de nos connaissances. Ce scepticisme englobe ce qui peut être dit de la vie et de la mort. Le passage « la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment » a été ajouté à la main par Montaigne sur l’exemplaire de Bordeaux. Et, en outre, cet ajout n’est pas là complet, car il se termine par « , et une bonne partie encore de ce moment. » Peut-on en inférer que Montaigne ne croit pas à la vie après la mort ? Ce serait sans doute hasardeux. D’abord parce que l’époque excluait généralement ce type de croyances, ensuite parce que Dieu reste très présent dans les Essais (on y trouve 334 occurrences du mot) et que ce Dieu évoqué est celui du catholicisme, une religion qui promet sans ambiguïté une vie post-mortem. Cela ne signifie pas qu’il faut considérer comme acquit que Montaigne croyait à une vie après la mort. Jusqu’où allait son scepticisme, voilà une question bien malaisée à trancher. Peut-être lui-même ne le savait-il pas.

Prenons un autre exemple, révélateur des incertitudes de la compréhension.
« ❡ Peut-on conduire une vie cohérente, un train de vie, sans forger de dessain pour celle-ci ? Comment choisir ce qui convient quand nous vivons par hazard sans loi ni police en nos testes ? sans même savoir ce que nous voulons ? Nous vivons de manière irréfléchie, nous pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : action et justification viennent ensemble à la conscience. Notre inconséquence fait dire à Montaigne que nous ne voulons rien librement. Effectivement, nous vivons sous influence puisqu’il suffit de circonstances contraires pour vouloir tout à fait différemment. Ainsi la variété des occurrences fabrique la diversité des tempéraments humains. Et prétendre que nous traçons notre chemin, que nous allons, est une illusion vaniteuse, mieux vaudrait dire qu’on nous emporte. […] Les auteurs qui choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions tordent la réalité à leur idée, la dissimule en essayant d’assortir ces pièces, de r’appiecer les lambeaux épars d’une existence. Cerner l’homme par ses plus communs traits, c’est le trahir. De lui, rien ne peut être dit simplement, en un mot. La mosaïque de ses contradictions est mieux représentée dans sa dissemblance par des notes, des éclats, des fragments hétérogènes que par l’unité, forcément fictive et biaisée, d’une narration. Rendre le divers par le divers, telle est donc la logique de Montaigne. » (p. 102)
J’ai envie de dire que l’on retrouve bien là une approche de la réalité humaine qui est celle de Montaigne, tout particulièrement lorsqu’il s’exprime à propos de l’inconstance de nos actions dans le chapitre I du livre II. Évidemment, on pourrait aussi être tenté d’affirmer que Montaigne était déterministe. Après tout, « nous ne voulons rien librement » qui est de sa plume, semble bien en faire l’ennemi du libre-arbitre. Mais la phrase complète est la suivante : « Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. » (5), une formulation plus ample qui vise bien davantage une incapacité à faire des choix cohérents, coordonnés et rationnels plutôt qu’une impossibilité de choisir. On retrouve ici cette mauvaise inclination qui consiste à prêter à Montaigne des opinions qui corroborent des opinions d’aujourd’hui. Il est tout à fait inutile de l’encombrer de cela.

Un autre exemple encore, peut-être plus troublant :
« ❡ Tâchons d’éclaircir les pouvoirs que Montaigne délègue à la raison. Il y a un usage, auquel Montaigne ne cesse d’y revenir, pour lequel la raison sert à démasquer les apparences, à oster le masque aussi bien des choses que des personnes, et, ce faisant, nous permet de quitter la condition du bas populaire. Or, qu’y a-t-il de méprisable chez le peuple pour vouloir fuir son état ? Car au fond la tourbe v[a], vien[t], trott[e], dans[e] avec une frivolité que Montaigne ne saurait condamner puisque il soutient dans le même temps que notre visée, c’est la volupté et que les moyens si peu glorieux au reste et exemplaire[s] que vous voudrez de l’atteindre n’y font rien. Mais le prix de cette légèreté est un tribu trop lourd à Montaigne : l’insouciance, écrit-il, nous vend trop cher ses denrées. On comprend alors qu’il y a un bon et un mauvais usage des plaisirs. Montaigne prend ses distances avec les joies du vulgaire. On le mesure au récit que donne Montaigne de la saison la plus licentieuse de [s]on age qui rapporte que même parmi les dames et les jeux, et quoi qu’il eût la teste pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, il n’a un seul instant cesser de ratiociner. Au milieu des sirènes, la raison comme Ulysse s’accroche à son mât. La nonchalance du vulgaire est par opposition bestiale, une brutale stupidité : l’imbécile jouit sans songer au terme de ses plaisirs ; mais quand le malheur frappe quels tourments, quels cris, quelle rage, et quel désespoir [l’]accable ! Mais la “bestialité” de qui préfère jouir sans escompter ne rappelle-t-elle pas le placide bonheur du pourceau qu’enviait Montaigne ? On touche ici à une aporie. Ou la raison se moque, dit Montaigne, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement. Il est donc possible que la raison ne concourt pas à notre bonheur, qu’elle déraisonne et se joue de nous. Or, la supposition d’une raison “malicieuse” jette un discrédit durable sur ses supposées vertus de clairvoyance - de clarté et d’évidence - comme chez Descartes l’hypothèse du malin génie. » (pp. 167-168)
Je trouve assez curieuse l’idée que ce serait en puisant dans le chapitre XX du Livre I des Essais, “Que philosopher c’est apprendre à mourir”, qu’il soit possible « d’éclaircir les pouvoirs que Montaigne délègue à la raison ». Ce n’est pas qu’il n’y soit pas question de raison. Mais, outre le fait que ce mot est assez polysémique, particulièrement chez Montaigne, il s’agit dans ce chapitre de cerner ce que notre esprit peut générer pour contrebalancer cette certitude que nous soyons promis à la mort. La raison y est donc notamment évoquée comme un moyen de supporter l’idée de cette échéance. Et lorsqu’il y est question du « bas populaire », ce n’est pas pour véritablement stigmatiser une catégorie sociale, mais plutôt pour désigner tous ceux qui, tels les femmes et les enfants, sont insuffisamment avertis des choses de la vie pour réfléchir à la mort. En fait, il me semble que la raison occupée de la mort est une question dont le sens s’inverse lorsqu’on lit le chapitre XII du Livre III, “De la Phisionomie”, là où Montaigne se résout à laisser la nature plutôt que la raison se charger du problème :
« Si vous ne sçavez par mourir, ne vous chaille [Ne vous en souciez point] ; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement cette besongne pour vous ; n’en empeschez vostre soing. […] Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. » (6)
Il n’est plus question alors d’accorder la moindre attention à cette idée que le « bonheur de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la resolution et asseurance d’un’ame reglée, ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on en luy aye veu joüer le dernier acte de sa comedie, et sans doute le plus difficile. » (7), telle qu’elle figure dans le chapitre XIX du Livre I, “Qu’il ne faut juger de nostre heur, qu’après la mort”.

Quant à la raison au sens de béquille de l’entendement, il faudrait plutôt se tourner vers le chapitre XII du Livre II, “Apologie de Raymond Sebond”. Cette raison-là y est dénoncée pour son incapacité à surmonter les contradictions et à fonder la morale. Tant et si bien que tout reste incertain :
« O la vile chose, dit-il [c’est Sénèque qui parle], et abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au dessus de l’humanité ! Voylà un bon mot et un util desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’esperer enjamber plus que de l’estenduë de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l’homme se monte au dessus de soy et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. » (8)

Le pari de Bernard Bourrit est-il réussi ? A-t-il permis de se faire une idée claire des idées de Montaigne ? Ce n’est pas sûr. A-t-il permis de mettre en discussion des façons d’appréhender l’auteur des Essais ? Je crois que oui.

(1) Bernard Bourrit, Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces, Le temps qu’il fait, Mazères, 2018.
(2) La dernière édition est de 2004 et le dernier tirage de 2013 (PUF, Quadrige).
(3) Montaigne, Les essais, PUF, Quadrige, 2013, p. 435.
(4) Montaigne, Op. cit., p. 526.
(5) Montaigne, Op. cit., p. 333.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 1051.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 78.
(8) Montaigne, Op. cit., p. 604.

Autres notes sur Montaigne :
Le chapitre "Des Boyteux" des Essais
Le chapitre « Des coches » des Essais
Le chapitre « De la liberté de conscience » des Essais
Les chapitres « Des vaines subtilités » et « De l’art de conférer » des Essais
Le chapitre « De l’aage » des Essais
Montaigne. Des règles pour l’esprit de Bernard Sève
Le chapitre « De mesnager sa volonté » des Essais
Montaigne et son temps de Géralde Nakam
Le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin » des Essais
Le chapitre « De trois bonnes femmes » des Essais
Montaigne de Stefan Zweig
« Témoin de soi-même ? Montaigne et l’écriture de soi » de Bernard Sève
Le chapitre « De ne contrefaire le malade » des Essais
« Montaigne, les cannibales et les grottes » de Carlo Ginzburg
Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais

mercredi 2 avril 2025

Note d’opinion : le juge et l’électeur

À propos du juge et de l’électeur

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu plusieurs cadres du Rassemblement national coupables de détournements de fonds publics, dont Marine Le Pen, laquelle a été condamnée à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, à cent mille euros d’amende et à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire.

Ce jugement a immédiatement donné lieu à une multitude de commentaires en tous sens. Bien des propos - qu’ils émanent de journalistes, de juristes, de politiques ou de quidams - mériteraient une analyse approfondie, tant ils révèlent la conception que chacun se fait de ce qu’il faut entendre par démocratie.

À coup sûr, la réflexion devrait s’étendre jusqu’à l’opportunité des décisions législatives qui ont imaginé l’exécution provisoire des peines, mesure que l’on peut soupçonner d’avoir été surtout proposée pour l’intention vertueuse qu’elle laissa apparaître, sans beaucoup d’égards pour les complexités juridiques qu’elle ne manquerait pas de créer. L’outrance dans la vertu est souvent aussi pernicieuse que l’outrance dans le vice, ne serait-ce que parce qu’elle offre au vice des occasions de se justifier. Ce qui donne aux mouvements illibéraux une part importante de leur séduction, c’est la dénonciation des exagérations égalitaristes qui affirment leurs principes sans tenir compte de l’état des opinions et des rapports sociaux. À certains moments, l’égalitarisme nourrit des inégalités.

Je voudrais me borner à un seul aspect des débats que le jugement du 31 mars a suscités, à savoir l’affirmation de la primauté du vote sur toute autre décision, ce qui équivaut à un refus de la séparation des pouvoirs. L’expression la plus raccourcie de cette opinion s’est trouvée dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon : « La décision de destituer un élu devrait revenir au peuple. » (1) Il ne faisait ainsi que rejoindre une antienne des illibéraux, le déni de démocratie, incantation qui oppose sans cesse des décisions prises par les élus aux préférences présumées du peuple. En l’occurrence, il y a bien sûr une petite confusion entre l’inéligibilité et la révocation. Mais cela signifie bien que, puisqu’il revient au peuple de destituer, il n’est pas permis au juge de décréter l’inéligibilité (même si Marine Le Pen n’a pas été destituée de son mandat de député).

La démocratie ramenée à la volonté persistante du peuple, voilà l’argument dont use les illibéraux pour saper la démocratie lentement construite depuis plus de deux siècles. L’appel au peuple - fût-ce lorsque la population semble n’être pas prête à embrayer - consolide le rejet de toutes les autres règles ou institutions qui participent au caractère démocratique de la société, en ce compris les principes constitutionnels. Ne voit-on pas Trump envisager aujourd’hui de postuler un troisième mandat au mépris de la constitution américaine ? Si le peuple le souhaite ? N’est-il pas souverain ?

Cette idée que le peuple a tous les droits repose - je crois - sur une conception fétichiste du peuple. Qu’est-ce que le peuple, sinon l’ensemble des citoyens, lequel ensemble n’est unanime sur rien. Lorsqu’il est consulté, on admet que la majorité des suffrages identiques doit être considérée comme la volonté du peuple. Ce n’est pourtant - dans le meilleur des cas - que la volonté des votes exprimés. Et je n’évoque pas ici les découpages électoraux et autres organisations des scrutins qui tempèrent le caractère représentatif des consultations dites populaires.

Je n’écorne pas la confiance accordée aux votes par plaisir. Bien au contraire, je crois à l’importance des scrutins et à leur fréquence. Mais il convient d’en mesurer le rôle et la signification. Et par conséquent, il me paraît très important de mesurer ce qui sépare un scrutin d’un jugement et en quoi il importe que celui-ci obéisse à des règles que celui-là ne peut pas garantir.

Un jugement vise une ou plusieurs personnes et a en général pour fonction de résoudre un conflit ou de punir une infraction. L’organisation du tribunal tend à permettre un jugement juste, c’est-à-dire un jugement qui, outre d’être fondé sur la loi, se base sur des faits évalués vrais. La plupart des règles que le juge se doit de respecter visent la vérité de ce qui justifiera le jugement. Deux remarques s’imposent alors. D’abord, il faut admettre que le jugement réclame un processus très complexe pour lequel le juge doit être formé et pour le respect duquel le temps du procès peut constituer une menace d’injustice. Ensuite, il n’est pas impensable que des juges contreviennent à leur propre éthique et qu’ils décident partialement ou paresseusement. J’ai personnellement connu un juge - alors que je plaidais devant les juridictions du travail - qui se contentait le plus souvent d’un dispositif aussi laconique que « accorde au demandeur les avantages sollicités », ce qui ne manquait pas de poser des problèmes d’exécution. Cela dit, la recherche de la vérité reste l’ambition affichée du magistrat et, quoi qu’en pense le justiciable défait, c’est ce que l’on attend en toute logique d’une institution qui s’appelle la justice.

Le scrutin ne repose en aucune façon sur les mêmes principes. Il s’agit de faire trancher une question ou une désignation en recourant à une proportion dominante d’avis. Ainsi, rien n’est prévu pour permettre à l’électeur - comme c’est le cas du juge - d’être informé suffisamment quant à la vérité des alternatives proposées. Lors des débats électoraux, le mensonge est permis et même recommandé implicitement, tant il est payant. C’est ce qu’on appelle la démagogie. Le candidat qui s’attacherait à respecter la vérité des faits serait immanquablement relégué parmi les battus. Et l’on qualifierait de naïf celui qui choisirait cette voie, en vertu du principe qui veut que le meilleur commentateur de la politique soit celui qui suppose le cynisme des plus célébrés.

Je ne résiste pas à l’envie de rappeler une nouvelle fois ces propos de Pierre Bourdieu :
« Quoi de plus naturel, quoi de plus évident par exemple que l’action de voter que le dictionnaire définit, très (socio)logiquement, de manière tautologique, c’est-à-dire comme “l’acte d’exprimer son opinion par son vote, son suffrage” ? Et on ne verra sans doute jamais un “philosophe politique” poser, avec la très naturelle solennité d’un Heidegger demandant “que signifie penser ?”, la question de savoir “que signifie voter ?”. Et pourtant, toutes les ressources de la “pensée essentielle” ne seraient pas de trop, en ce cas, pour anéantir le voile d’ignorance qui interdit de découvrir la contingence historique de ce qui est institué, ex instituto, et, du même coup, de poser la question des possibles latéraux qui ont été éliminés par l’histoire et des conditions sociales de possibilité du possible préservé. » (2)
Il est vrai que, pour lutter contre ce qu’il appelait l’« agrégation statistique d'opinions individuelles individuellement produites et exprimées » et « l’appropriation usurpatrice » par le délégué collectivement désigné, il suggérait ceci :
« […] il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la “volonté générale” (ou de l’opinion collective) réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent. » (3)
C’est pour le moins irréaliste, bien sûr. Le doigt pourtant est mis sur les conditions de désinformation dans lesquelles les électeurs sont appelés à se prononcer.

Les processus électifs sont nécessaires, ne serait-ce que pour rendre la tyrannie difficile. Et cela, surtout grâce à leur fréquence. Qui n’espère pas que les midterm elections ne mettent Trump en difficulté ? Certains, bien sûr. Pas moi, simplement parce qu’il me semble être une importante menace pour la démocratie, telle en tout cas que je la conçois.

Des juges qui cultivent le souci de la vérité pour statuer sur des cas individuels est une des exigences de cette démocratie. Que le peuple puisse s’y substituer est une idée effrayante en raison même du rôle très modeste que joue l’idée de vérité lors des consultations dites populaires.

Quant au Gouvernement des juges, expression assurément immodérée, il s’agit d’une manière de fustiger les intentions politiques qui pourraient entacher l’impartialité des juges dans le règlement de certains cas individuels. La suspicion de ce genre de dérives est évidemment concevable, mais elle ne peut pas servir d’excuse à la punition d'une infraction dûment motivée.

(1) Cf. l’article d’Olivier Pérou du 31 mars 2025 in Le Monde et intitulé “Condamnation de Marine Le Pen : Jean-Luc Mélenchon rejoint les critiques de la droite et de l’extrême droite sur la justice”.
(2) Pierre Bourdieu, “Le mystère des ministères”, in Actes de la recherche en sciences sociales, 5/2001 (n° 140), p. 7.
(3) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 8.

vendredi 28 mars 2025

Nota di lettura : Carlo Levi

Cristo si è fermato a Eboli
di Carlo Levi


Si svolge nel 1935. Siamo in un piccolo paese della Basilicata, dove i contadini, isolati dal mondo, lottano per sopravvivere. Così isolati dal mondo che non erano affatto cristiani, dominati più da una moltitudine di credenze superstiziose che dai dettami della Chiesa cattolica. È come se Cristo non fosse andato oltre Eboli, la città campana che si attraversa andando da Napoli alla Lucania.

Una compagnia teatrale siciliana mette in scena una commedia di Gabriele d’Annunzio : La fiaccola sotto il moggio. Lo spettacolo è molto seguito dai contadini. E tra i contadini c'è Carlo Levi, un torinese agli arresti domiciliari - confinato, come si diceva a l’epoca - ad Aliano (un piccolo paese arroccato sopra il Sauro, affluente dell'Agri). Carlo Levi era scrittore, medico e pittore. Ha raccontato la sua esperienza di arresti domiciliari nel libro che lo ha reso famoso, Cristo si è fermato a Eboli (1), un capolavoro da non dimenticare - almeno finché lo si legge - sulla sorte delle regioni disagiate del Sud nell’era del fascismo. Nel suo libro racconta questa rappresentazione teatrale. E questo è ciò che ha da dire al riguardo :
« Naturalmente, mi aspettavo un gran noia da questo dramma retorico, recitato da attori inesperti, e aspettavo il piacere della serata soltanto dal suo carattere di distrazione e di novità. Ma le cose andarono diversamente. Quelle donne divine, dai grandi occhi vuoti e dai gesti pieni di una passione fissata e immobile, come le statue, recitavano superbamente ; e, sul quel palco largo quattro passi, sembravano gigantesche. Tutta la retorica, il linguismo, la vuotaggine tronfia della tragedia svaniva, e rimaneva quello che avrebbe dovuto essere, e non era, l’opera di D’Annunzio, una feroce vicenda di passioni ferme, nel mondo senza tempo della terra. Per la prima volta, un lavoro del poeta abruzzese mi pareva bello, liberato da ogni estetismo. Mi accorsi subito che questa sorta di purificazione era dovuta, più ancora che alle attrici, al pubblico. I contadini partecipavano alla vicenda con interesse vivissimo. I paesi, i fiumi, i monti di cui si parlava, non erano lontani di qui. Cosí li conoscevano, erano delle terre come la loro e davano in esclamazioni di consenso sentendo quei nomi. Gli spiriti e i demonî che passano nella tragedia, e che si sentono dietro le vicende, erano gli stessi spiriti e demonî che abitano queste grotte e queste argille. Tutto diventava naturale, veniva riportato dal pubblico alla sua vera atmosfera, che è il mondo chiuso, disperato e senza espressione dei contadini. » (p. 161)

In questo estratto del libro c'è buona parte di ciò che esso rappresenta. L'incontro tra un intellettuale piemontese e i contadini di una regione così abbandonata al suo destino da ignorare inconsapevolmente tutto ciò che costituisce il resto dell'Italia, dalla sua religione alle sue più illusorie aspirazioni nazionaliste, per non parlare delle sue risorse più condivise - cibo, salute e istruzione. Ciò che i contadini scoprono in questo straniero sono, paradossalmente, ragioni per non odiare e persino per sperare negli altri. Ciò che Carlo Levi scopre nei contadini è il legame inestricabile tra miseria e detestazione, e la misura in cui questa detestazione porta con sé la sofferenza generata dalla disperazione e dalla desolazione. D'Annunzio stesso non vide la verità nella descrizione della campagna abruzzese, verità che i contadini lucani videro subito e che diede a Levi l'opportunità di vedere ciò che la commedia da sola non poteva capire.

Quella che oggi è l'attrazione turistica della regione era allora lo scenario di una completa indigenza, dove l'estate significava un doloroso lavoro improduttivo sotto un sole schiacciante e l'inverno una dolorosa attesa al freddo e al buio. E, stagione dopo stagione, una fame che i magri espedienti non riuscivano a placare.

Personalmente, sono convinto che sia indispensabile andare oltre l'emozione suscitata dal racconto di Carlo Levi, guardare al di là della miseria descritta e dell'odio dissipato, e persino prescindere dal talento letterario con cui le memorie sono raccontate. Perché la posta in gioco in questo libro è la natura umana che piega le sue inclinazioni quando le condizioni di vita riflettono una grande miseria e uno stato di abbandono. È perché Cristo non è andato oltre Eboli che la Basilicata si è trovata senza aiuto, senza speranza, senza quella forma di solidarietà, per quanto piccola, che rende le cose sopportabili e fa intravedere un po' di luce. Il Cristo in questione non è Gesù, ovviamente, ma questa società che il cristianesimo ha in parte forgiato nei secoli. Levi ad Aliano è un cristiano perso tra contadini miserabili, così distaccati dal resto d'Italia da aver dimenticato il sciovinismo. Invece di rifiutare questo ricco condannato dai fascisti, lo vede come un essere umano che può comportarsi in modo diverso, migliore, senza furia o acrimonia. Mentre in una regione meno impoverita avrebbero maledetto lo straniero, in questo paese povero era visto semplicemente come persone che non odiavano gli altri, che non entravano nel gioco infernale delle avversioni quasi rituali.

Quando Carlo Levi ha potuto lasciare il suo domicilio coatto, è emersa la sincerità :
« I contadini venivano a trovarmi et mi dicevano : — Non partire. Resta con noi. Sposa Concetta. Ti faranno podestà. Devi restar sempre con noi —. Quando si avvicinò il giorno della mia partenza, mi dissero che avrebbero bucato le gomme dell’automobile che doveva poetarmi via. — Tornerò, — dissi. Ma scuotevano il capo. — Se parti non torni più. Tu sei un cristiano buono. Resta con noi contadini —. Dovetti promettere solennemente che sarei tornato ; e lo promessi con tutta sincerità : ma non potei, finora, mantenere la promessa.
Infine mi congedai di tutti. Salutai la vedova, il becchino banditore, donna Caterina, la Giulia, don Luigino, la Parrocola, il dottor Milillo, il dottor Gibilisco, l’Arciprete, i signori, i contadini, le donne, i ragazzi, le capre, il monachicchi e gli spiriti, lasciai un quadro in ricordo al comune di Gagliano, feci caricare le mie casse, chiusi con la grossa chiave la porta di casa, diedi un ultimo sguardo ai monti di Calabria, al cimitero, al Pantano e alle argile ; e una mattina all’alba, mentre i contadini si avviavano con i loro asini ai campi, salii, con Barone in gabbia, nella macchina dell’americano, e partii. Dopo la svolta, sotto il campo sportivo, Gagliano scomparve, e non l’ho più riveduto.
 » (p. 234)

Jean-Paul Sartre ha lasciato una prefazione al libro, in cui scrive quanto segue su Carlo Levi :
« […] il segreto della suo opera risiede in un fondamentale atteggiamento cui, mancandomi altre parole, daró il nome di bontà. I buoni libri, è chiaro, non si fanno con i buoni sentimenti, ma non parlo di questo. Si tratta di una disposizione originale : si direbbe che la vita l’abbia scelto per amarsi in lui attraverso lui, in tutte le sue forme. » (p. XV)
In effetti, egli vede il libro come una sorta di inno alla vita. Ma non sono sicuro di seguirlo. È anche la vita così difficile da amare che trova spazio nell'opera di Carlo Levi, una vita che a volte non offre alcuna possibilità di scelta, se non a coloro il cui destino permette loro di meritare l'illusione.

(1) Carlo Levi, Cristo si è fermato a Eboli, Einaudi, Torino, 2014.

mardi 25 mars 2025

Note de lecture : Joseph Roth

Notre assassin
de Joseph Roth


Joseph Roth est né en 1894 en Galicie orientale, dans une région aujourd’hui ukrainienne. Ce qu’il advint durant la première moitié du XXe siècle des habitants de ce coin d’Europe explique aisément qu’ils furent amenés à se demander qui ils étaient vraiment. Lui, initialement juif et Austro-hongrois, doutait tant de son identité qu’il oscilla souvent sur bien des questions, au point de se laisser finalement attirer par le catholicisme.

Le malheur ne l’épargna pas. Il avait épousé une femme qui fut assez rapidement placée en sanatorium pour dérèglement mental (1). Il dut fuir à Paris lorsque Hitler accéda au pouvoir. Il en vint à sombrer dans l’alcoolisme.

Si je rappelle ainsi quelques éléments embryonnaires de sa biographie, c’est parce qu’ils me semblent offrir la clé permettant de comprendre le roman, Notre assassin (2), roman qu’il a publié en 1936, trois ans avant sa mort.

À Paris, dans un restaurant russe fréquenté par ceux-là qui ont fui leur terre natale, le narrateur fait la rencontre d’un certain Golubtschick. Les circonstances de la rencontre ne sont pas banales et augurent d’ailleurs de complications liées au qui est qui. Quelqu’un s’adressant à Golubtschick avait demandé, en russe : « Pourquoi notre assassin est-il si sombre aujourd’hui ? » (p. 12). Et le narrateur s’étant retourné, trahissant ainsi avoir compris la question, s’était attiré l’attention de tous. « — Vous êtes donc russe ? me demandait le patron.
Je m’apprêtais à déclarer que non quand, à ma grande stupéfaction, j’entendis l’habitué
[Golubtschick] prendre la parole à ma place, derrière mon dos :
— Ce monsieur comprend le russe, mais il est allemand. S’il a gardé le silence jusqu’à présent, c’est uniquement par discrétion.
— C’est juste, dis-je, en faisant demi-tour, merci, Monsieur.
— Il n’y a pas de quoi.
Il se levait, venait à moi.
— Mon nom est Golubtschick, Sem Semjonowitsch Golubtschick.
Nous échangeâmes une poignée de main. Le patron et les deux autres clients éclatèrent de rire.
— D’où vous viennent ces renseignements sur moi ? demandai-je.
— Ce n’est pas pour rien qu’on a fait partie de la police secrète du tsar.
J’échafaudai instantanément une histoire phénoménale : “Cet homme était un ancien agent de l’Okhrana. À Paris, il avait
descendu un espion communiste. Voilà pourquoi ces russes blancs l’avaient appelé ‘notre assassin’ d’un ton tellement inoffensif, presque avec émotion, sans en avoir l’air effarouchés. Peut-être sont-ils de mèche tous les quatre ?”
— Et comment savez-vous notre langue ? me demanda l’un des deux clients.
Ce à quoi Golubtschick rebondit une fois de plus à ma place :
— Il a fait la guerre sur le front oriental, puis a passé six mois avec la soi-disant armée d’occupation.
— C’est juste, déclarai-je.
Il poursuivit :
— Ensuite il est retourné en Russie. Non, pas en Russie, dans l’Union des républiques soviétiques, veux-je dire. Comme correspondant d’un grand journal. Il est écrivain de son métier.
Ce rapport circonstancié sur ma personne ne m’étonna pas autrement, car j’avais déjà pas mal bu, et quand je suis dans cet état, c’est à peine si je distingue l’exceptionnel du banal.
 » (pp. 13-14)

De quoi donc est faite une identité. D’ailleurs, le mot mérite-t-il d’exister ? Identité ! En 1797 : « caractère de ce qui, sous divers noms ou aspects, ne fait qu'une seule et même chose » (3). Aujourd’hui, par le biais de la psychologie : « Conscience de la persistance du moi » (3). Entre autres, bien sûr. Bizarre, non ? Quelle que soit notre constante diversité, il y aurait un moi obstiné, chronique ? Le fait est que nombreux sont ceux qui le cherchent, ou en tous cas aimeraient le discerner, l’identifier.

On pourrait caractériser une manière particulière de s’assumer qui consisterait au contraire à s’admettre divers et changeant, sans autre identité que celle que génère illusoirement la conscience de soi. Posture difficile et rare, sans doute, mais non dépourvue d’arguments ; posture ingrate aussi, tant elle suppose vaine toute reconnaissance par autrui. Elle donnerait en toute hypothèse une signification nouvelle à cette fameuse exclamation de Montaigne : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » (4) ; humains, nous le sommes tous, alors même que chaque homme exhibe des différences combien profondes.

Joseph Roth, dans son roman, n’use pas du mot identité. Mais c’est cette dimension interrogative qui parcourt l’histoire de Golubtschick. Celui-ci découvre d’abord qu’il fut conçu par un prince nommé Krapotkin, ce qui trouble sa prise de conscience de lui-même. Son parcours doit dès lors beaucoup à cette première révélation, bousculé qu’il sera par l’intention persistante de se voir reconnaître quelqu’un, du moins ce qui s’appelle quelqu’un. Et telle une mauvaise conscience prête à l’encourager dans ses ambitions les plus turpides, un certain Jenö Lakatos rôdera sans cesse alentour.

Évidemment, Golubschick-Krapotkin est aussi celui qui - finalement - se racontera, avec une verve de laquelle transpirent autant de désillusion que de résignation. Est-ce à croire que la vie vaut par le combat que l’on mène, fût-il mesquin ? La question vient à l’esprit.

(1) Elle sera assassinée après la mort de Roth dans le cadre de l’Action T4 des nazis.
(2) Joseph Roth, Notre assassin, trad. de Blanche Gidon, Christian Bourgeois, 1994. Le premier titre de l’ouvrage fut La confession d’un meurtrier.
(3) Cf. CNRTL.
(4) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 805.