Des prénotions à l’émergence
S’il fallait que, d’un mot, je donne à comprendre ce qui m’a conduit à évoquer des concepts aussi philosophiques que prénotions ou émergence, je me verrais contraint de contourner ma propre histoire - qui sait ce qu’elle fut vraiment ? - et de réduire à trois étapes le chemin par lequel j’ai l’impression d’être passé : d’abord, la politique (sous une forme passionnelle), ensuite les sciences sociales (sous le couvert d’une formation), enfin la philosophie (en autodidacte). La deuxième étape m’a très vite guéri de la première et la troisième m’a très lentement éloigné de la deuxième. Non sans conséquences.
Ma propre histoire n’est guère intéressante, mais elle offre peut-être une occasion de mesurer ce qui conduit d’une manière de penser à une autre - de passer d’une erreur à une autre, devrais-je dire - selon un parcours durant lequel l’illusion de s’y mieux prendre masque l’inanité des vains efforts consentis pour se comprendre et comprendre ce qui nous comprend. Je dois ajouter que, lorsque je me retourne sur mon passé, je m’expose évidemment à prendre pour un réel périmé des réédifications qui contentent l’état actuel de mes réflexions. De cela aussi témoigne ce que je vais dire.
Peut-être le point de départ de ce que je me propose d’évoquer réside-t-il dans la perte de la foi, laquelle m’a probablement poussé à une sorte de contre-pied systématique, tant vis-à-vis de tous ceux qui ont œuvré à l’entretenir que vis-à-vis des représentations théoriques auxquelles je l’associais. À l’âge de 14 ou 15 ans, j’avais dévoré dans une sorte de passion fiévreuse le Jean Barois de Roger Martin du Gard, écartant ce que la fin de vie du personnage pouvait laisser entendre, et je m’étais persuadé que la science opposait à la religion des arguments irréfutables. Sans en prendre clairement conscience, j’adoptai dès lors le pli d’écarter comme intempestives des notions telles que métaphysique, transcendance ou spiritualité, croyant naïvement savoir ce qu’elles voulaient dire, ce qui n’était évidemment pas le cas.
Le contre-pied impliqua l’engagement politique, ce dont mon milieu familial catholique me semblait s’abstenir ; à gauche, bien sûr, jusqu’à participer activement à cette mouvance qui déboucha ultérieurement sur mai 68. (1) Voilà ce qui m’amena à entamer des études dans ce qui s’appelait alors les sciences politiques et sociales, le versant politique m’accrochant initialement bien davantage que le versant social.
Je découvris la sociologie dans un contexte qui prêterait à rire, s’il n’illustrait parfaitement la confiance qu’un jeune issu d’un milieu modeste pouvait quelquefois éprouver à l’égard du monde universitaire. L’Institut de sociologie de l’Université de Liège se composait alors d’une équipe placée sous la direction du professeur René Clémens, une équipe qui expérimentait les réunions dites de dynamique de groupe, sortes de brainstormings prétendument inspirés de Kurt Lewin et Didier Anzieu. J’y entendais parler d’une discipline aux ambitions scientifiques, ce qui correspondait pour moi à l’immixtion de la préoccupation du vrai dans un domaine inaccoutumé à cela. J’ai toujours conservé en mémoire la leçon au cours de laquelle Clémens avait écrit au tableau cette définition de la science - « étude des relations constantes existant entre les faits » -, une définition si simple qu’elle permettait d’espérer ingénument l’élucidation du monde social. Ce dont je ne m’étais absolument pas aperçu, c’est à quel point cette équipe et son pilote partageaient des conceptions politiques colonialistes, conservatrices et catholiques, bref très à droite. (2) C’est presque impardonnable. Toujours est-il que, après les candidatures (3), avide de scientificité, je m’orientai vers les sciences sociales plutôt que vers la science politique.
Un auteur dont on parlait beaucoup à l’Institut de sociologie, c’était Émile Durkheim. Il était en quelque sorte celui à qui on devait de croire en une science sociale au vrai sens du mot. Bien sûr, je n’ai lu alors de lui que quelques extraits censés illustrer sa pensée. Mais, dans la mesure où tout dans ses prises de position me séduisait, j’ai ultérieurement exploré son œuvre, au point d’y puiser une certaine hiérarchisation des savoirs dont je suis resté longtemps prisonnier. Au-delà des ses principaux ouvrages bien connus, j’ai notamment découvert sa conception de la sociologie par le biais des recueils de Textes publiés en 1975 (4). C’est à ce moment-là que j’ai conforté mon opinion selon laquelle, si l’on excepte les sciences de la nature, la sociologie occupait au sein du savoir une place centrale. Que ce soit vis-à-vis des recherches spécialisées, en deçà de la sociologie (telles « l’ethnologie juridique » ou « l’anthropologie religieuse ») ou que ce soit vis-à-vis de la philosophie, au-delà de la sociologie, il convenait de dépasser les prénotions, lesquelles étaient regardées dans un cas comme des « notions communes, non préalablement soumises à la critique » et dominant le travail « à son insu », dans l’autre cas comme des doctrines idéologiques qui méconnaissent ce qu’elle doivent à une « vie sociale débordant de tous les côtés la conscience ». (5) Bref, encouragé par mon incrédulité face aux spiritualités comme aux opinions premières, j’ai accordé à la recherche relative aux mécanismes sociaux le bénéfice de mettre au jour les déterminations cachées qui orchestrent la vie sociale.
À l’époque, je n’ai très certainement pas accordé au concept de prénotions l’importance que, rétrospectivement, je lui donne aujourd’hui. Il m’avait quand même suffisamment marqué pour que, dans les années 80, dans le cadre du cours de sociologie que je dispensais, je consacre tout spécialement une leçon à la façon dont Durkheim en parlait (6). Il s’agissait d’insister sur le principe de non-conscience, tel que Bourdieu l’illustrait abondamment dans ses travaux. « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » disait Durkheim (7). Si ce n’est que le mot pouvait aussi désigner cet effort fait pour saisir cette part du savoir qui ne doit rien aux sens, à l’observation, à l’empirie, et que l’on parvient difficilement à négliger totalement. « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit » dit Don Juan (8) Qui en disconviendrait ?
Deux et deux font quatre : qu’est-ce donc que cela, qui parvient à être vrai sans être ? Pareille question, je la formule à présent. Ce n’est pas elle qui m’a porté à lire les philosophes. Mais c’est à tout le moins le sentiment que les sciences sociales ne résolvaient pas tout et qu’il était légitime de se poser des questions qui leur échappaient totalement. Dans les années 60, j’avais beaucoup apprécié le cours de philosophie de Philippe Devaux, axé sur son livre De Thalès à Bergson (9). Il m’avait conforté dans une sorte de positivisme naïf qui ne rechignait nullement aux prolongements moraux que, par exemple, un Bertrand Russel me semblait lui donner. Il était toujours question d’écarter les prénotions - ou disons plus simplement ce qui relevait de ce qu’il appelait le substantialisme -, mais, si lire apprend, lire inculque aussi l’hésitation et le doute. En philosophie, plus on cherche à savoir, plus on mesure qu’on ne sait pas, ce qui m’a conduit sur les rives du scepticisme.
Plus on en sait, moins aussi on maîtrise nos préférences, car celles-ci s’expriment dans un maquis de propositions de plus en plus touffu. Seul le temps permet parfois de reconnaître le caractère si souvent arbitraire des préférences. Et davantage on les démasque, davantage on incline au scepticisme, jusqu’à en faire une nouvelle préférence, pas moins arbitraire. Je regrette quelquefois de n’avoir pas bénéficié d’une formation philosophique en bonne et due forme. Si ce n’est que celle-ci m’aurait peut-être amarré - qui sait ? - au confort d’un dogmatisme dûment étayé.
Mes préférences ont été principalement distinguables par mes antipathies. D’abord sans doute une grande aversion pour toute forme d’essentialisme, de substantialisme et de spiritualisme et, du même coup, une forte défiance vis-à-vis de la métaphysique et de tout ce qui prête une quelconque réalité à des mots qui doivent tout à l’évidence, à l’intuition et à toute aperception spontanée. Ce qui ne m’empêcha sans doute pas de commettre moi-même le forfait ainsi dénoncé, sans trop m’en rendre compte. Le jugement synthétique a priori de Kant me gênait énormément, même s’il manifestait une forme pointue de rationalité. Devaux disait que la Critique de la raison pratique avait ressuscité l’essentialisme chrétien, ce qui jetait un doute sur ce que Kant disait de la raison pure. Mais c’est surtout les objections formulées à son encontre par les membres du Cercle de Vienne qui m’ont semblé convaincantes. (10)
Au moment où Sartre connaissait sa plus grande gloire, je m’en distançai rapidement. Il me paraissait paradoxal d’adhérer au marxisme et, simultanément, de s’agripper à la liberté de l’homme comme il le faisait. C’était selon moi reproduire en pire la contradiction sur laquelle reposait le marxisme, lequel prétendait inéluctable l’avénement du communisme et affirmait néanmoins nécessaire de lutter pour son éclosion. Outre quoi, la Critique de la raison dialectique m’apparaissait comme de la très mauvaise sociologie, pleine d’intuitions subjectives. Je ne m’appesantirai pas sur l’espèce de fin de non-recevoir que j’opposai à Michel Foucault. Tout dans son œuvre me semblait tant devoir au souci d’étonner et de séduire (ce dont témoignait son succès), alors que les approximations historiques sur la base desquelles il s’autorisa à disserter sur la folie à l’âge classique, l’irrationalité des opinions qu’il défendit à propos des asiles et des prisons, et surtout l’impulsion qu’il prétendit trouver chez Nietzsche et Heidegger (11) - en réalité très équivoque - l’inscrivaient selon moi dans les errements de la gauche intellectuelle française. À sa suite, je ne pus que me rebeller contre ceux que l’on classait dans cette philosophie postmoderne, tellement encline à faire le procès de la rationalité et à décupler les galimatias de la phénoménologie. Le cap moderniste que conserva quelqu’un comme Jacques Bouveresse me parut salutaire.
Reste que, en philosophie, tant de choses paraissaient si malaisées à comprendre que, toujours quelque peu obnubilé par cette passerelle que j’établissais bien maladroitement entre prénotions (12) et métaphysique, j’ai davantage lu de la philosophie et, par voie de conséquence, moins de sociologie, celle-ci s’égarant selon moi dans ce qu’on qualifia de pragmatique, là où le principe de non-conscience était aboli. Il me faut répéter que, de sociologie proprement dite, je n’en fis jamais, dès lors qu’en faire consiste en recherches et non en enseignement.
Il me faut à présent tenter de décrire ce que je pourrais appeler mon point aveugle. Aveugle, parce que la répugnance que j’éprouvais à l’égard de la métaphysique - liée à la conviction que celle-ci créait continûment du surnaturel sur le modèle du Dieu des religions - me porta à jeter un même discrédit sur toutes ces tentatives qui visent à psychologiser la philosophie, comme le faisaient la plupart des phénoménologues et des heideggeriens. Heidegger a eu beau prétendre qu’il s’était débarrassé de la métaphysique, il ne fabulait pas moins qu’elle lorsqu’il affirma que sa propre ontologie était intuitivement annoncée par Kant.
« Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature, mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. Le but que je me propose est d’élaborer ce noyau qui est le fondement positif de la Critique de la raison pure, pour la réintégrer positivement dans l’ontologie. Sur la base de mon interprétation de la dialectique comme ontologie, je crois pouvoir montrer que le problème de l’apparence dans la Logique transcendantale, qui chez Kant n’est là que négativement, du moins à ce qu’il semble au premier abord, est en réalité un problème positif et que la question qui se pose est celle-ci : l’apparence n’est-elle qu’un fait que nous constatons, ou bien le problème tout entier de la raison doit-il être compris de telle façon que l’on saisisse d’emblée comment à la nature de l’homme appartient nécessairement l’apparence. » (13)
Si je cite ce texte extrait du débat de 1929 avec Cassirer, c’est parce qu’il révèle clairement, me semble-t-il, combien - indépendamment des convictions nazies et antisémites d’Heidegger - on ne peut que s’étonner de l’emballement qu’il suscita en France, alors qu’il suggère que la raison humaine serait inféodée à l’apparence. À l’inverse des sceptiques, il ne fait pas de l’apparence un obstacle auquel la raison est partiellement ou totalement confrontée ; il la désigne comme appartenant à la nature de l’homme. Qu’il faille étudier le phénomène en ce qu’il n’est qu’une apparence, loin de moi l’idée de le contester. C’était le projet initial de Husserl. Mais on s’égare vite, selon moi, lorsque, sur la seule apparence, on bâtit des billevesées sans plus aucune accroche empirique de quelque nature qu’elle soit, des billevesées qui ne servent qu’à alimenter des acrobaties intellectuelles dont on chercherait en vain ce qu’elles nous apprennent.
Peu avant la pandémie de Covid, j’avais lu le livre de Claudine Tiercelin Le ciment des choses (14). Il s’agit d’un ouvrage difficile, raisonnant quelquefois au-delà de mes propres capacités de compréhension. Il m’avait néanmoins troublé par la perspective qu’il ouvrait, dans le sillage de l’œuvre de Charles Peirce, sur la possibilité d’une métaphysique réaliste. Cela m’avait même amené à relire des pages de Descartes et de Kant, dans l’espoir d’explorer de nouvelles incertitudes. Si l’incertitude est sans nul doute le meilleur ferment de la réflexion, elle réclame de surveiller une forme d’expression empreinte de conviction à laquelle elle incite par contrecoup. C’est de cette perplexité dont témoigne ma note du 17 novembre 2020 relative à l’objet et au sujet.
Il m’est ainsi progressivement apparu que la métaphysique pouvait quelquefois participer à connaître les choses. S’il n’y a rien derrière le réel, celui-ci peut néanmoins réclamer d’être abordé grâce à des productions de la pensée étrangères à l’expérience. Après tout : « Personne n’a jamais vu une cause. C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (15) Voilà qui me conduisit récemment à adoucir mon attitude envers la métaphysique et aussi envers la phénoménologie, même si ce fut souvent pour admettre que j’utilisais sans m’en rendre compte des concepts qui leur devait quelque chose. J’avais depuis longtemps approuvé l’approche de la science qui était celle de Karl Popper, moins en ce qui concerne son critère de falsifiabilité qu’en ce qui regarde le caractère perpétuellement hypothétique des savoirs scientifiques. Puis, j’ai découvert grâce à la réimpression en 2022 de La connaissance objective (16) ce qu’il appelle le troisième monde - le monde des intelligibles - et la façon dont il en affirme l’objectivité (17). Sans vouloir revenir sur la question de la réalité des nombres et des propositions mathématiques (dont je continue personnellement d’ignorer la nature), je trouve très intéressante cette distinction qu’il opère au sein de ce qui n’appartient pas au monde physique entre les états mentaux et les intelligibles, ces derniers trouvant selon lui leur objectivité dans leur conformité à la logique. C’est en tout cas une théorie qui prête à la réflexion.
Or, tandis que je m’interrogeais plus que jamais sur la validité des jugements synthétiques a priori, il me vint des doutes à propos de certains développement de la philosophie matérialiste. Celle-ci est bien moins connue et bien moins célébrée que la philosophie spiritualiste. Elle ne fait pas moins l’objet de développements complexes, d’autant qu’elle touche à la philosophie de la science, avec laquelle elle partage un même objet. Un des débats les plus âpres au sein de cette branche de la philosophie porte sur ce qu’on appelle l’émergentisme (18), lequel offre une configuration présentant des similitudes avec le problème de la réalité métaphysique.
Selon un physicalisme pur et dur, toute réalité se réduit en principe aux éléments qui la constitue : la vie n’est faite que d’éléments matériels spécifiquement disposés ; la pensée n’est faite que de mouvements somatiques affectant des éléments du cerveau. Mais la vie et la pensée manifestent des propriétés qui ne sont pas réductibles sans doute possible à leurs éléments constitutifs, de telle sorte qu’il conviendrait d’admettre l’émergence de propriétés totalement nouvelles. Toute la problématique réside donc dans la question de savoir si l’émergence signifie l’apparition d’une réalité qui devrait quelque chose à un ou des éléments d’une nature non matérielle ou bien plutôt à l’ignorance d’un mécanisme qui relie les deux niveaux de réalité. Il y a là un coin dans lequel Dieu ne manquera pas de s’insinuer, ne serait-ce que le Dieu de Spinoza.
Qu’ajouter à ce mauvais pitch, qui bouscule sans nul doute un temps perdu qu’aucune recherche ne peut rendre pleinement accessible ? Il s’y trouve certainement bien davantage de sincérité dans l’envie décelable que ce se soit passé de la sorte que dans quelque fidélité que ce soit aux faits révolus. Après tout, nous ne sommes que ce que nous sommes voués à être, y compris dans nos variations successives. Comme le remarquait Montaigne :
« […] nous avons beau dire, la coustume et l’usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m’y conviay pas proprement, on m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangères. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : tant l’humaine posture est vaine. » (19)
(1) D’emblée, je fus très anticommuniste, attiré plutôt par les espérances anarchistes de l’époque.
(2) Sur la personnalité de René Clémens, cf. le billet écrit en 2014 par l’historien Vincent Genin sur le site de l’Académie royale des sciences d’outre-mer.
(3) En Belgique, avant la mise en application du Processus de Bologne, ce qui est aujourd’hui’ dénommé bachalauréat était appelé candidatures et ce qui est dénommé master était appelé licence.
(4) Émile Durkheim, Textes, 3 volumes, présentés par Victor Karady, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1975.
(5) Même si je n’ai pas le souvenir de m’être arrêté particulièrement à ces textes (l’un présenté en 1904 à la Sociological Society de Londres, l’autre inséré dans le n° 10 de L’année sociologique), cf. par exemple “De la relation de la sociologie avec les sciences sociales et la philosophie” et “Ethnologie juridique et méthode sociologique” in Émile Durkheim, Textes I, pp. 166-169 et 258-260.
(6) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 1981, pp. 31 et ss., ainsi que les commentaires qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron in Le métier de sociologue troisième éd. [1968], Mouton, La Haye, 1980, pp. 27-29 et 124-129.
(7) Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 60.
(8) Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 1. On trouve dans La peste de Camus et dans 1984 d’Orwell l’idée que deux plus deux font quatre peut s’inscrire dans la lutte contre la tyrannie.
(9) Philippe Devaux, De Thalès à Bergson. Introduction à la philosophie européenne [1947], Sciences et lettres, Liège, 1955.
(10) « […] c’est dans le refus de la possibilité d’une connaissance synthétique a priori que réside la thèse fondamentale de l’empirisme moderne » (Antonia Soulez (dir.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, p. 118.)
(11) Sur la filiation à Heidegger, cf. Michel Foucault, Dits et écrits. 1954-1988 tome IV, Gallimard, 1994, texte n° 362.
(12) On retrouve bien sûr le concept en philosophie, comme par exemple pour traduire la prolèpsis chez Épicure ou pour désigner ce qui inspire la recherche avant toute recherche chez Francis Bacon (cf. Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], trad. de Michèle Le Doeuff, Gallimard, Tel, 1991).
(13) Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, trad. de Pierre Aubenque, Beauchesne, 1972, p. 29.
(14) Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éditions d’Ithaque, 2011.
(15) Le 18 septembre 2017, dans une note relative au livre qu’il a intitulé Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, j’ai reproché à Lucien François d’user de ces phrases au motif qu’il ne convenait pas de battre en brèche tous les concepts abstraits. J’avais tort, dans la mesure où il ne s’agissait pas seulement d’un concept abstrait, mais bien également d’une irréalité utile à la structuration du réel, ce qu’exprimait parfaitement les mots qu’il employa.
(16) Karl Popper, La connaissance objective, trad. de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, Champs, 1998.
(17) Ibid., pp. 245-293.
(18) Sur la question peu connue de l’émergentisme, cf. par exemple Jaegwon Kim, “L’émergence, les modèles de réduction et le mental”, Philosophiques, 27(1), 11–26. doi:10.7202/004937ar ; traduit et reproduit par Le matérialisme contemporain, volume 27, n° 1, printemps 2000 ; lisible sur le site érudit.org.
(19) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 852.
dimanche 24 août 2025
samedi 9 août 2025
Note de lecture : Lucrèce
De la nature
de Lucrèce
Dans ma jeunesse, j’avais lu le De natura rerum de Lucrèce et j’en avais gardé l’idée qu’il démontrait l’impertinence des croyances idéalistes. C’était à une époque où certains accordaient encore du crédit à la prétendue summa divisio partageant la philosophie en deux camps irrémédiablement inconciliables : l’idéalisme et le matérialisme. Bien des marxistes ânonnaient les arguments expéditifs dont usait Georges Politzer pour jeter l’anathème sur le camp d’en face. (1) Brouillé avec le catholicisme de mon enfance, je n’étais pas sourd à cette doctrine sommaire donnant raison à ceux qui combattaient ceux-là qui, à mes yeux, avaient tort. J’ai vite compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Pourtant, j’ai conservé une sorte d’affection pour Lucrèce, comme si les temps qu’il connut le plaçait hors d’atteinte des impérities de Politzer. Ainsi, alors que je lisais Les dieux ont soif d’Anatole France, ma sympathie alla spontanément au personnage du citoyen Brotteaux, principalement parce qu’« il gardait une âme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portait constamment dans la poche béante de sa redingote puce. » (2)
Je viens de relire le livre que j’ai lu jadis : De la nature de Lucrèce, dans la version qu’en donna Henri Clouard. (3) Il existe des traductions plus récentes et probablement meilleures à bien des égards, mais je voulais me confronter à ce que j’avais lu, sans doute un peu avant mes vingt ans. Les souvenirs de ma première lecture étaient très vagues, très imprécis, et probablement inconsciemment empreints d’éléments reconstruits à partir de ce que j’ai glané sur Lucrèce au fil du temps. Reste que je ne crois guère me tromper en disant que cette première lecture m’avait conduit à prendre en compte des réponses à des questions que je me posais alors, tandis que ma nouvelle lecture m’a amené à formuler des questions qu’à l’époque je ne me posais pas. C’est là ce qu’il me paraît utile d’explorer un peu.
Une des principales questions surgie de ma toute récente lecture, c’est la part qu’il conviendrait d’accorder à ce qui est spécifiquement philosophique et à ce qui est à proprement parler scientifique dans le propos de Lucrèce. Évidemment, les deux domaines ont été circonscrits de façon changeante au fil des époques et ont même été indistinctement confondus pendant longtemps. Il reste néanmoins utile de se poser cette question à propos de Lucrèce, dès lors que l’on admet aujourd’hui que la philosophie a peu progressé, sinon en redéfinissant sans cesse son propre objet, tandis que la science, d’approximations en approximations, a continûment réduit - même si c’est dans d’infimes proportions - le champ de ce qui est ignoré. Pour le dire autrement - et pour autant qu’il soit légitime de séparer ce qui est philosophique et ce qui est scientifique chez Lucrèce -, il me semble que la part philosophique de l’œuvre reste encore ouverte à la discussion dans ses moindres détails, alors que la part scientifique - sauf à être prise pour une anticipation géniale de découvertes ultérieures (ce que je me garderai bien de faire) - ne peut être jugée qu’au regard du contexte cognitif dans lequel elle a été exposée.
Prenons un exemple d’une allégation qui peut - du point de vue de ce que cela peut signifier pour nous - être considérée en première approche de nature scientifique : les simulacres, tels qu’ils sont explicités dans le Livre quatrième. Cette notion de simulacre vise à expliquer matériellement l’origine des sensations et des idées.
« Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. » (p. 120)
Pour les sensations, on comprend l’argument. Que ce soit pour la vision, pour l’audition, pour le goût, pour l’odorat, on imagine aisément la trame conçue. Pour les idées, le schéma nous semble plus étrange, sans doute parce que notre conception des choses, aussi éloignée soit-elle des connaissances actuelles les mieux affermies, nous forcent à attribuer à la genèse des idées des sources très différentes, fût-ce dans le cadre d’une approche purement matérialiste. Fournir aux idées une assise uniquement empirique nous paraît aujourd’hui bien malaisé. Cette difficulté nous renseigne autant sur l’environnement cognitif actuel que sur celui que connut Lucrèce. Et elle nous contraint à nous interroger, une fois de plus, sur ce que signifie cette frontière de nos jours si peu perméable entre la philosophie et la science.
L’envie me prend ici de citer un mot de Bertrand Russel.
« Quand l’observateur semble, à ses propres yeux, occupé à observer une pierre, en réalité, s’il faut en croire la physique, cet observateur est en train d’observer les effets de la pierre sur lui-même. Ainsi, la science paraît être en guerre avec elle-même […] Le réalisme naïf conduit à la physique et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est faux. Par conséquent, le réalisme naïf, s’il est vrai, est faux ; par conséquent, il est faux. » (4)
Il y aurait là de quoi diluer cette séparation apparemment si commode entre physique et métaphysique, ne serait-ce que lorsque cette dernière se borne à désigner des concepts opératoires qui, par exemple, ressortent de la logique. C’est peut-être ce que les erreurs expérimentales de Lucrèce parviennent à nous apprendre, mieux que ne le feraient les membres du Cercle de Vienne.
Prenons un autre exemple : la question de la mort, telle qu’elle est traitée dans le Livre troisième. D’une lecture rapide de Lucrèce, on peut nourrir l’impression que, à propos de la mort, il assoit sa sagesse sur de simples constats empiriques. Il s’applique d’abord à nous révéler la vraie nature du cadavre, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’identifie en rien à celui dont il constitue les restes. Ensuite, il nous précise que, selon la même appréhension des choses, la mort d’autrui ne devrait donc en rien nous désoler, sinon au regard de la perte que nous subissons. Comme le disait Épicure :
« Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. » (5)
Mais le sujet principal de ce Livre troisième, ce n’est pas la mort ; c’est l’âme. Une âme certes assez différente de ce que les religions monothéistes nous en ont dit. Pour Lucrèce, l’esprit se trouve dans la poitrine et l’âme, sous forme diffuse, dans tout le corps. Si cette âme disparaît lorsque la vie se retire du corps, elle joue un rôle médiateur entre l’esprit et le monde tel que capté par les sensations. Ainsi, la façon dont Lucrèce s’exprime jette peut-être un doute sur l’autonomie du moi.
« Maintenant, d’où recevons-nous la faculté de faire des pas à notre volonté et d’effectuer tous les mouvements qu’il nous plaît ? Quelle force peut développer la masse énorme de notre corps ? […] Souviens-toi de ce que j’ai dit antérieurement : les simulacres de mouvement viennent nous frapper l’esprit. De là naît une volonté ; car on ne commence à agir que lorsque l’esprit a fixé un but et ce but n’apparaît que lorsque l’image de l’acte se présente. Quand donc l’esprit éprouve l’intention d’un mouvement de marche, il heurte aussitôt la substance de l’âme éparse dans tout le corps à travers membres et organes : rien de plus aisé, grâce à l’union intime des deux substances. L’âme à son tour heurte le corps et toute la masse ainsi gagnée par degrés se met en mouvement. » (p. 140)
Encore peut-on comprendre différemment ce qu’il entend par volonté lorsqu’on s’en rapporte à ce qu’il dit dans le Livre deuxième.
« Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d’une premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l’infini; d’où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d’où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ? […] Il faut que de tout le corps s’anime la masse de la matière, qui, impétueusement portée dans tout l’organisme, s’unisse au désir et en suive l’élan. Tu le vois donc, c’est dans le cœur que le mouvement a son principe ; c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord, pour se communiquer de là à tout l’ensemble du corps et des membres. » (p. 59)
On pourrait presque croire qu’il s’attache surtout à expliquer pourquoi le corps suit l’esprit, bien davantage qu’à rechercher d’où vient ce que l’esprit semble décider. Il conviendrait sans nul doute de consulter d’autres traductions pour asseoir une opinion à ce sujet. Je m’en dispense pour l’instant, parce que je me borne pour l’instant à inventorier les questions, non les réponses.
Ne concluons pas trop vite sur le sens qu’il convient d’attribuer à cette manière d’expliquer les rôles des simulacres, de l’esprit, de l’âme et de la volonté. D’autant que - je vais y revenir - l’exposé se veut poétique. Ce qui transparaît particulièrement bien dans ce passage :
« L’adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dès que la semence créatrice a mûri dans son organisme, voit s’avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs ; cette apparition sollicite les parties gonflées de liquide générateur ; et soudain, dans l’illusion de consommer l’acte, il répand un flot qui souille sa tunique.
Elle est sollicitée, cette semence, dès que l’adolescence met en nous sa première vigueur. Et comme il existe pour chaque être une cause particulière d’émotion, l’influence de l’être humain est seule à émouvoir dans l’être humain la semence humaine. Or celle-ci, sortie de ses retraites, traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l’organe de la reproduction, lequel s’irrite, se gonfle ; et alors la volonté surgit de répandre la semence là où tend la violence du désir ; ainsi la passion vise l’objet qui a fait la blessure d’amour. Car c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang. » (p. 144)
Oserais-je le dire ? voilà qui invalide en quelque sorte l’idée de distinguer encore philosophie et science dans une approche des choses qui a à tout le moins le mérite de chercher à dire le réel. Rien donc qui incite à user de nos manières actuelles de penser, ni à juger les manières de penser d’alors ; plutôt à se poser des questions que l’ignorance des écrits d’antan nous aurait fait méconnaître ou mépriser.
Restent bien évidemment d’autres questions qui ont été souvent débattues. De toutes, il me semble que le plus instructif réside dans ce refus de regarder le monde comme l’accomplissement de quelque projet que ce soit.
« Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. Car si la crainte tient enchaînés tous les mortels, c’est que sur la terre et dans le ciel leur apparaissent des phénomènes dont ils ne peuvent aucunement apercevoir les causes, et qu’il attribuent à une action des dieux. Quand nous aurons vu que rien ne se fait de rien, alors ce que nous cherchons se découvrira plus aisément ; nous saurons de quoi chaque chose peut recevoir l’être et comment toutes choses se forment, sans intervention des dieux. » (pp. 22-23)
C’est une question, pas une réponse. Mais une question qui désigne toutes les réponses inadéquates. Et pas seulement celles qui supposent l’intervention des dieux. Toutes celles aussi qui donnent aux choses un sens susceptible de satisfaire le désir qui est nôtre de voir notre existence se justifier. Le monde n’est pas seulement indéchiffrable, il est ce qu’il est dans son insignifiance, dans son incohérence et dans son amoralité première. Même la nature - telle que Lucrèce en parle - ne mérite ni notre confiance, ni notre admiration. Elle n’est que ce qu’elle est, avec ses beautés et ses prodiges apparents, mais aussi avec ce que nous jugeons facilement ses brutalités, ses cruautés, ses scélératesses. (6) Accepter qu’elle soit cela - rien que cela - définit une philosophie qui attend fort peu de la science.
Alors, pourquoi ce choix de présenter l’épicurisme sous la forme d’un long poème. L’histoire de la culture occidentale nous pousse à considérer la poésie bien davantage au service du spiritualisme, du sentimentalisme ou du libre arbitre qu’au service d’une conception matérialiste, laquelle s’accommoderait mieux du prosaïsme. C’est là une tendance dont il faut cependant se déprendre, et Lucrèce nous en donne l’occasion. Car il explique les raisons qui l’ont conduit à choisir la forme poétique.
« J’aime puiser aux sources vierges, j’aime cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique dont les Muses n’ont pas encore ombragé le front d’aucun poète. C’est que, tout d’abord, grandes sont les leçons que je donne : je travaille à dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition. C’est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N’est-ce pas une méthode légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l’absinthe amère, commencent par dorer d’un miel blond et sucré les bords de la coupe : ainsi, le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l’amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd’hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l’a point pratiquée et que le vulgaire recule d’horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi dire, l’imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te faire pénétrer tous les secrets de la nature et jusqu’aux lois selon lesquelles la nature est formée. » (pp. 42-43)
Souci d’efficacité donc, à une époque où la prosodie s’apprend par cœur et se récite, voire se chante. Efficacité toute relative cependant, car la doctrine de Lucrèce, qui prétendit expliciter celle d’Épicure dont on sait bien peu, ne s’imposa guère, même si on continue aujourd’hui d’en parler.
Les traces historiques que constituent les auteurs du passé ne devraient jamais être regardées comme des occasions de conforter les idées actuelles. Elles devraient au contraire être consultées dans le but d’apprendre ce que ces idées actuelles peuvent avoir de subjectif, de conditionné, d’éphémère. Elles devraient nous aider à nous déprendre d’une conception des choses dans laquelle le présent nous enferme, avec ce sentiment illusoire qu’elle représente un aboutissement.
(1) Cf. Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, 1946.
(2) Anatole France, “Les dieux ont soif” in Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 439.
(3) Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes par Henri Clouard, GF Flammarion, 1964. Henri Clouard était maurassien, membre de l’Action française, ce que j’ignorais bien évidemment à l’époque.
(4) Bertrand Russell, Signification et Vérité, trad. de Philippe Devaux, Flammarion, 1990, p. 24.
(5) Épicure, “Lettre à Ménécée” in Lettres, maximes, sentences, trad. de Jean-François Balaudé, Librairie Générale française, Le Livre de Poche, 1994, p. 193.
(6) Je pense ici à ces mots si pertinents de Michel del Castillo : « Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (Mamita, Fayard, 2010, pp. 263-264)
de Lucrèce
Dans ma jeunesse, j’avais lu le De natura rerum de Lucrèce et j’en avais gardé l’idée qu’il démontrait l’impertinence des croyances idéalistes. C’était à une époque où certains accordaient encore du crédit à la prétendue summa divisio partageant la philosophie en deux camps irrémédiablement inconciliables : l’idéalisme et le matérialisme. Bien des marxistes ânonnaient les arguments expéditifs dont usait Georges Politzer pour jeter l’anathème sur le camp d’en face. (1) Brouillé avec le catholicisme de mon enfance, je n’étais pas sourd à cette doctrine sommaire donnant raison à ceux qui combattaient ceux-là qui, à mes yeux, avaient tort. J’ai vite compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Pourtant, j’ai conservé une sorte d’affection pour Lucrèce, comme si les temps qu’il connut le plaçait hors d’atteinte des impérities de Politzer. Ainsi, alors que je lisais Les dieux ont soif d’Anatole France, ma sympathie alla spontanément au personnage du citoyen Brotteaux, principalement parce qu’« il gardait une âme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portait constamment dans la poche béante de sa redingote puce. » (2)
Je viens de relire le livre que j’ai lu jadis : De la nature de Lucrèce, dans la version qu’en donna Henri Clouard. (3) Il existe des traductions plus récentes et probablement meilleures à bien des égards, mais je voulais me confronter à ce que j’avais lu, sans doute un peu avant mes vingt ans. Les souvenirs de ma première lecture étaient très vagues, très imprécis, et probablement inconsciemment empreints d’éléments reconstruits à partir de ce que j’ai glané sur Lucrèce au fil du temps. Reste que je ne crois guère me tromper en disant que cette première lecture m’avait conduit à prendre en compte des réponses à des questions que je me posais alors, tandis que ma nouvelle lecture m’a amené à formuler des questions qu’à l’époque je ne me posais pas. C’est là ce qu’il me paraît utile d’explorer un peu.
Une des principales questions surgie de ma toute récente lecture, c’est la part qu’il conviendrait d’accorder à ce qui est spécifiquement philosophique et à ce qui est à proprement parler scientifique dans le propos de Lucrèce. Évidemment, les deux domaines ont été circonscrits de façon changeante au fil des époques et ont même été indistinctement confondus pendant longtemps. Il reste néanmoins utile de se poser cette question à propos de Lucrèce, dès lors que l’on admet aujourd’hui que la philosophie a peu progressé, sinon en redéfinissant sans cesse son propre objet, tandis que la science, d’approximations en approximations, a continûment réduit - même si c’est dans d’infimes proportions - le champ de ce qui est ignoré. Pour le dire autrement - et pour autant qu’il soit légitime de séparer ce qui est philosophique et ce qui est scientifique chez Lucrèce -, il me semble que la part philosophique de l’œuvre reste encore ouverte à la discussion dans ses moindres détails, alors que la part scientifique - sauf à être prise pour une anticipation géniale de découvertes ultérieures (ce que je me garderai bien de faire) - ne peut être jugée qu’au regard du contexte cognitif dans lequel elle a été exposée.
Prenons un exemple d’une allégation qui peut - du point de vue de ce que cela peut signifier pour nous - être considérée en première approche de nature scientifique : les simulacres, tels qu’ils sont explicités dans le Livre quatrième. Cette notion de simulacre vise à expliquer matériellement l’origine des sensations et des idées.
« Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. » (p. 120)
Pour les sensations, on comprend l’argument. Que ce soit pour la vision, pour l’audition, pour le goût, pour l’odorat, on imagine aisément la trame conçue. Pour les idées, le schéma nous semble plus étrange, sans doute parce que notre conception des choses, aussi éloignée soit-elle des connaissances actuelles les mieux affermies, nous forcent à attribuer à la genèse des idées des sources très différentes, fût-ce dans le cadre d’une approche purement matérialiste. Fournir aux idées une assise uniquement empirique nous paraît aujourd’hui bien malaisé. Cette difficulté nous renseigne autant sur l’environnement cognitif actuel que sur celui que connut Lucrèce. Et elle nous contraint à nous interroger, une fois de plus, sur ce que signifie cette frontière de nos jours si peu perméable entre la philosophie et la science.
L’envie me prend ici de citer un mot de Bertrand Russel.
« Quand l’observateur semble, à ses propres yeux, occupé à observer une pierre, en réalité, s’il faut en croire la physique, cet observateur est en train d’observer les effets de la pierre sur lui-même. Ainsi, la science paraît être en guerre avec elle-même […] Le réalisme naïf conduit à la physique et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est faux. Par conséquent, le réalisme naïf, s’il est vrai, est faux ; par conséquent, il est faux. » (4)
Il y aurait là de quoi diluer cette séparation apparemment si commode entre physique et métaphysique, ne serait-ce que lorsque cette dernière se borne à désigner des concepts opératoires qui, par exemple, ressortent de la logique. C’est peut-être ce que les erreurs expérimentales de Lucrèce parviennent à nous apprendre, mieux que ne le feraient les membres du Cercle de Vienne.
Prenons un autre exemple : la question de la mort, telle qu’elle est traitée dans le Livre troisième. D’une lecture rapide de Lucrèce, on peut nourrir l’impression que, à propos de la mort, il assoit sa sagesse sur de simples constats empiriques. Il s’applique d’abord à nous révéler la vraie nature du cadavre, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’identifie en rien à celui dont il constitue les restes. Ensuite, il nous précise que, selon la même appréhension des choses, la mort d’autrui ne devrait donc en rien nous désoler, sinon au regard de la perte que nous subissons. Comme le disait Épicure :
« Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. » (5)
Mais le sujet principal de ce Livre troisième, ce n’est pas la mort ; c’est l’âme. Une âme certes assez différente de ce que les religions monothéistes nous en ont dit. Pour Lucrèce, l’esprit se trouve dans la poitrine et l’âme, sous forme diffuse, dans tout le corps. Si cette âme disparaît lorsque la vie se retire du corps, elle joue un rôle médiateur entre l’esprit et le monde tel que capté par les sensations. Ainsi, la façon dont Lucrèce s’exprime jette peut-être un doute sur l’autonomie du moi.
« Maintenant, d’où recevons-nous la faculté de faire des pas à notre volonté et d’effectuer tous les mouvements qu’il nous plaît ? Quelle force peut développer la masse énorme de notre corps ? […] Souviens-toi de ce que j’ai dit antérieurement : les simulacres de mouvement viennent nous frapper l’esprit. De là naît une volonté ; car on ne commence à agir que lorsque l’esprit a fixé un but et ce but n’apparaît que lorsque l’image de l’acte se présente. Quand donc l’esprit éprouve l’intention d’un mouvement de marche, il heurte aussitôt la substance de l’âme éparse dans tout le corps à travers membres et organes : rien de plus aisé, grâce à l’union intime des deux substances. L’âme à son tour heurte le corps et toute la masse ainsi gagnée par degrés se met en mouvement. » (p. 140)
Encore peut-on comprendre différemment ce qu’il entend par volonté lorsqu’on s’en rapporte à ce qu’il dit dans le Livre deuxième.
« Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d’une premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l’infini; d’où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d’où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ? […] Il faut que de tout le corps s’anime la masse de la matière, qui, impétueusement portée dans tout l’organisme, s’unisse au désir et en suive l’élan. Tu le vois donc, c’est dans le cœur que le mouvement a son principe ; c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord, pour se communiquer de là à tout l’ensemble du corps et des membres. » (p. 59)
On pourrait presque croire qu’il s’attache surtout à expliquer pourquoi le corps suit l’esprit, bien davantage qu’à rechercher d’où vient ce que l’esprit semble décider. Il conviendrait sans nul doute de consulter d’autres traductions pour asseoir une opinion à ce sujet. Je m’en dispense pour l’instant, parce que je me borne pour l’instant à inventorier les questions, non les réponses.
Ne concluons pas trop vite sur le sens qu’il convient d’attribuer à cette manière d’expliquer les rôles des simulacres, de l’esprit, de l’âme et de la volonté. D’autant que - je vais y revenir - l’exposé se veut poétique. Ce qui transparaît particulièrement bien dans ce passage :
« L’adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dès que la semence créatrice a mûri dans son organisme, voit s’avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs ; cette apparition sollicite les parties gonflées de liquide générateur ; et soudain, dans l’illusion de consommer l’acte, il répand un flot qui souille sa tunique.
Elle est sollicitée, cette semence, dès que l’adolescence met en nous sa première vigueur. Et comme il existe pour chaque être une cause particulière d’émotion, l’influence de l’être humain est seule à émouvoir dans l’être humain la semence humaine. Or celle-ci, sortie de ses retraites, traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l’organe de la reproduction, lequel s’irrite, se gonfle ; et alors la volonté surgit de répandre la semence là où tend la violence du désir ; ainsi la passion vise l’objet qui a fait la blessure d’amour. Car c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang. » (p. 144)
Oserais-je le dire ? voilà qui invalide en quelque sorte l’idée de distinguer encore philosophie et science dans une approche des choses qui a à tout le moins le mérite de chercher à dire le réel. Rien donc qui incite à user de nos manières actuelles de penser, ni à juger les manières de penser d’alors ; plutôt à se poser des questions que l’ignorance des écrits d’antan nous aurait fait méconnaître ou mépriser.
Restent bien évidemment d’autres questions qui ont été souvent débattues. De toutes, il me semble que le plus instructif réside dans ce refus de regarder le monde comme l’accomplissement de quelque projet que ce soit.
« Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. Car si la crainte tient enchaînés tous les mortels, c’est que sur la terre et dans le ciel leur apparaissent des phénomènes dont ils ne peuvent aucunement apercevoir les causes, et qu’il attribuent à une action des dieux. Quand nous aurons vu que rien ne se fait de rien, alors ce que nous cherchons se découvrira plus aisément ; nous saurons de quoi chaque chose peut recevoir l’être et comment toutes choses se forment, sans intervention des dieux. » (pp. 22-23)
C’est une question, pas une réponse. Mais une question qui désigne toutes les réponses inadéquates. Et pas seulement celles qui supposent l’intervention des dieux. Toutes celles aussi qui donnent aux choses un sens susceptible de satisfaire le désir qui est nôtre de voir notre existence se justifier. Le monde n’est pas seulement indéchiffrable, il est ce qu’il est dans son insignifiance, dans son incohérence et dans son amoralité première. Même la nature - telle que Lucrèce en parle - ne mérite ni notre confiance, ni notre admiration. Elle n’est que ce qu’elle est, avec ses beautés et ses prodiges apparents, mais aussi avec ce que nous jugeons facilement ses brutalités, ses cruautés, ses scélératesses. (6) Accepter qu’elle soit cela - rien que cela - définit une philosophie qui attend fort peu de la science.
Alors, pourquoi ce choix de présenter l’épicurisme sous la forme d’un long poème. L’histoire de la culture occidentale nous pousse à considérer la poésie bien davantage au service du spiritualisme, du sentimentalisme ou du libre arbitre qu’au service d’une conception matérialiste, laquelle s’accommoderait mieux du prosaïsme. C’est là une tendance dont il faut cependant se déprendre, et Lucrèce nous en donne l’occasion. Car il explique les raisons qui l’ont conduit à choisir la forme poétique.
« J’aime puiser aux sources vierges, j’aime cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique dont les Muses n’ont pas encore ombragé le front d’aucun poète. C’est que, tout d’abord, grandes sont les leçons que je donne : je travaille à dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition. C’est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N’est-ce pas une méthode légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l’absinthe amère, commencent par dorer d’un miel blond et sucré les bords de la coupe : ainsi, le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l’amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd’hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l’a point pratiquée et que le vulgaire recule d’horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi dire, l’imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te faire pénétrer tous les secrets de la nature et jusqu’aux lois selon lesquelles la nature est formée. » (pp. 42-43)
Souci d’efficacité donc, à une époque où la prosodie s’apprend par cœur et se récite, voire se chante. Efficacité toute relative cependant, car la doctrine de Lucrèce, qui prétendit expliciter celle d’Épicure dont on sait bien peu, ne s’imposa guère, même si on continue aujourd’hui d’en parler.
Les traces historiques que constituent les auteurs du passé ne devraient jamais être regardées comme des occasions de conforter les idées actuelles. Elles devraient au contraire être consultées dans le but d’apprendre ce que ces idées actuelles peuvent avoir de subjectif, de conditionné, d’éphémère. Elles devraient nous aider à nous déprendre d’une conception des choses dans laquelle le présent nous enferme, avec ce sentiment illusoire qu’elle représente un aboutissement.
(1) Cf. Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, 1946.
(2) Anatole France, “Les dieux ont soif” in Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 439.
(3) Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes par Henri Clouard, GF Flammarion, 1964. Henri Clouard était maurassien, membre de l’Action française, ce que j’ignorais bien évidemment à l’époque.
(4) Bertrand Russell, Signification et Vérité, trad. de Philippe Devaux, Flammarion, 1990, p. 24.
(5) Épicure, “Lettre à Ménécée” in Lettres, maximes, sentences, trad. de Jean-François Balaudé, Librairie Générale française, Le Livre de Poche, 1994, p. 193.
(6) Je pense ici à ces mots si pertinents de Michel del Castillo : « Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (Mamita, Fayard, 2010, pp. 263-264)
dimanche 20 juillet 2025
Note de lecture : Jacques Derrida
Force de loi
de Jacques Derrida
(codicille)
Dans ma note du 3 juillet dernier, j’ai oublié de manifester ce que m’inspire le peu que Derrida dit du droit, sinon qu’il est déconstructible. La justice le mobilise beaucoup, parce qu’elle témoigne de la déconstruction en raison même du fait qu’elle n’est pas déconstructible. Ce qui est déconstructible est commun, contingent, éphémère, alors que la justice - toute inatteignable et indéfinissable qu’elle soit - intrigue et suscite les meilleures questions par son mystère et par l’occasion qu’elle offre de l’« expérience de l’impossible » (p. 35).
Pourtant, le livre a pris comme titre Force de loi (1). Il annonce ainsi le droit - pas la justice - et place immédiatement le droit dans la sphère de la force, fort près de la violence. Si la question du droit mérite si peu d’être dissimulée derrière le grand thème de la justice, alors il s’impose peut-être - contrairement à l’esquive opérée dans ma note du 3 juillet - de commenter cette deuxième partie du livre intitulée “Prénom de Benjamin” et, surtout, la Critique de la violence (2), ce texte de Walter Benjamin auquel cette deuxième partie est consacrée.
Au risque de paraître négliger bien des considérations émises par Derrida à propos du texte de Benjamin, je voudrais me borner à relever que - une nouvelle fois - il accorde toute son attention à la question de la justice. Et il n’hésite pas, pour ce faire, à renvoyer à un autre texte de Benjamin, à savoir Sur le langage en général et sur le langage humain (3). Je cite :
« […] Benjamin veut donc penser ici une finalité, une justice des fins qui ne soit plus liée à la possibilité du droit, en tout cas à ce qu’on conçoit toujours comme universalisable. L’universalisation du droit est sa possibilité même, elle est analytiquement inscrite dans le concept de justice (Gerechttigkeit). Mais ce qu’on ne comprend pas alors, c’est que cette universalité est en contradiction avec Dieu lui-même, à savoir avec celui qui décide de la légitimité des moyens et de la justice des fins au-dessus de la raison et même au-dessus de la violence destinale. Cette référence soudaine à Dieu au-dessus de la raison et de l’universalité, au-delà d’une sorte d’Aufklärung du droit n’est autre, me semble-t-il, qu’une référence à la singularité irréductible de chaque situation. Et la pensée audacieuse, aussi nécessaire que périlleuse de ce qu’on appellerait ici une sorte de justice sans droit, une justice au-delà du droit (ce n’est pas une expression de Benjamin) vaut aussi bien pour l’unicité de l’individu que pour le peuple et pour la langue, bref pour l’histoire. » (pp. 120-121)
On sent bien que, là encore, c’est la justice qui vaut d’être explorée. Or, dans le texte de Benjamin relatif à la violence, c’est l’aspect politique et social de la question qui est discuté. La violence fondatrice et la violence conservatrice sont examinées, essentiellement en rapport avec leur justification politique. Benjamin y laisse transparaître son intérêt pour la pensée de Marx, et aussi pour celle de Georges Sorel. Il faut dire que ce texte fut rédigé en 1921, deux ans à peine après la révolte spartakiste. Alors que le texte relatif au langage (4) dans lequel Derrida va puiser est de 1916 et sera en partie contredit par l’auteur lui-même dans une optique moins spiritualiste (5).
Pour aller sans tarder à ce qui me paraît essentiel, je pense que l’universalisation du droit est une idée assez paradoxale, dans la mesure où c’est encore la morale localement et temporellement émergente qui dicte cette idée d’universalisation. Elle se fonde en fait sur la conviction que l’expression de préférences morales traduit une aspiration naturelle, ou à tout le moins unanimement partagée. Or - et cela est pour moi capital -, ce n’est pas la morale qui fait l’histoire, mais bien plutôt l’histoire qui fait la morale. C’est pour la même raison que je considère que l’explication du droit positif par la force, la violence ou même l’intimidation ne fournit pas la clé du phénomène.
Walter Benjamin n’hésite pas à écrire :
« Le droit naturel s’efforce de “justifier” les moyens par la justice des fins ; le droit positif s’efforce de “garantir” la justice des fins par la légitimité des moyens. » (6)
Il offre ainsi à la réflexion ce que serait la nature profonde du jusnaturalisme et du juspositivisme. Ce n’est pas pour autant très convaincant, d’abord parce que les points de vue n’ont pas toujours été aussi tranchés, ensuite parce que les débats tournant autour de ces conceptions du droit connaîtrons ultérieurement divers bouleversements (7). Curieusement, la recherche des fondements du droit reste marquée par l’idée que le droit serait une manifestation de quelque chose qui dépasse la vie sociale, comme si la parole contenait là une révélation ou plus simplement une consigne qui transcende l’organisation de la société (ce que, par exemple, donne à voir le Décalogue). Le positivisme n’évite pas l’écueil, ainsi que j’ai tenté de le montrer à propos du Cap des tempêtes de Lucien François (8).
Peu importe qu’il faille donner raison à Thomas Hobbes ou à Jean-Jacques Rousseau, l’idée même de contrat social n’est qu’une manière de réclamer un ordre juridique différent, despotique pour Hobbes, démocratique pour Rousseau. Un ordre juridique existait déjà, celui qu’il fallait modifier ou remplacer. Le fait qui me semble le plus déterminant, c’est ce besoin de règles qui caractérise toute vie sociale et qui, selon moi, relègue la force, le pouvoir et la violence dans la part de conséquences que ce besoin entraîne à sa suite. Il n’est évidemment pas question de négliger le rôle que joue la domination dans le contenu du droit. Mais dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur la nature du droit, il me paraît malaisé de ne pas mettre en avant le besoin de règles, notamment en raison du fait qu’il permet d’expliquer tous les droits, toutes les règles, y compris celles qui échappent à toute justification rationnelle. Cela devient assez évident dès lors que l’on se penche sur les règles les plus irrationnelles, telles les interdits alimentaires à caractère religieux.
Par exemple, le cacherout interdit de consommer ensemble viande et produits lactés. « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère. », répété trois fois dans le Tanakh (9), reste un argument bien faible, non seulement parce qu’il relève de la Révélation, mais aussi parce que le cacherout exige beaucoup plus que ce que le verset affirme. Mais je pourrais tout aussi bien évoquer ces règles invisibles que s’infligent les jeunes qui participent à un festival de rock et qui dictent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en pareille occasion - tel que sauter sur place rythmiquement durant plusieurs heures -, pas davantage fondées sur une motivation rationnelle. Le besoin de règle va de pair avec un attachement aux règles dont on sous-estime souvent la puissance, notamment lorsqu’on juge si ingénument la difficulté d’intégration des immigrés.
Après avoir conféré à la notion de justice une primauté justifiée par son indéconstructibilité, Derrida n’hésite pas à rapprocher justice et vérité, comme si l’inatteignabilité de l’une comme de l’autre les rendait intrinsèquement complices. Or, c’est avec la raison que la vérité doit être associée, puisque c’est la raison qui, en principe, ambitionne de démêler le vrai du faux. Le réel nous apprend que la justice n’est évoquée que pour soumettre les règles au filtre de la morale.
(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(3) Walter Benjamin, Op. cit., pp. 142-165.
(4) Personnellement, je trouve ce texte très intéressant. On y découvre une conception des « contenus spirituels » et de l’ « essence spirituelle » - mise en rapport avec le langage - qui me semble éclairante, y compris lorsqu’elle fonde sa réflexion sur ce que la Bible laisse supposer de l’épiphanie du langage.
(5) Cf. Walter Benjamin, “Sur le pouvoir d’imitation” in Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, pp. 359-363.
(6) Walter Benjamin, Œuvres I, p. 212.
(7) Sur ces bouleversements, cf. notamment Jean-Baptiste Le Bohec, “Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l’Italie d’après-guerre” in Varia, n° 112, mars 2022, pp. 511-532, consultable sur le site Cairn-info. Le Bohec y définit les deux courants comme suit : « De même que nous pouvons définir le jusnaturalisme comme la doctrine selon laquelle il existe un droit naturel immuable au-delà du droit positif conventionnel et changeant, nous pouvons considérer le positivisme comme la doctrine d’après laquelle il n’existe pas de droit, au sens propre, en dehors du droit positif. »
(8) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012. Cf. sur ce livre mes notes des 29 juin 2010, 7 décembre 2012 et 4 février 2015.
(9) Exode 23:19 et 34:26 ; Deutéronome 14:21.
Autres notes sur Derrida :
Derrida de Benoît Peeters
Force de loi
de Jacques Derrida
(codicille)
Dans ma note du 3 juillet dernier, j’ai oublié de manifester ce que m’inspire le peu que Derrida dit du droit, sinon qu’il est déconstructible. La justice le mobilise beaucoup, parce qu’elle témoigne de la déconstruction en raison même du fait qu’elle n’est pas déconstructible. Ce qui est déconstructible est commun, contingent, éphémère, alors que la justice - toute inatteignable et indéfinissable qu’elle soit - intrigue et suscite les meilleures questions par son mystère et par l’occasion qu’elle offre de l’« expérience de l’impossible » (p. 35).
Pourtant, le livre a pris comme titre Force de loi (1). Il annonce ainsi le droit - pas la justice - et place immédiatement le droit dans la sphère de la force, fort près de la violence. Si la question du droit mérite si peu d’être dissimulée derrière le grand thème de la justice, alors il s’impose peut-être - contrairement à l’esquive opérée dans ma note du 3 juillet - de commenter cette deuxième partie du livre intitulée “Prénom de Benjamin” et, surtout, la Critique de la violence (2), ce texte de Walter Benjamin auquel cette deuxième partie est consacrée.
Au risque de paraître négliger bien des considérations émises par Derrida à propos du texte de Benjamin, je voudrais me borner à relever que - une nouvelle fois - il accorde toute son attention à la question de la justice. Et il n’hésite pas, pour ce faire, à renvoyer à un autre texte de Benjamin, à savoir Sur le langage en général et sur le langage humain (3). Je cite :
« […] Benjamin veut donc penser ici une finalité, une justice des fins qui ne soit plus liée à la possibilité du droit, en tout cas à ce qu’on conçoit toujours comme universalisable. L’universalisation du droit est sa possibilité même, elle est analytiquement inscrite dans le concept de justice (Gerechttigkeit). Mais ce qu’on ne comprend pas alors, c’est que cette universalité est en contradiction avec Dieu lui-même, à savoir avec celui qui décide de la légitimité des moyens et de la justice des fins au-dessus de la raison et même au-dessus de la violence destinale. Cette référence soudaine à Dieu au-dessus de la raison et de l’universalité, au-delà d’une sorte d’Aufklärung du droit n’est autre, me semble-t-il, qu’une référence à la singularité irréductible de chaque situation. Et la pensée audacieuse, aussi nécessaire que périlleuse de ce qu’on appellerait ici une sorte de justice sans droit, une justice au-delà du droit (ce n’est pas une expression de Benjamin) vaut aussi bien pour l’unicité de l’individu que pour le peuple et pour la langue, bref pour l’histoire. » (pp. 120-121)
On sent bien que, là encore, c’est la justice qui vaut d’être explorée. Or, dans le texte de Benjamin relatif à la violence, c’est l’aspect politique et social de la question qui est discuté. La violence fondatrice et la violence conservatrice sont examinées, essentiellement en rapport avec leur justification politique. Benjamin y laisse transparaître son intérêt pour la pensée de Marx, et aussi pour celle de Georges Sorel. Il faut dire que ce texte fut rédigé en 1921, deux ans à peine après la révolte spartakiste. Alors que le texte relatif au langage (4) dans lequel Derrida va puiser est de 1916 et sera en partie contredit par l’auteur lui-même dans une optique moins spiritualiste (5).
Pour aller sans tarder à ce qui me paraît essentiel, je pense que l’universalisation du droit est une idée assez paradoxale, dans la mesure où c’est encore la morale localement et temporellement émergente qui dicte cette idée d’universalisation. Elle se fonde en fait sur la conviction que l’expression de préférences morales traduit une aspiration naturelle, ou à tout le moins unanimement partagée. Or - et cela est pour moi capital -, ce n’est pas la morale qui fait l’histoire, mais bien plutôt l’histoire qui fait la morale. C’est pour la même raison que je considère que l’explication du droit positif par la force, la violence ou même l’intimidation ne fournit pas la clé du phénomène.
Walter Benjamin n’hésite pas à écrire :
« Le droit naturel s’efforce de “justifier” les moyens par la justice des fins ; le droit positif s’efforce de “garantir” la justice des fins par la légitimité des moyens. » (6)
Il offre ainsi à la réflexion ce que serait la nature profonde du jusnaturalisme et du juspositivisme. Ce n’est pas pour autant très convaincant, d’abord parce que les points de vue n’ont pas toujours été aussi tranchés, ensuite parce que les débats tournant autour de ces conceptions du droit connaîtrons ultérieurement divers bouleversements (7). Curieusement, la recherche des fondements du droit reste marquée par l’idée que le droit serait une manifestation de quelque chose qui dépasse la vie sociale, comme si la parole contenait là une révélation ou plus simplement une consigne qui transcende l’organisation de la société (ce que, par exemple, donne à voir le Décalogue). Le positivisme n’évite pas l’écueil, ainsi que j’ai tenté de le montrer à propos du Cap des tempêtes de Lucien François (8).
Peu importe qu’il faille donner raison à Thomas Hobbes ou à Jean-Jacques Rousseau, l’idée même de contrat social n’est qu’une manière de réclamer un ordre juridique différent, despotique pour Hobbes, démocratique pour Rousseau. Un ordre juridique existait déjà, celui qu’il fallait modifier ou remplacer. Le fait qui me semble le plus déterminant, c’est ce besoin de règles qui caractérise toute vie sociale et qui, selon moi, relègue la force, le pouvoir et la violence dans la part de conséquences que ce besoin entraîne à sa suite. Il n’est évidemment pas question de négliger le rôle que joue la domination dans le contenu du droit. Mais dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur la nature du droit, il me paraît malaisé de ne pas mettre en avant le besoin de règles, notamment en raison du fait qu’il permet d’expliquer tous les droits, toutes les règles, y compris celles qui échappent à toute justification rationnelle. Cela devient assez évident dès lors que l’on se penche sur les règles les plus irrationnelles, telles les interdits alimentaires à caractère religieux.
Par exemple, le cacherout interdit de consommer ensemble viande et produits lactés. « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère. », répété trois fois dans le Tanakh (9), reste un argument bien faible, non seulement parce qu’il relève de la Révélation, mais aussi parce que le cacherout exige beaucoup plus que ce que le verset affirme. Mais je pourrais tout aussi bien évoquer ces règles invisibles que s’infligent les jeunes qui participent à un festival de rock et qui dictent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en pareille occasion - tel que sauter sur place rythmiquement durant plusieurs heures -, pas davantage fondées sur une motivation rationnelle. Le besoin de règle va de pair avec un attachement aux règles dont on sous-estime souvent la puissance, notamment lorsqu’on juge si ingénument la difficulté d’intégration des immigrés.
Après avoir conféré à la notion de justice une primauté justifiée par son indéconstructibilité, Derrida n’hésite pas à rapprocher justice et vérité, comme si l’inatteignabilité de l’une comme de l’autre les rendait intrinsèquement complices. Or, c’est avec la raison que la vérité doit être associée, puisque c’est la raison qui, en principe, ambitionne de démêler le vrai du faux. Le réel nous apprend que la justice n’est évoquée que pour soumettre les règles au filtre de la morale.
(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(3) Walter Benjamin, Op. cit., pp. 142-165.
(4) Personnellement, je trouve ce texte très intéressant. On y découvre une conception des « contenus spirituels » et de l’ « essence spirituelle » - mise en rapport avec le langage - qui me semble éclairante, y compris lorsqu’elle fonde sa réflexion sur ce que la Bible laisse supposer de l’épiphanie du langage.
(5) Cf. Walter Benjamin, “Sur le pouvoir d’imitation” in Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, pp. 359-363.
(6) Walter Benjamin, Œuvres I, p. 212.
(7) Sur ces bouleversements, cf. notamment Jean-Baptiste Le Bohec, “Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l’Italie d’après-guerre” in Varia, n° 112, mars 2022, pp. 511-532, consultable sur le site Cairn-info. Le Bohec y définit les deux courants comme suit : « De même que nous pouvons définir le jusnaturalisme comme la doctrine selon laquelle il existe un droit naturel immuable au-delà du droit positif conventionnel et changeant, nous pouvons considérer le positivisme comme la doctrine d’après laquelle il n’existe pas de droit, au sens propre, en dehors du droit positif. »
(8) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012. Cf. sur ce livre mes notes des 29 juin 2010, 7 décembre 2012 et 4 février 2015.
(9) Exode 23:19 et 34:26 ; Deutéronome 14:21.
Autres notes sur Derrida :
Derrida de Benoît Peeters
Force de loi
jeudi 3 juillet 2025
Note de lecture : Jacques Derrida
Force de loi
de Jacques Derrida
Force de loi est un ouvrage de Jacques Derrida (1) qui serait dorénavant introuvable, mais que l’amitié de Daniel Giovannangeli m’a valu d’obtenir. Je m’y suis plongé, alors même que peu de choses avaient changé dans les préjugés que je nourrissais sur Derrida il y a une douzaine d’années (2), sinon - et ce n’est pas rien - ce que Daniel m’en a dit.
Ce qui m’attirait dans ce livre, c’est qu’il propose une réflexion sur la justice et le droit, thèmes particulièrement intéressant pour tout qui réfléchit à la morale, à son contenu, à sa pertinence sociale, à sa valeur intrinsèque, à son impact.
Lire Derrida réclame de la patience, parce que le propos est sans cesse emberlificoté dans une multitude de niveaux de langage et de niveaux de propos, comme si chaque idée avancée réclamait une mise en abîme. C’est au moins en partie l’effet que produit ce qu’il appelle la déconstruction. Encore celle-ci n’est-elle pas seulement ce qui pousse à l’emberlificotage ; elle est aussi à la fois la méthode et l’objet d’une certaine manière de penser. C’est à ce point envahissant que l’on en viendrait facilement à se dire que la justice et le droit, l’autorité et le juge, la force et la règle ne sont pas les thématiques principales de l’ouvrage : la thématique centrale, c’est la déconstruction.
La déconstruction est un concept emprunté à Heidegger (Zerstörung, Abbau, Destruktion), mais qui a été réinvestit par Derrida pour lui donner un sens qui n’est sans doute pas lié uniquement à la question de l’être. Que faut-il en penser à partir de son emploi dans Force de loi ? Arrêtons-nous sur quelques-unes de ses invocations.
« La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. C’est peut-être parce que le droit (que je tenterai donc régulièrement de distinguer de la justice) est constructible, en un sens qui déborde l’opposition de la convention et de la nature, c’est peut-être en tant qu’il déborde cette opposition qu’il est constructible - donc déconstructible et, mieux, qu’il rend possible la déconstruction, ou du moins l’exercice d’une déconstruction qui procède au fond toujours à des questions de droit et au sujet du droit. D’où ces trois propositions :
La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.
L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle.
Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible, là où, même si elle n’existe pas, si elle n’est pas présente, pas encore ou jamais, il y a la justice. Partout où l’on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indéconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l’indéconstructible).
Autrement dit, l’hypothèse et les propositions vers lesquelles je tâtonne ici, appelleraient plutôt pour sous-titre : la justice comme possibilité de déconstruction, la structure du droit ou de la loi, de la fondation, ou de l’auto-autorisation du droit comme possibilité de l’exercice de la déconstruction. Je suis sûr que cela n’est pas clair. J’espère, sans en être sûr, que cela le deviendra un peu tout à l’heure. » (pp. 35-36)
Pas clair ? Oui, c’est le moins que l’on puisse dire. Tentons cependant de cerner autant que possible ce que Derrida veut dire.
La justice est bien évidemment un concept totalement indéfini. Les efforts fournis par le recours à des expressions telles justice distributive, justice commutative, justice immanente, montre bien que le mot appelle du juste sans que ce juste puisse être caractérisé de quelque façon que ce soit. À l’inverse, le droit désigne des règles clairement identifiables, des règles qui aspirent à favoriser le juste, sans y parvenir. Rien là de bien original.
Ce que Derrida ajoute à ce constat, c’est la façon dont la distinction entre justice et droit éclaire - selon lui - la notion de déconstruction. Ici, il me faut tenter de définir ce que Derrida appelle déconstruction, sans trop me préoccuper du fait que lui-même se refuse à la définir, puisqu’elle n’est pas davantage déconstructible que la justice. Je n’ai pas les mêmes raisons que lui d’être prudent (puisque ce mot m’importe peu) ; donc, je me lance :
On peut se demander si Derrida ne nourrit pas l’espoir d’atteindre, grâce à la déconstruction, la vérité de la justice, même s’il prétend plutôt atteindre la vérité de la déconstruction grâce à la justice. Le mot vérité, lui ne l’emploie pas à ce moment-là. Mais il y a de cela quand même, par exemple lorsqu’il écrit :
« Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moments où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle. » (p. 38)
Entendez : s’il est des moments où il est possible de décider du juste, et rien que du juste, en ne reculant pas devant l’aporétique, c’est que la justice est touchée du doigt, aussi irréductible soit-elle aux arguments rationnels. Mais, il faut bien l’admettre, aucun casus n’est soluble de la sorte.
En fait, Derrida ne méprise par ouvertement la vérité. Il tend plutôt à rendre naïve la prétention non seulement de l’atteindre, mais même de la rechercher, sans pour cela nier son existence, fût-elle inatteignable. Pour lui, ce serait notamment faire fi de tout ce qui entrave le chemin qui y mène, mais pas seulement. En effet, il écrit :
« Tout énoncé constatif reposant lui-même sur une structure performative au moins implicite […], la dimension de justesse et de vérité des énoncés théorico-consatatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine du droit) présuppose donc toujours la dimension de justice des énoncés performatifs, c’est-à-dire leur essentielle précipitation. Celle-ci ne va jamais sans une certaine dissymétrie et quelque qualité de violence. C’est ainsi que je serais tenté d’entendre la proposition de Lévinas qui, dans un tout autre langage et selon une procédure discursive toute différente, déclare que “la vérité suppose la justice”. En parodiant dangereusement l’idiome français, on finirait par dire : “La justice, il n’y a que ça de vrai.” Cela n’est pas sans conséquence, inutile de le souligner, quant au statut, si on peut encore dire de la vérité, de cette vérité dont saint Augustin rappelle qu’il faut la “faire”. » (pp. 59-60)
Je dirais volontiers ce que m’inspirent les précautions qu’il prend pour accepter la phrase de Lévinas, mais il s’agit de tenter d’être bref et donc d’aller à l’essentiel. En l’occurence, l’essentiel, c’est la référence à Augustin. Dans sa “"Confessio" liminaire” au Livre X des Confessions, on trouve ceci :
« “Et voici que tu as chéri la vérité”, / Car celui qui la fait parvient à la lumière. / Je veux donc faire la vérité, / Dans mon cœur, devant toi, par ma confession, / Mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. » (5)
La vérité ainsi évoquée, c’est celle de Dieu ; c’est même Dieu lui-même. Ai-je besoin de rappeler ce tournant de la philosophie qu’a représenté cet abandon de la vérité humainement quêtée pendant l’Antiquité, tournant si bien décrit par Ernst Cassirer (6) ? Pour Augustin, la vérité se fond dans la Révélation ; pour Derrida, elle a pour le moins quelque chose de métaphysique. Ce qui est une manière de marquer son dédain pour ceux qui s’avisent de tenter une approche de la vérité. Voilà ce qui suscitait les reproches que Jacques Bouveresse adressait si souvent à ceux qu’il appelait les postmodernes.
Se tenir sur les rives de la déconstruction, c’est d’une certaine manière s’interdire tout choix, et notamment tout choix politique. Soit, mais alors il convient de rester dans l’épochè, une vraie épochè, celle qui est davantage qu’une suspension, une posture immuable. Ce qui compromet ce « il faut » lié au calcul et à la négociation. Et pourtant…
« L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il n’appartient à l’un des deux espaces qu’en le débordant vers l’autre. Ce qui signifie que, dans leur hétérogénéité même, ces deux ordres sont indissociables : en fait et en droit. La politisation, par exemple, est interminable même si elle ne peut et ne doit jamais être totale. Pour que cela ne soit pas un truisme ou une trivialité, il faut en reconnaître la conséquence suivante : chaque avancée de la politisation oblige à reconsidérer, donc à réinterpréter les fondements mêmes du droit tels qu’ils avaient été préalablement calculés ou délimités. Cela fut vrai par exemple à la Déclaration des droits de l’homme, à l’abolition de l’esclavage, dans toutes les luttes émancipatrices qui restent et devront rester en cours, partout dans le monde, pour les hommes et pour les femmes. Rien ne me semble moins périmé que le classique idéal émancipatoire. On ne peut tenter de le disqualifier aujourd’hui, que ce soit de façon grossière ou sophistiquée, sans au moins quelque légèreté et sans nouer les pires complicités. » (pp. 62-63)
Il me semble assez paradoxal de jouer sans cesse avec cette notion très floue de déconstruction qui, en toute hypothèse, traduit le refus de se contenter du sens commun des mots et, en même temps, d’adhérer sans nuance à cet « idéal émancipatoire » qui n’est que la morale du lieu et de l’époque, laquelle s’émancipe d’une morale d’un autre lieu ou d’une autre époque. Voilà qui met Derrida dans ce camp du progrès, un camp qui veut un présent au-dessus du passé ! Aurait-il oublié de déconstruire cette émancipation-là ?
La deuxième partie du livre de Derrida est consacrée à un texte de Walter Benjamin : Critique de la violence (7). J’ai relu ce texte - que j’avais oublié - et je me suis trouvé tant de raisons de le commenter, et davantage encore tant de raisons de commenter ce qu’en dit Derrida, que j’ai renoncé à m’en expliquer dès à présent.
Je l’avouerai sans difficulté : malgré tous mes efforts, je ne comprends pas la déconstruction, ni dans son utilité, ni dans ses ambitions, ni dans sa pertinence, sinon comme une façon (certes intelligente) de montrer que l’on ne tombe jamais dans le piège, le piège que nous tend le monde, le monde social, le monde intime, celui de croire comprendre ce qui nous comprend.
Force m’est d’admettre, cependant, que la lecture de Derrida excite la réflexion. Ainsi, en le lisant, m’est venue l’idée suivante. Une chose peu étudiée, c’est l’impact des doctrines, théories et considérations philosophiques sur le sens commun, de même que l’impact du sens commun sur celles-ci. Toute mesure de ces impacts est évidemment très malaisée, étant donné qu’elle exigerait de vérifier, pour chaque occurrence, la distance qui sépare la pensée d’origine - notamment telle qu’elle est en principe coulée dans le texte qui en témoigne - de ses interprétations, savantes d’abord, triviales ensuite. J’en donne trois exemples relatifs à de ces préceptes pseudo-éclairés qui circulent dans les médias. Il y a d’abord ces “passions tristes” qui permettent de s’autoriser de Spinoza pour condamner certaines opinions. (8) Il y a ensuite cette affirmation selon laquelle “ce qui ne me tue pas, me rend plus fort”, laquelle encourage en quelque sorte de se consoler d’un échec, les plus informés de ceux qui en usent espérant qu’on leur reconnaîtra une certaine connaissance de Nietzsche. (9) Il y a enfin la distinction entre “déconstruit et construit” qui confère une allure d’analyse approfondie aux opinions défendues, laissant supposer aux mieux avertis une référence à Derrida. (10)
(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Cf. ma note du 21 juillet 2013.
(3) Friedrich Nietzsche, “La généalogie de la morale” in Œuvres vol. 2, Laffont, Bouquins, pp. 739-889.
(4) Il va de soi que l’audace que je me reconnais alors que je tente de définir la déconstruction est bien peu de chose, comparée à l’audace avec laquelle Derrida en parle. Ainsi, évoquant « son impossible possibilité », il renvoie à ce qu’il en disait dans Psyché, Inventions de l’autre (Galilée, 1987, pp. 26-27) : « La déconstruction ne s’est jamais présentée comme quelque chose de possible. […] elle ne perd rien à s’avouer impossible […]. Le danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins accessibles. L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c’est une certaine expérience de l’impossible : c’est-à-dire […] de l’autre, l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, en d’autres termes comme la seule invention possible. » (p. 78, n. 1)
(5) Saint Augustin, Les Confessions précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, I, sous la dir. de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. 981.
(6) Cf. mes notes des 5 novembre 2024 et 25 mai 2025 dans lesquelles je cite Cassirer évoquant Augustin.
(7) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(8) En voici un exemple, pêché sur la “toile”.
(9) En voici un exemple trouvé sur Internet. Si l’expression dont use Nietzsche est bien en rapport avec son état de santé, j’attribue personnellement sa signification à bien autre chose (cf. ma note du 15 novembre 2021).
(10) En voici un exemple des plus drôles découvert sur Youtube.
Autres notes sur Derrida :
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Force de loi (codicille)
de Jacques Derrida
Force de loi est un ouvrage de Jacques Derrida (1) qui serait dorénavant introuvable, mais que l’amitié de Daniel Giovannangeli m’a valu d’obtenir. Je m’y suis plongé, alors même que peu de choses avaient changé dans les préjugés que je nourrissais sur Derrida il y a une douzaine d’années (2), sinon - et ce n’est pas rien - ce que Daniel m’en a dit.
Ce qui m’attirait dans ce livre, c’est qu’il propose une réflexion sur la justice et le droit, thèmes particulièrement intéressant pour tout qui réfléchit à la morale, à son contenu, à sa pertinence sociale, à sa valeur intrinsèque, à son impact.
Lire Derrida réclame de la patience, parce que le propos est sans cesse emberlificoté dans une multitude de niveaux de langage et de niveaux de propos, comme si chaque idée avancée réclamait une mise en abîme. C’est au moins en partie l’effet que produit ce qu’il appelle la déconstruction. Encore celle-ci n’est-elle pas seulement ce qui pousse à l’emberlificotage ; elle est aussi à la fois la méthode et l’objet d’une certaine manière de penser. C’est à ce point envahissant que l’on en viendrait facilement à se dire que la justice et le droit, l’autorité et le juge, la force et la règle ne sont pas les thématiques principales de l’ouvrage : la thématique centrale, c’est la déconstruction.
La déconstruction est un concept emprunté à Heidegger (Zerstörung, Abbau, Destruktion), mais qui a été réinvestit par Derrida pour lui donner un sens qui n’est sans doute pas lié uniquement à la question de l’être. Que faut-il en penser à partir de son emploi dans Force de loi ? Arrêtons-nous sur quelques-unes de ses invocations.
« La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. C’est peut-être parce que le droit (que je tenterai donc régulièrement de distinguer de la justice) est constructible, en un sens qui déborde l’opposition de la convention et de la nature, c’est peut-être en tant qu’il déborde cette opposition qu’il est constructible - donc déconstructible et, mieux, qu’il rend possible la déconstruction, ou du moins l’exercice d’une déconstruction qui procède au fond toujours à des questions de droit et au sujet du droit. D’où ces trois propositions :
La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.
L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle.
Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible, là où, même si elle n’existe pas, si elle n’est pas présente, pas encore ou jamais, il y a la justice. Partout où l’on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indéconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l’indéconstructible).
Autrement dit, l’hypothèse et les propositions vers lesquelles je tâtonne ici, appelleraient plutôt pour sous-titre : la justice comme possibilité de déconstruction, la structure du droit ou de la loi, de la fondation, ou de l’auto-autorisation du droit comme possibilité de l’exercice de la déconstruction. Je suis sûr que cela n’est pas clair. J’espère, sans en être sûr, que cela le deviendra un peu tout à l’heure. » (pp. 35-36)
Pas clair ? Oui, c’est le moins que l’on puisse dire. Tentons cependant de cerner autant que possible ce que Derrida veut dire.
La justice est bien évidemment un concept totalement indéfini. Les efforts fournis par le recours à des expressions telles justice distributive, justice commutative, justice immanente, montre bien que le mot appelle du juste sans que ce juste puisse être caractérisé de quelque façon que ce soit. À l’inverse, le droit désigne des règles clairement identifiables, des règles qui aspirent à favoriser le juste, sans y parvenir. Rien là de bien original.
Ce que Derrida ajoute à ce constat, c’est la façon dont la distinction entre justice et droit éclaire - selon lui - la notion de déconstruction. Ici, il me faut tenter de définir ce que Derrida appelle déconstruction, sans trop me préoccuper du fait que lui-même se refuse à la définir, puisqu’elle n’est pas davantage déconstructible que la justice. Je n’ai pas les mêmes raisons que lui d’être prudent (puisque ce mot m’importe peu) ; donc, je me lance :
Déconstruire un concept, une notion, un discours, une parole, c’est rechercher ce qui les fait tels qu’ils apparaissent, alors qu’ils dissimulent d’où ils viennent. À cette fin, tous les moyens sont bons : la généalogie, la philologie, l’étymologie, l’histoire, l’analyse, la logique, la philosophie, et même l’anthropologie. (Il existe un modèle premier de cette ambition de décryptage, c’est La Généalogie de la morale de Nietzsche (3).) Mais la définir de cette façon pourrait laisser croire qu’elle aboutit à un résultat tangible, un résultat qui éclaire la chose déconstruite. Or, chez Derrida à tout le moins, les seules avancées décelables sont celles qui permettraient - faut-il y croire ? - d’éclairer la déconstruction elle-même, souvent évoquée comme une sorte de réalité exorbitante de la méthode. (4)Lorsque Derrida affirme que la justice n’est pas déconstructible, il veut sans doute dire qu’il s’agit d’un mot qui renvoie à quelque chose de tellement fondamental, de tellement général - il dirait peut-être de tellement mystique -, qu’elle est en quelque sorte sans ancêtres, sans antécédents, sans passé, qu’elle est préexistante. Elle est donc indécontructible et, par voie de conséquence, son indéconstructibilité montre que d’autres choses, qui n’ont pas cette nature particulière, tel le droit, sont quant à elles déconstructibles. Et puisque la déconstruction est également sans quoi que ce soit qui la fonde, elle est également indéconstructible. La troisième de ces propositions en vient donc à hypostasier la déconstruction, jusqu’à la désigner comme ce que la justice - justice égale dans sa déconstructibilité - rendrait possible.
On peut se demander si Derrida ne nourrit pas l’espoir d’atteindre, grâce à la déconstruction, la vérité de la justice, même s’il prétend plutôt atteindre la vérité de la déconstruction grâce à la justice. Le mot vérité, lui ne l’emploie pas à ce moment-là. Mais il y a de cela quand même, par exemple lorsqu’il écrit :
« Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moments où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle. » (p. 38)
Entendez : s’il est des moments où il est possible de décider du juste, et rien que du juste, en ne reculant pas devant l’aporétique, c’est que la justice est touchée du doigt, aussi irréductible soit-elle aux arguments rationnels. Mais, il faut bien l’admettre, aucun casus n’est soluble de la sorte.
En fait, Derrida ne méprise par ouvertement la vérité. Il tend plutôt à rendre naïve la prétention non seulement de l’atteindre, mais même de la rechercher, sans pour cela nier son existence, fût-elle inatteignable. Pour lui, ce serait notamment faire fi de tout ce qui entrave le chemin qui y mène, mais pas seulement. En effet, il écrit :
« Tout énoncé constatif reposant lui-même sur une structure performative au moins implicite […], la dimension de justesse et de vérité des énoncés théorico-consatatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine du droit) présuppose donc toujours la dimension de justice des énoncés performatifs, c’est-à-dire leur essentielle précipitation. Celle-ci ne va jamais sans une certaine dissymétrie et quelque qualité de violence. C’est ainsi que je serais tenté d’entendre la proposition de Lévinas qui, dans un tout autre langage et selon une procédure discursive toute différente, déclare que “la vérité suppose la justice”. En parodiant dangereusement l’idiome français, on finirait par dire : “La justice, il n’y a que ça de vrai.” Cela n’est pas sans conséquence, inutile de le souligner, quant au statut, si on peut encore dire de la vérité, de cette vérité dont saint Augustin rappelle qu’il faut la “faire”. » (pp. 59-60)
Je dirais volontiers ce que m’inspirent les précautions qu’il prend pour accepter la phrase de Lévinas, mais il s’agit de tenter d’être bref et donc d’aller à l’essentiel. En l’occurence, l’essentiel, c’est la référence à Augustin. Dans sa “"Confessio" liminaire” au Livre X des Confessions, on trouve ceci :
« “Et voici que tu as chéri la vérité”, / Car celui qui la fait parvient à la lumière. / Je veux donc faire la vérité, / Dans mon cœur, devant toi, par ma confession, / Mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. » (5)
La vérité ainsi évoquée, c’est celle de Dieu ; c’est même Dieu lui-même. Ai-je besoin de rappeler ce tournant de la philosophie qu’a représenté cet abandon de la vérité humainement quêtée pendant l’Antiquité, tournant si bien décrit par Ernst Cassirer (6) ? Pour Augustin, la vérité se fond dans la Révélation ; pour Derrida, elle a pour le moins quelque chose de métaphysique. Ce qui est une manière de marquer son dédain pour ceux qui s’avisent de tenter une approche de la vérité. Voilà ce qui suscitait les reproches que Jacques Bouveresse adressait si souvent à ceux qu’il appelait les postmodernes.
Se tenir sur les rives de la déconstruction, c’est d’une certaine manière s’interdire tout choix, et notamment tout choix politique. Soit, mais alors il convient de rester dans l’épochè, une vraie épochè, celle qui est davantage qu’une suspension, une posture immuable. Ce qui compromet ce « il faut » lié au calcul et à la négociation. Et pourtant…
« L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il n’appartient à l’un des deux espaces qu’en le débordant vers l’autre. Ce qui signifie que, dans leur hétérogénéité même, ces deux ordres sont indissociables : en fait et en droit. La politisation, par exemple, est interminable même si elle ne peut et ne doit jamais être totale. Pour que cela ne soit pas un truisme ou une trivialité, il faut en reconnaître la conséquence suivante : chaque avancée de la politisation oblige à reconsidérer, donc à réinterpréter les fondements mêmes du droit tels qu’ils avaient été préalablement calculés ou délimités. Cela fut vrai par exemple à la Déclaration des droits de l’homme, à l’abolition de l’esclavage, dans toutes les luttes émancipatrices qui restent et devront rester en cours, partout dans le monde, pour les hommes et pour les femmes. Rien ne me semble moins périmé que le classique idéal émancipatoire. On ne peut tenter de le disqualifier aujourd’hui, que ce soit de façon grossière ou sophistiquée, sans au moins quelque légèreté et sans nouer les pires complicités. » (pp. 62-63)
Il me semble assez paradoxal de jouer sans cesse avec cette notion très floue de déconstruction qui, en toute hypothèse, traduit le refus de se contenter du sens commun des mots et, en même temps, d’adhérer sans nuance à cet « idéal émancipatoire » qui n’est que la morale du lieu et de l’époque, laquelle s’émancipe d’une morale d’un autre lieu ou d’une autre époque. Voilà qui met Derrida dans ce camp du progrès, un camp qui veut un présent au-dessus du passé ! Aurait-il oublié de déconstruire cette émancipation-là ?
La deuxième partie du livre de Derrida est consacrée à un texte de Walter Benjamin : Critique de la violence (7). J’ai relu ce texte - que j’avais oublié - et je me suis trouvé tant de raisons de le commenter, et davantage encore tant de raisons de commenter ce qu’en dit Derrida, que j’ai renoncé à m’en expliquer dès à présent.
Je l’avouerai sans difficulté : malgré tous mes efforts, je ne comprends pas la déconstruction, ni dans son utilité, ni dans ses ambitions, ni dans sa pertinence, sinon comme une façon (certes intelligente) de montrer que l’on ne tombe jamais dans le piège, le piège que nous tend le monde, le monde social, le monde intime, celui de croire comprendre ce qui nous comprend.
Force m’est d’admettre, cependant, que la lecture de Derrida excite la réflexion. Ainsi, en le lisant, m’est venue l’idée suivante. Une chose peu étudiée, c’est l’impact des doctrines, théories et considérations philosophiques sur le sens commun, de même que l’impact du sens commun sur celles-ci. Toute mesure de ces impacts est évidemment très malaisée, étant donné qu’elle exigerait de vérifier, pour chaque occurrence, la distance qui sépare la pensée d’origine - notamment telle qu’elle est en principe coulée dans le texte qui en témoigne - de ses interprétations, savantes d’abord, triviales ensuite. J’en donne trois exemples relatifs à de ces préceptes pseudo-éclairés qui circulent dans les médias. Il y a d’abord ces “passions tristes” qui permettent de s’autoriser de Spinoza pour condamner certaines opinions. (8) Il y a ensuite cette affirmation selon laquelle “ce qui ne me tue pas, me rend plus fort”, laquelle encourage en quelque sorte de se consoler d’un échec, les plus informés de ceux qui en usent espérant qu’on leur reconnaîtra une certaine connaissance de Nietzsche. (9) Il y a enfin la distinction entre “déconstruit et construit” qui confère une allure d’analyse approfondie aux opinions défendues, laissant supposer aux mieux avertis une référence à Derrida. (10)
(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Cf. ma note du 21 juillet 2013.
(3) Friedrich Nietzsche, “La généalogie de la morale” in Œuvres vol. 2, Laffont, Bouquins, pp. 739-889.
(4) Il va de soi que l’audace que je me reconnais alors que je tente de définir la déconstruction est bien peu de chose, comparée à l’audace avec laquelle Derrida en parle. Ainsi, évoquant « son impossible possibilité », il renvoie à ce qu’il en disait dans Psyché, Inventions de l’autre (Galilée, 1987, pp. 26-27) : « La déconstruction ne s’est jamais présentée comme quelque chose de possible. […] elle ne perd rien à s’avouer impossible […]. Le danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins accessibles. L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c’est une certaine expérience de l’impossible : c’est-à-dire […] de l’autre, l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, en d’autres termes comme la seule invention possible. » (p. 78, n. 1)
(5) Saint Augustin, Les Confessions précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, I, sous la dir. de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. 981.
(6) Cf. mes notes des 5 novembre 2024 et 25 mai 2025 dans lesquelles je cite Cassirer évoquant Augustin.
(7) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(8) En voici un exemple, pêché sur la “toile”.
(9) En voici un exemple trouvé sur Internet. Si l’expression dont use Nietzsche est bien en rapport avec son état de santé, j’attribue personnellement sa signification à bien autre chose (cf. ma note du 15 novembre 2021).
(10) En voici un exemple des plus drôles découvert sur Youtube.
Autres notes sur Derrida :
Derrida de Benoît Peeters
Force de loi (codicille)
dimanche 22 juin 2025
Note d’opinion : la gauche et la droite
À propos de la gauche et la droite
« Je suis le contraire d’un artiste engagé. Je suis un artiste dégagé. Je ne peux pas être engagé. À part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche. » Ce propos de Pierre Desproges lui a valu bien des commentaires - voire des analyses (1) - quant à son positionnement politique. Curieusement, rien sur le fait qu'il se qualifiait d’artiste, ce qui ouvre pourtant un vaste champ à la réflexion.
En fait, l’envie de classer et de se classer à gauche ou à droite - voire plus à gauche que, ou plus à droite que - reste très fréquente et continue d’animer le débat politique, en dépit des multiples brouillages que ces notions ont subis au cours du temps. Bien sûr, certains positionnements jouent aujourd’hui sur ces notions d’une façon assez révélatrice de cette tendance de fond dont bénéficie le clivage à droite. Ainsi en va-t-il de la malice avec laquelle Fabrice Luchini déclare régulièrement qu’il aurait aimé être de gauche, sans pouvoir l’être. (2)
Ce qui reste le plus constant, c’est la difficulté que représente le refus du positionnement, notamment en raison de cette sorte d’isolement social auquel il condamne. Ce qui lui vaut souvent d’être assimilé à une position dissimulée, le plus souvent de droite. On ne peut évidemment pas considérer que tout refus de positionnement soit forcément exempt d’arrière-pensée. Voilà pourquoi il est sans doute utile de s’expliquer sur ce non-positionnement lorsqu’on en fait son propre point de vue, comme c’est mon cas.
J’aimerais partir d’une réflexion livrée par Jean-Pierre Darroussin lors d’un numéro de l’émission de France 5 C politique, la suite (3) Pour lui, c’est élémentaire : la gauche incarnerait le souci de justice et la droite le souci d’ordre, et, partant, il serait plus simple de choisir la droite plutôt que la gauche. Ce n’est pas totalement faux en ce que bien des gens voient la gauche et la droite de cette façon et bien des gens aimeraient en tout cas que ce soit cela. Force est pourtant de constater que, au pouvoir, les politiques de gauche ne satisfont pas souvent la justice, quelle que soit la définition qu’on en donne. Et que les politiques de droite font rarement régner l’ordre, sinon dans des conditions qui génèrent un puissant désir de désordre. N’y aurait-il pas là des définitions qui expriment davantage des souhaits que des réalités ?
La question du positionnement est évidemment en rapport avec celle plus générale du rapport au politique. Faut-il adhérer à la défense de certaines causes ? Quel regard peut-on jeter sur ses engagements passés ? Que représente l’indépendance d’esprit ? Et même que vaut en lui-même l’axe gauche-droite ? Ces questions, je les ai déjà abordées dans d’autres notes et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. (4) C’est plus précisément sur la signification et à la valeur de cette alternative que semblent offrir les notions de gauche et droite que je voudrais à présent m’arrêter.
La signification de ces notions a été plus d’une fois étudiée par des recherches portant sur les points de vue assimilés ou défendus par ceux qui se classent de tel ou tel côté (5), ce qui n’a pas manqué de faire apparaître bien des changements au fil du temps. Ainsi, la droite, longtemps regardée comme conservatrice, a pris l’allure d’un camp plutôt réformateur à partir plus ou moins des années 80. De même, la gauche, longtemps associée aux nouveautés, a plutôt campé sur une défense des acquis au cours des dernières décennies. Et ce ne sont pas là les changements les plus étonnants. Au cours des dernières années, des évolutions identifiables à de vrais retournements ont eu lieu, tant à gauche qu’à droite, au point de faire naître de nouvelles divergences au sein même de chaque bord. Dans tout cela, ce qui reste étonnant, c’est l’acharnement que mettent tant de gens, à la suite de tous les politiques, à classer et se classer sur cet axe aux contours si mal définis.
Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich, Penser contre son camp (6), m’offre l’occasion d’illustrer ce que l’on perd, selon moi, à vouloir appartenir à un camp, fût-ce pour s’en distinguer. Le livre est composé de chapitres dans lesquelles l’auteure expose ou réexpose son point de vue sur divers thèmes, tels le pacs et le mariage homosexuel, le féminisme et l’universalisme, l’islamisme et la laïcité, ou encore le wokisme. Pour chaque sujet abordé, elle énumère les articles qu’elle a publiés dans la grande presse, principalement depuis le milieu des années 2010. Il s’agit la plupart du temps d’opinions exposées, détaillées, commentées ou défendues dans le cadre d’intenses polémiques. Or, ce qui caractérise la plupart de ces polémiques, c’est qu’elles opposent des militants de ce qu’elle appelle « son camp ». Même et surtout lorsque les arguments portent sur la rigueur des recherches menées, les critiques se font vite virulentes, comme si l’enjeu du débat pesait sur les pouvoirs espérés et sur les politiques susceptibles d’être menées. Pour s’en convaincre, il suffit de retourner aux escarmouches embarquées avec Denis Saint-Amand, Roland Pfefferkorn, Philippe Corcuff, Michel Wieviorka, Alain Lipietz, Arnaud Saint-Martin, Alain Quemin, Daniel Borrillo, tous plus ou moins fortement engagés.
Nathalie Heinich met ainsi beaucoup d’ardeur à s’affirmer - sinon à prouver - qu’elle est de gauche, qu’elle l’est toujours restée et qu’elle n’est pas moins de gauche que ces formations radicales avec lesquelles elle ne peut être d’accord. Pourquoi revendiquer ce positionnement dont on perçoit si difficilement ce qu’il veut dire exactement, sinon que l’on n’est pas de droite, c’est-à-dire - selon les critères de Jean-Pierre Darroussin - que l’on est davantage porté vers la justice que vers l’ordre ? Satisfaction dérisoire, sinon risible, porteuse d’illusion et néfaste à la lucidité !
Évidemment, ressurgit à cette occasion la fameuse question de la neutralité axiologique qui a valu tant de notoriété à Max Weber et qui a souvent servi de reproche dirimant entre sociologues. Notant combien les « académo-militants » (7) auraient complexifié la consigne pour mieux s’innocenter, elle prétend la cerner par quatre de ses aspects :
« premièrement, concernant la posture énonciative, la neutralité ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ; deuxièmement, concernant l’objet de l’énonciation, elle ne porte que sur la politique et la morale, à l’exclusion des questions épistémiques (tel le respect de la neutralité), qui requièrent, au contraire, des positions tranchées ; troisièmement, concernant le sujet énonciateur, elle ne vaut que pour les membres du corps académique, payés pour produire du savoir objectif ; et quatrièmement, concernant le contexte d’énonciation, l’impératif de neutralité ne s’applique pas aux opinions exprimées dans la presse, ce qui laisse tout loisir aux universitaires d’endosser, parallèlement à leur métier, le rôle d’“intellectuels engagés” lorsqu’ils interviennent dans la cité - ce dont Weber lui-même ne s’était pas privé. » (8)
C’est vraiment du sur mesure ! Et on ne peut oublier les reproches qu’elle adressait à Pierre Bourdieu sur la base de la même neutralité axiologique, lesquels reproches apparaissent ainsi ajustés à sa conception très étroite du principe, puisqu’elle l’accusait de violations commises au sein même du travail de recherche sociologique. En effet, elle écrivit ceci :
« Ne prenons qu’un exemple : dans une séquence du documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu, La sociologie est un sport de combat, on le voit dans un bureau en compagnie de ses collaborateurs, en train de chercher, avec quelques difficultés, des données statistiques susceptibles d’illustrer les effets délétères du néo-libéralisme en Europe. Pour un non-sociologue, cette image a toutes les chances de certifier la scientificité de la démarche : ce pourquoi sans doute le réalisateur, loin de couper cette séquence au montage, lui a donné une bonne place dans son film ; mais pour un sociologue, elle est une assez cocasse caricature de travail scientifique, révélant la cuisine du tripatouillage des données lorsqu’on cherche à les utiliser non pour produire du savoir, mais pour cautionner un discours préexistant. » (9)
Que chacun aille donc relire Max Weber, et particulièrement Le savant et le politique (10). Ce qui s’en dégage, c’est l’idée - qui perd à être réduite à un mot d’ordre - selon laquelle on ne peut à la fois chercher la vérité des choses et agir sur elles, tout effort de lucidité profitant au premier souci et nuisant au deuxième, comme tout effort consenti pour mouvoir les choses profite au second et nuit au premier. Et cela, en dépit du fait effectivement avéré que Weber s’est mêlé de politique, notamment lors des négociations du Traité de Versailles. Définir le mot d’ordre de telle sorte que l’on puisse garder le crédit qui revient au chercheur tout en s’accordant la licence d’être un intellectuel engagé, c’est presque assimilable à un conflit d’intérêts. Et tout cela pour défendre un positionnement à gauche, voilà qui est quasi touchant.
Quelle que soit la pertinence des intentions générales nourries, les problèmes qu’il faut affronter sont toujours circonscrits. Si vous les abordez par le biais d’intentions générales partagées, vous introduisez un biais dans le jugement qui rend celui-ci moins adapté, moins ciblé sur la réalité des problèmes en cause. C’est ce que vous faites lorsque vous prenez position sur un problème à partir d’un engagement politique plutôt qu’en usant de votre indépendance d’esprit. Vous y gagnez la force agissante du nombre que représentent ceux qui partagent le même engagement politique ; vous y perdez la lucidité qu’offre une approche attentive à ne ne pas encombrer votre discernement de considérations étrangères au problème. Celui qui cherche à aligner son opinion sur le souci que celle-ci soit réputée de gauche ou de droite crée les conditions d’un aveuglement d’autant plus grave qu’il est fait pour être partagé.
Les points de vue qu’a défendu Nathalie Heinich et dont elle fait en quelque sorte le recensement dans Penser contre son camp me dérangent si peu qu’ils sont le plus souvent très proches des miens (11). Mais ils sont brandis comme des bannières destinées à unir, au sein d’un camp, un sous-camp contre un autre sous-camp. On comprend aisément qu’il s’agit là de peser sur le devenir social d’une idée performatrice. Mais si elle y parvient, il lui adviendra ce qui advient aux idées politiques qui triomphent : elle changera les choses d’une façon très différente de ce qui fut espéré.
C’est parce que l’engagement incline à l’entêtement qu’il serait bon de s’en garder. C’est parce que la gauche et la droite sont des biais qui supposent des directions préalables à toute analyse qu’il conviendrait de les oublier. C’est parce que le positionnement hiérarchise les opinions sur une base qui ne doit rien à la réalité concernée qu’il serait opportun de se tenir à l’aplomb du problème examiné, sans autre référence que l’intelligence des choses. Alors, et alors seulement, l’opinion devra tout à cette solitude qu’impose l’absence du soutien des autres.
(1) Cf. par exemple l’article de Arnaud Mercier “Pierre Desproges, un humoriste de droite ?” in ‘Je suis un artiste dégagé’. P. Desproges, l’humour, le style & l’humanisme, Publisher, 2014, pp. 127-140, consultable ici sur Internet.
(2) Cf. par exemple cet extrait d’un Journal télévisé de 2013 durant lequel, déjà, il formulait ce qui deviendra une de ses antiennes.
(3) Consultable ici sur Internet. Je n’ai pas pu trouver la date de l’émission ; elle remonte peut-être à 2021.
(4) Cf. mes notes des 9 juin 2010, 8 décembre 2011, 20 septembre 2012 et 22 décembre 2016.
(5) Il ne fut pas rare de voir des chercheurs annoncer la fin du clivage, alors même qu’il demeure très vivace. Cf. par exemple Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2018 (que je n’ai pas lu).
(6) Nathalie Heinich, Penser contre son camp. Itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche, Gallimard, 2025.
(7) User de cette expression témoigne de cette lucidité croisée lestée d’un auto-aveuglement qui caractérise souvent les querelles de méthode.
(8) Nathalie Heinich, Op. cit., p. 34.
(9) Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007, p. 72. J’avais moi-même relevé d’emblée cette scène du film de Pierre Carles comme l’exhibition de ce qu’il ne faut pas faire.
(10) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 10/18, 1959.
(11) C’est la manière de prendre position qui souvent nous sépare. Par exemple, lorsque Nathalie Heinich explique son opposition au mariage pour tous, elle rappelle qu’elle avait jugé la solution « non seulement confuse, mais perverse. » (Penser contre son camp, p. 48). Je m’étais également interrogé, mais plus particulièrement sur les conséquences à long terme d’un bouleversement que j’estimais mal appréhendé (cf. ma note du 27 décembre 2012).
« Je suis le contraire d’un artiste engagé. Je suis un artiste dégagé. Je ne peux pas être engagé. À part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche. » Ce propos de Pierre Desproges lui a valu bien des commentaires - voire des analyses (1) - quant à son positionnement politique. Curieusement, rien sur le fait qu'il se qualifiait d’artiste, ce qui ouvre pourtant un vaste champ à la réflexion.
En fait, l’envie de classer et de se classer à gauche ou à droite - voire plus à gauche que, ou plus à droite que - reste très fréquente et continue d’animer le débat politique, en dépit des multiples brouillages que ces notions ont subis au cours du temps. Bien sûr, certains positionnements jouent aujourd’hui sur ces notions d’une façon assez révélatrice de cette tendance de fond dont bénéficie le clivage à droite. Ainsi en va-t-il de la malice avec laquelle Fabrice Luchini déclare régulièrement qu’il aurait aimé être de gauche, sans pouvoir l’être. (2)
Ce qui reste le plus constant, c’est la difficulté que représente le refus du positionnement, notamment en raison de cette sorte d’isolement social auquel il condamne. Ce qui lui vaut souvent d’être assimilé à une position dissimulée, le plus souvent de droite. On ne peut évidemment pas considérer que tout refus de positionnement soit forcément exempt d’arrière-pensée. Voilà pourquoi il est sans doute utile de s’expliquer sur ce non-positionnement lorsqu’on en fait son propre point de vue, comme c’est mon cas.
J’aimerais partir d’une réflexion livrée par Jean-Pierre Darroussin lors d’un numéro de l’émission de France 5 C politique, la suite (3) Pour lui, c’est élémentaire : la gauche incarnerait le souci de justice et la droite le souci d’ordre, et, partant, il serait plus simple de choisir la droite plutôt que la gauche. Ce n’est pas totalement faux en ce que bien des gens voient la gauche et la droite de cette façon et bien des gens aimeraient en tout cas que ce soit cela. Force est pourtant de constater que, au pouvoir, les politiques de gauche ne satisfont pas souvent la justice, quelle que soit la définition qu’on en donne. Et que les politiques de droite font rarement régner l’ordre, sinon dans des conditions qui génèrent un puissant désir de désordre. N’y aurait-il pas là des définitions qui expriment davantage des souhaits que des réalités ?
La question du positionnement est évidemment en rapport avec celle plus générale du rapport au politique. Faut-il adhérer à la défense de certaines causes ? Quel regard peut-on jeter sur ses engagements passés ? Que représente l’indépendance d’esprit ? Et même que vaut en lui-même l’axe gauche-droite ? Ces questions, je les ai déjà abordées dans d’autres notes et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. (4) C’est plus précisément sur la signification et à la valeur de cette alternative que semblent offrir les notions de gauche et droite que je voudrais à présent m’arrêter.
La signification de ces notions a été plus d’une fois étudiée par des recherches portant sur les points de vue assimilés ou défendus par ceux qui se classent de tel ou tel côté (5), ce qui n’a pas manqué de faire apparaître bien des changements au fil du temps. Ainsi, la droite, longtemps regardée comme conservatrice, a pris l’allure d’un camp plutôt réformateur à partir plus ou moins des années 80. De même, la gauche, longtemps associée aux nouveautés, a plutôt campé sur une défense des acquis au cours des dernières décennies. Et ce ne sont pas là les changements les plus étonnants. Au cours des dernières années, des évolutions identifiables à de vrais retournements ont eu lieu, tant à gauche qu’à droite, au point de faire naître de nouvelles divergences au sein même de chaque bord. Dans tout cela, ce qui reste étonnant, c’est l’acharnement que mettent tant de gens, à la suite de tous les politiques, à classer et se classer sur cet axe aux contours si mal définis.
Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich, Penser contre son camp (6), m’offre l’occasion d’illustrer ce que l’on perd, selon moi, à vouloir appartenir à un camp, fût-ce pour s’en distinguer. Le livre est composé de chapitres dans lesquelles l’auteure expose ou réexpose son point de vue sur divers thèmes, tels le pacs et le mariage homosexuel, le féminisme et l’universalisme, l’islamisme et la laïcité, ou encore le wokisme. Pour chaque sujet abordé, elle énumère les articles qu’elle a publiés dans la grande presse, principalement depuis le milieu des années 2010. Il s’agit la plupart du temps d’opinions exposées, détaillées, commentées ou défendues dans le cadre d’intenses polémiques. Or, ce qui caractérise la plupart de ces polémiques, c’est qu’elles opposent des militants de ce qu’elle appelle « son camp ». Même et surtout lorsque les arguments portent sur la rigueur des recherches menées, les critiques se font vite virulentes, comme si l’enjeu du débat pesait sur les pouvoirs espérés et sur les politiques susceptibles d’être menées. Pour s’en convaincre, il suffit de retourner aux escarmouches embarquées avec Denis Saint-Amand, Roland Pfefferkorn, Philippe Corcuff, Michel Wieviorka, Alain Lipietz, Arnaud Saint-Martin, Alain Quemin, Daniel Borrillo, tous plus ou moins fortement engagés.
Nathalie Heinich met ainsi beaucoup d’ardeur à s’affirmer - sinon à prouver - qu’elle est de gauche, qu’elle l’est toujours restée et qu’elle n’est pas moins de gauche que ces formations radicales avec lesquelles elle ne peut être d’accord. Pourquoi revendiquer ce positionnement dont on perçoit si difficilement ce qu’il veut dire exactement, sinon que l’on n’est pas de droite, c’est-à-dire - selon les critères de Jean-Pierre Darroussin - que l’on est davantage porté vers la justice que vers l’ordre ? Satisfaction dérisoire, sinon risible, porteuse d’illusion et néfaste à la lucidité !
Évidemment, ressurgit à cette occasion la fameuse question de la neutralité axiologique qui a valu tant de notoriété à Max Weber et qui a souvent servi de reproche dirimant entre sociologues. Notant combien les « académo-militants » (7) auraient complexifié la consigne pour mieux s’innocenter, elle prétend la cerner par quatre de ses aspects :
« premièrement, concernant la posture énonciative, la neutralité ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ; deuxièmement, concernant l’objet de l’énonciation, elle ne porte que sur la politique et la morale, à l’exclusion des questions épistémiques (tel le respect de la neutralité), qui requièrent, au contraire, des positions tranchées ; troisièmement, concernant le sujet énonciateur, elle ne vaut que pour les membres du corps académique, payés pour produire du savoir objectif ; et quatrièmement, concernant le contexte d’énonciation, l’impératif de neutralité ne s’applique pas aux opinions exprimées dans la presse, ce qui laisse tout loisir aux universitaires d’endosser, parallèlement à leur métier, le rôle d’“intellectuels engagés” lorsqu’ils interviennent dans la cité - ce dont Weber lui-même ne s’était pas privé. » (8)
C’est vraiment du sur mesure ! Et on ne peut oublier les reproches qu’elle adressait à Pierre Bourdieu sur la base de la même neutralité axiologique, lesquels reproches apparaissent ainsi ajustés à sa conception très étroite du principe, puisqu’elle l’accusait de violations commises au sein même du travail de recherche sociologique. En effet, elle écrivit ceci :
« Ne prenons qu’un exemple : dans une séquence du documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu, La sociologie est un sport de combat, on le voit dans un bureau en compagnie de ses collaborateurs, en train de chercher, avec quelques difficultés, des données statistiques susceptibles d’illustrer les effets délétères du néo-libéralisme en Europe. Pour un non-sociologue, cette image a toutes les chances de certifier la scientificité de la démarche : ce pourquoi sans doute le réalisateur, loin de couper cette séquence au montage, lui a donné une bonne place dans son film ; mais pour un sociologue, elle est une assez cocasse caricature de travail scientifique, révélant la cuisine du tripatouillage des données lorsqu’on cherche à les utiliser non pour produire du savoir, mais pour cautionner un discours préexistant. » (9)
Que chacun aille donc relire Max Weber, et particulièrement Le savant et le politique (10). Ce qui s’en dégage, c’est l’idée - qui perd à être réduite à un mot d’ordre - selon laquelle on ne peut à la fois chercher la vérité des choses et agir sur elles, tout effort de lucidité profitant au premier souci et nuisant au deuxième, comme tout effort consenti pour mouvoir les choses profite au second et nuit au premier. Et cela, en dépit du fait effectivement avéré que Weber s’est mêlé de politique, notamment lors des négociations du Traité de Versailles. Définir le mot d’ordre de telle sorte que l’on puisse garder le crédit qui revient au chercheur tout en s’accordant la licence d’être un intellectuel engagé, c’est presque assimilable à un conflit d’intérêts. Et tout cela pour défendre un positionnement à gauche, voilà qui est quasi touchant.
Quelle que soit la pertinence des intentions générales nourries, les problèmes qu’il faut affronter sont toujours circonscrits. Si vous les abordez par le biais d’intentions générales partagées, vous introduisez un biais dans le jugement qui rend celui-ci moins adapté, moins ciblé sur la réalité des problèmes en cause. C’est ce que vous faites lorsque vous prenez position sur un problème à partir d’un engagement politique plutôt qu’en usant de votre indépendance d’esprit. Vous y gagnez la force agissante du nombre que représentent ceux qui partagent le même engagement politique ; vous y perdez la lucidité qu’offre une approche attentive à ne ne pas encombrer votre discernement de considérations étrangères au problème. Celui qui cherche à aligner son opinion sur le souci que celle-ci soit réputée de gauche ou de droite crée les conditions d’un aveuglement d’autant plus grave qu’il est fait pour être partagé.
Les points de vue qu’a défendu Nathalie Heinich et dont elle fait en quelque sorte le recensement dans Penser contre son camp me dérangent si peu qu’ils sont le plus souvent très proches des miens (11). Mais ils sont brandis comme des bannières destinées à unir, au sein d’un camp, un sous-camp contre un autre sous-camp. On comprend aisément qu’il s’agit là de peser sur le devenir social d’une idée performatrice. Mais si elle y parvient, il lui adviendra ce qui advient aux idées politiques qui triomphent : elle changera les choses d’une façon très différente de ce qui fut espéré.
C’est parce que l’engagement incline à l’entêtement qu’il serait bon de s’en garder. C’est parce que la gauche et la droite sont des biais qui supposent des directions préalables à toute analyse qu’il conviendrait de les oublier. C’est parce que le positionnement hiérarchise les opinions sur une base qui ne doit rien à la réalité concernée qu’il serait opportun de se tenir à l’aplomb du problème examiné, sans autre référence que l’intelligence des choses. Alors, et alors seulement, l’opinion devra tout à cette solitude qu’impose l’absence du soutien des autres.
(1) Cf. par exemple l’article de Arnaud Mercier “Pierre Desproges, un humoriste de droite ?” in ‘Je suis un artiste dégagé’. P. Desproges, l’humour, le style & l’humanisme, Publisher, 2014, pp. 127-140, consultable ici sur Internet.
(2) Cf. par exemple cet extrait d’un Journal télévisé de 2013 durant lequel, déjà, il formulait ce qui deviendra une de ses antiennes.
(3) Consultable ici sur Internet. Je n’ai pas pu trouver la date de l’émission ; elle remonte peut-être à 2021.
(4) Cf. mes notes des 9 juin 2010, 8 décembre 2011, 20 septembre 2012 et 22 décembre 2016.
(5) Il ne fut pas rare de voir des chercheurs annoncer la fin du clivage, alors même qu’il demeure très vivace. Cf. par exemple Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2018 (que je n’ai pas lu).
(6) Nathalie Heinich, Penser contre son camp. Itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche, Gallimard, 2025.
(7) User de cette expression témoigne de cette lucidité croisée lestée d’un auto-aveuglement qui caractérise souvent les querelles de méthode.
(8) Nathalie Heinich, Op. cit., p. 34.
(9) Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007, p. 72. J’avais moi-même relevé d’emblée cette scène du film de Pierre Carles comme l’exhibition de ce qu’il ne faut pas faire.
(10) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 10/18, 1959.
(11) C’est la manière de prendre position qui souvent nous sépare. Par exemple, lorsque Nathalie Heinich explique son opposition au mariage pour tous, elle rappelle qu’elle avait jugé la solution « non seulement confuse, mais perverse. » (Penser contre son camp, p. 48). Je m’étais également interrogé, mais plus particulièrement sur les conséquences à long terme d’un bouleversement que j’estimais mal appréhendé (cf. ma note du 27 décembre 2012).
lundi 9 juin 2025
Note d’opinion : l’exploration spatiale
À propos de l’exploration spatiale
Le sort de l’humanité dépend grandement des détenteurs du pouvoir politique. Il dépend aussi de l’idée qu’un grand nombre de gens se font des opportunités offertes par telle ou telle découverte.
Ce qui m’a conduit à évoquer aujourd’hui cet aspect du devenir humain, c’est une information qui vient de circuler sur bien des médias, une information exploitant une interview accordée par Robert Zubrin à l’A.F.P. Le plus souvent, cette information a été titrée : « Un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump ». Robert Zubrin est un ingénieur qui dirige la société Pioneer Astronautics et qui a fondé l’association internationale Mars Society, laquelle promeut l’exploration et la colonisation de la planète Mars. Or, dans l’interview en cause, il a sévèrement critiqué Musk et Trump à propos de l’exploration spatiale.
Qu’est-ce que Zubrin reproche à Musk et à Trump ? Sans doute principalement de ne pas se tourner vers les solutions que lui-même préconise pour se rendre sur Mars et donc de ne pas bénéficier des subventions publiques que Musk reçoit, ou du moins a reçu à ce jour. Mais de quelle divergence fait-il état ? Il met en cause - qui peut lui donner tort ? - l’« hybris et l’arrogance de Musk » et, considérant que celui-ci veut « transformer la mission martienne en une échappatoire à la Terre », il ajoute : « Nous n’allons pas sur Mars par détresse. Nous y allons parce que nous avons l’espoir […] d’établir de nouvelles branches de la civilisation humaine. […] Si nous mettons en œuvre le type de programme que j'ai préconisé […], nous pourrons à nouveau, comme nous l'avons fait avec Apollo, étonner le monde. […] Nous montrerons clairement que la liberté, et non l'autoritarisme, est l'avenir de la race humaine » (1)
Pareille publicité donnée aux propos de Zubrin laisse évidemment penser qu’il existe une alternative aux initiatives prises dans le domaine de l’exploration spatiale par Musk et Trump, alternative bienvenue ne serait-ce que parce que ceux-ci à présent se disputent comme le feraient des enfants dans une cour de récréation. Or cette alternative n’en est pas une, puisqu’elle préconise la même chose, à savoir la conquête humaine de la planète Mars.
C’est l’idée même d’aller coloniser Mars qui est fortement condamnable. Que ce soit pour fuir la Terre dite prochainement invivable, ou que ce soit pour se lancer dans une aventure visant à franchir la Nouvelle Frontière (notion chère aux Américains), ce projet se révèle délirant dès lors que l’on prend la peine de mesurer les conséquences d’une tentative qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le coût véritablement astronomique de ce dessein va priver bien d’autres urgences de moyens significatifs. En outre, il entretiendra dans la population l’idée fallacieuse que la sauvegarde de l’humanité passe par sa migration vers l’une ou l’autre planète hospitalière, illusion majeure qui illustre mieux que n’importe quelle autre cette fâcheuse tendance qu’a l’homme d’user et abuser de tout ce qu’il découvre, y compris à son propre préjudice. Si découverte il y a, c’est celle que l’avenir de l’homme est sur Terre ou n’est pas. Et c’est au grand nombre de l’admettre si l’on veut qu’il advienne.
Je n’ai aucune compétence dans les différentes disciplines scientifiques dont ces questions relèvent. Mais je suis enclin à faire confiance à ceux qui savent et qui restent à l’abri des enjeux politiques qu’elles dissimulent. Ainsi suis-je assez convaincu par ce qu’en dit par exemple quelqu’un comme Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français bien connu. Le 2 décembre 2019, il a publié sur ce problème un article dans lequel il n’hésite pas à parler d’une faillite symbolique. (2) À lui comme à d’autres, il arrive qu’il soit d’autant plus convaincant qu’il est véhément, comme lorsqu’il y alla d’un coup de gueule sur la conquête spatiale dans une librairie de Vincennes le 22 décembre 2023. (3) Pour une fois que la véhémence est mise au service d’une bonne cause…
(1) “Objectif Mars : un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump”, France 24, 6 juin 2025, 2025 AFP, à retrouver sur Internet.
(2) Aurélien Barrau, “La conquête spatiale comme faillite symbolique”, Diacritik, 2 décembre 2019, à retrouver sur Internet. Une version un peu différente de cet article a été publiée le 2 juin 2020 dans le magazine de GoodPlanet, à retrouver sur Internet.
(3) Cf. vidéo sur Facebook, à retrouver sur Internet.
Le sort de l’humanité dépend grandement des détenteurs du pouvoir politique. Il dépend aussi de l’idée qu’un grand nombre de gens se font des opportunités offertes par telle ou telle découverte.
Ce qui m’a conduit à évoquer aujourd’hui cet aspect du devenir humain, c’est une information qui vient de circuler sur bien des médias, une information exploitant une interview accordée par Robert Zubrin à l’A.F.P. Le plus souvent, cette information a été titrée : « Un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump ». Robert Zubrin est un ingénieur qui dirige la société Pioneer Astronautics et qui a fondé l’association internationale Mars Society, laquelle promeut l’exploration et la colonisation de la planète Mars. Or, dans l’interview en cause, il a sévèrement critiqué Musk et Trump à propos de l’exploration spatiale.
Qu’est-ce que Zubrin reproche à Musk et à Trump ? Sans doute principalement de ne pas se tourner vers les solutions que lui-même préconise pour se rendre sur Mars et donc de ne pas bénéficier des subventions publiques que Musk reçoit, ou du moins a reçu à ce jour. Mais de quelle divergence fait-il état ? Il met en cause - qui peut lui donner tort ? - l’« hybris et l’arrogance de Musk » et, considérant que celui-ci veut « transformer la mission martienne en une échappatoire à la Terre », il ajoute : « Nous n’allons pas sur Mars par détresse. Nous y allons parce que nous avons l’espoir […] d’établir de nouvelles branches de la civilisation humaine. […] Si nous mettons en œuvre le type de programme que j'ai préconisé […], nous pourrons à nouveau, comme nous l'avons fait avec Apollo, étonner le monde. […] Nous montrerons clairement que la liberté, et non l'autoritarisme, est l'avenir de la race humaine » (1)
Pareille publicité donnée aux propos de Zubrin laisse évidemment penser qu’il existe une alternative aux initiatives prises dans le domaine de l’exploration spatiale par Musk et Trump, alternative bienvenue ne serait-ce que parce que ceux-ci à présent se disputent comme le feraient des enfants dans une cour de récréation. Or cette alternative n’en est pas une, puisqu’elle préconise la même chose, à savoir la conquête humaine de la planète Mars.
C’est l’idée même d’aller coloniser Mars qui est fortement condamnable. Que ce soit pour fuir la Terre dite prochainement invivable, ou que ce soit pour se lancer dans une aventure visant à franchir la Nouvelle Frontière (notion chère aux Américains), ce projet se révèle délirant dès lors que l’on prend la peine de mesurer les conséquences d’une tentative qui ne peut aboutir qu’à un échec. Le coût véritablement astronomique de ce dessein va priver bien d’autres urgences de moyens significatifs. En outre, il entretiendra dans la population l’idée fallacieuse que la sauvegarde de l’humanité passe par sa migration vers l’une ou l’autre planète hospitalière, illusion majeure qui illustre mieux que n’importe quelle autre cette fâcheuse tendance qu’a l’homme d’user et abuser de tout ce qu’il découvre, y compris à son propre préjudice. Si découverte il y a, c’est celle que l’avenir de l’homme est sur Terre ou n’est pas. Et c’est au grand nombre de l’admettre si l’on veut qu’il advienne.
Je n’ai aucune compétence dans les différentes disciplines scientifiques dont ces questions relèvent. Mais je suis enclin à faire confiance à ceux qui savent et qui restent à l’abri des enjeux politiques qu’elles dissimulent. Ainsi suis-je assez convaincu par ce qu’en dit par exemple quelqu’un comme Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français bien connu. Le 2 décembre 2019, il a publié sur ce problème un article dans lequel il n’hésite pas à parler d’une faillite symbolique. (2) À lui comme à d’autres, il arrive qu’il soit d’autant plus convaincant qu’il est véhément, comme lorsqu’il y alla d’un coup de gueule sur la conquête spatiale dans une librairie de Vincennes le 22 décembre 2023. (3) Pour une fois que la véhémence est mise au service d’une bonne cause…
(1) “Objectif Mars : un expert met en garde contre la politique spatiale de Musk et Trump”, France 24, 6 juin 2025, 2025 AFP, à retrouver sur Internet.
(2) Aurélien Barrau, “La conquête spatiale comme faillite symbolique”, Diacritik, 2 décembre 2019, à retrouver sur Internet. Une version un peu différente de cet article a été publiée le 2 juin 2020 dans le magazine de GoodPlanet, à retrouver sur Internet.
(3) Cf. vidéo sur Facebook, à retrouver sur Internet.
mardi 3 juin 2025
Note d’opinion : l’épochè
À propos de l’épochè
Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.
L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.
La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.
La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?
Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).
La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?
Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.
Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.
C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?
S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.
(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.
Que savons-nous du passé ? Que savons-nous du lointain ? L’histoire et la géographique sont synthétiques, nécessairement synthétiques. Les conséquences de ces états de choses sont décisives. En prendre conscience peut peut-être en atténuer les effets aveuglants.
L’histoire est synthétique parce qu’il n’est possible d’évoquer le passé qu’en sélectionnant quelques faits supposés révélateurs d’une réalité infiniment encombrées de faits de toutes sortes. Ce qui guide la sélection ainsi opérée est révélateur de préférences affirmées et conscientes ou tues et non conscientes. Par exemple, le récit national - cette version de l’histoire d’un pays plus ou moins partagée en son sein - répond à des ambitions idéologiques peu affirmées telles, mais suffisamment prégnantes pour peser sur la sélection des faits et, davantage encore, sur leur interprétation.
La géographie est synthétique parce qu’il n’est pas possible d’appréhender l’espace dans sa totalité, non seulement dans sa totalité intrinsèque, mais également dans la totalité de tout segment circonscrit, quelle qu’en soit l’exiguïté. Que ce soient dans ses aspects naturels ou artificiels, dans ses composantes physiques ou biologiques, dans ses caractéristiques telluriques ou économiques, chaque endroit est le résultat d’une infinité de déterminations qui échappent au seul inventaire. Par exemple, chaque élément recensé en quelque lieu que ce soit est le produit d’une histoire dont la connaissance seule pourrait éclairer la préhension la plus vraisemblable. C’est dire si la synthèse dont on est contraint de se satisfaire conserve une imprécision dont profite les velléités idéologiques, voulues ou occultes.
La première des conclusions qui peut être tirée de tout cela, c’est que l’histoire et la géographie sont une même chose en ce qu’elles visent toutes deux, ensemble, à démêler le vrai du faux à propos du découlement de la réalité, à l’inverse des autres sciences qui se penchent sur ce qui explique le type de découlement spécifique à telle ou telle réalité. Davantage encore que pour les autres sciences dites humaines, la tâche est rendue d’autant plus malaisée que, le plus souvent, la réalité observée est déjà embuée par un grand nombre de prédications tenaces. La deuxième conclusion possible, c’est que nos jugements communs sur le monde sont à ce point pollués par les synthèses engagées répandues par la doxa qu’il serait judicieux - forts de ce type de lucidité - de suspendre tous ces diagnostics, toutes ces évaluations, toutes ces prises de parti que la vie sociale nous incite à rejoindre. Qu’aurions-nous à souffrir d’une épochè idéologique, sinon d’un peu de solitude ?
Un exemple de la manière de raisonner sur pareille base serait le bienvenu. Je le trouve dans un article que l’on doit à Francesca Melandri et qui a été publié par le journal Le Monde le 30 mai dernier (1).
La question que cet article pose, c’est celle de l’empathie sélective. Parmi les souffrances que l’homme inflige à l’homme, y a-t-il lieu de distinguer celles qui, pour quelque raison que ce soit, méritent d’être déplorées ? Dans quelle mesure le nombre et la durée des maltraitances fournissent-ils un critère de sélectivité susceptible d’établir une hiérarchie des horreurs ?
Dans les années 90, Francesca Melandri fut témoin du sort des Lhotshampas, une minorité népalaise du Bouthan déportée dans des camps et violentée. Ayant documenté ces faits, elle se heurta au refus des télévisions italiennes de faire écho à cette information au motif que l’épuration ethnique en cours en Bosnie retenait toute leur attention. Elle en vint ainsi à constater : « Il existe des génocides plus populaires que d’autres. » Le Soudan, la République démocratique du Congo, l’Ukraine, Gaza : des situations parmi d’autres qui témoignent de la férocité dont les humains sont capables, mais des situations aussi vis-à-vis desquelles l’information circule ou pas, vis-à-vis desquelles également l’esprit partisan s’exprime. Et Francesca Melandri d’avancer l’idée que ces discriminations trouveraient leur source dans l’identité.
Je ne suis pas sûr que le concept d’identité soit en l’occurence le plus approprié. Mais peu importe, ai-je envie de dire. Ce qui est visé, c’est cette indécrottable tendance à préférer nos préférences, y compris lorsque nous avons le sentiment très subjectif d’être impartial et objectif. Emporté par l’opinion de ceux dont nous nous sentons proches, nous adhérons au pour et bâillonnons le contre d’autant plus facilement que réfréner toute opinion serait plus mal vu encore que d’exprimer une opinion contraire.
C’est évidemment les prises de position suscitées par les attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2024 et par la dévastation de la bande de Gaza décidée ensuite par le Gouvernement israélien qui illustrent le mieux ce désir irrépressible d’engagement politique. Quoi qu’ait eu d’exceptionnel le génocide dont furent victimes les juifs d’Europe (organisation industrielle de l’extermination), le souhait de certains des survivants et de certains de leurs descendants de n’admettre aucune comparaison entre leur malheur et celui d’autres victimes d’horreurs insignes a conduit notamment certains dirigeants israéliens à attribuer sans vergogne à l’antisémitisme toute critique des actions menées à Gaza. Le malheur engendré par l’horreur qui sert à justifier une autre horreur et à nier un autre malheur : peut-on aller plus loin dans l’insanité ?
S’il fallait un argument supplémentaire afin de convaincre tout un chacun de différer tout jugement et de s’arroger le droit de ne pas prendre position sans s’être donné le temps d’examiner les causes et les raisons des opinions a priori les plus repoussantes, ce serait de reconnaître que tout humain, aussi bienveillant et pacifique soit-il, peut être entraîné par des circonstances nouvelles et prédominantes à commettre des horreurs qu’il n’imagine même pas. Nous ne choisissons pas d’être innocent (de cela, bien sûr) ; c’est notre histoire qui nous rend tel.
(1) Francesca Melandri, “L’empathie sélective pour les peuples en souffrance est un échec éthique colossal” in Le Monde, 30 mai 2025, p. 26.
dimanche 25 mai 2025
Note de lecture : Laurent Perreau
Bourdieu et la phénoménologie
de Laurent Perreau
Voilà un livre auquel je ne me serais sans doute pas intéressé si je n’avais eu l’occasion de discuter avec Daniel Giovannangeli de la place que la phénoménologie occupe dans le cursus intellectuel de Pierre Bourdieu. (1) Et j’aurais eu tort, car il recèle bien des choses dignes d’intérêt.
Bourdieu et la phénoménologie de Laurent Perreau (2) est un ouvrage qui, à première vue, cherche à déterminer la dette que Bourdieu doit à la phénoménologie. Et l’on pourrait se dire - comme je fus tenté a priori de le penser - que la démarche ne méritait même pas d’être entreprise. D’abord parce que l’on peut croire que l’œuvre de Bourdieu est à ce point distante de la phénoménologie que la tentative ressemble à un projet désespéré ; ensuite parce qu’il est difficile d’imaginer quel profit peut en être retiré, sinon celui d’accorder à la phénoménologie le mérite de n’être pas pour rien dans les acquis de la sociologie bourdieusienne.
Lecture faite, il me faut admettre que le livre éclaire plusieurs aspects importants de la carrière et de l’œuvre de Bourdieu, mais aussi qu’il ouvre un certain nombre de questions qui méritent sans nul doute réflexion. Lorsqu’un livre dissipe au moins en partie les préjugés qui nous avaient d’abord conduits à le juger inintéressant, je crois qu’il n’est pas inutile de réfléchir à l’origine de ces préjugés. En l’occurrence, ce que je croyais savoir de Pierre Bourdieu, mais aussi les écarts qui séparaient selon moi sa façon de penser de la mienne et qui sont peut-être à l’origine de ma première réaction.
Deux convictions anciennes me semblent susceptibles d’avoir joué un rôle dans la manière dont j’ai progressivement cru ne pas pouvoir accepter totalement les prises de position et les raisonnements de Pierre Bourdieu. Et ce ne sont ni ses engagements politiques, ni ses entorses à la neutralité axiologique, divergences beaucoup plus récentes qui portent essentiellement sur la recherche en sociologie. Les deux convictions dont je parle, je vais les appeler le rejet de la métaphysique et le déterminisme.
Le rejet de la métaphysique
Adolescent élevé dans la foi catholique, j’ai perdu celle-ci dans un contexte - c’était à la fin des années 50 - où le clergé dominait la vie sociale d’une façon telle qu’il était tentant d’abjurer d’une même ruade la croyance en Dieu, les politiques de droite, le capitalisme et la vie bourgeoise. C’était à ce point naïf et opiniâtre que je comprenais mal comment on pouvait être chrétien de gauche ou athée libéral. Je n’ai pas mis longtemps à tempérer tout cela, jusqu’à admettre que rien n’était simple, sinon les convictions idéologiques. De l’assimilation de la métaphysique à la croyance en Dieu, il m’est resté une méfiance impénitente envers le concept de spiritualité.
De nos jours encore, je n’arrive pas à distinguer ce qui, dans la pensée, mérite d’être qualifié de spirituel. Ceux qui usent de ce mot ne le comprennent évidemment pas comme un adjectif qui renvoie simplement à ce qui est de l’ordre de l’esprit, mais en évoque un contour à la fois plus large et plus étroit. Plus large en ce qu’il dépasse les limites du cerveau, par exemple en se référant à l’âme ou mieux encore à des connexions entre la pensée et des choses surnaturelles. Plus étroit en ce qu’il exclut le corps et même la corporéité de la pensée, choisissant ainsi de faire de celle-ci une singularité immatérielle prodigieuse. Il arrive même souvent que le sens du mot soit réduit à ce qui, dans l’esprit, ne regarde que les valeurs morales et intellectuelles (3). Et je me garderai de citer ce sens qui ramène le mot au goût pour l’humour.
Venons-en à la métaphysique.
J’ai bien sûr révisé depuis longtemps mes préventions d’adolescent. Mais cela s’est surtout traduit par un approfondissement de la question qui a abouti à quelque chose comme une réhabilitation des sens. Le choc que Bacon, Galilée et Descartes ont fait subir à la philosophie au début du XVIIe siècle comporte deux versants. Le premier indique une manière nouvelle d’user des sens et des perceptions qu’on leur doit pour construire des connaissances nouvelles : la science. Le second investigue la métaphysique avec l’espoir d’y obtenir des progrès comparables à ceux que promet la science. Comment juger aujourd’hui ces deux versants ? Le premier a été efficace quant à l’accumulation de connaissances, mais en grande partie dommageable pour l’homme en ses effets. Le second a été fort stérile, en ce compris eu égard à l’ambition de penser mieux.
Comment considérait-on les choses juste avant ce choc ? Montaigne, qui est mort trois ans et demi avant la naissance de Descartes, a écrit :
« Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arrière. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance […] » (4)
Mais, dira-t-on, ce qui est perçu par les sens est néanmoins soumis à l’entendement, lequel en peut mesurer les limites et les incertitudes. Seulement voilà :
« Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour verifier cet instrument il nous y faut de la demonstration ; pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infini. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le subjet estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subjet, ains seulement la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subjet sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subjet. » (5)
Ce qui est là en cause, c’est évidemment notre rapport à l’être. Et là, Montaigne se veut clair :
« Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. » (6)
Je voudrais ici me risquer à caractériser en quelques mots l’histoire de la philosophie occidentale, d’un certain point de vue bien évidemment. C’est téméraire, j’en suis conscient, et cela serait en outre bien prétentieux si je ne précisais d’emblée qu’il s’agit là d’un jeu que mon incompétence autorise, ou du moins explique.
Durant l’Antiquité, la philosophie devait pratiquement tout à une libre approche des questions, libre dans la mesure où elle ne reposait sur aucun principe premier, sinon sur ceux qu’elle pensait découvrir dans le rapport que l’homme entretenait avec le monde. La métaphysique, telle que désignée par exemple dans l’ouvrage du même nom d’Aristote (7), se bornait au domaine de la logique et à des notions telles la forme et la substance, comme en contient l’hylémorphisme. Bien sûr, on citera sans doute Plotin pour contester mon propos. Pourtant, le mysticisme de ce dernier était essentiellement ascensionnel, son Dieu restant pratiquement muet ; là réside ce qui le distingue des mystiques chrétiens et surtout d’Augustin, celui qui, un siècle et demi plus tard, bousculera la philosophie.
Il me semble utile ici de citer Ernst Cassirer. Partant de deux citations d’Augustin (8), il en arrive à écrire ceci :
« La raison abandonnera son indépendance et son autonomie. Elle cessera de posséder une lumière propre pour ne luire que par le biais d’une autre lumière qu’elle réfléchira. Quand cette lumière viendra à manquer la raison humaine perdra et son efficacité et sa puissance.
C’est dans le De Magistro d’Augustin que l’on trouve la plus claire expression de cette profonde métamorphose de la pensée grecque. On y voit là ce dernier réfuter l’idée même d’une sagesse purement humaine ainsi que le concept d’un enseignement spécifiquement humain, Dieu étant, pour le christianisme, le seul maître en matière de pensée comme en matière de conduite à tenir. C’est en lui et en lui seul que l’on trouve le vrai magister. Toute connaissance, qu’il s’agisse du monde sensible, des mathématiques ou de la dialectique, se fonde sur une révélation provenant de sa lumière éternelle. Tout processus de pensée ou de discussion rationnelles ne relève que d’une illumination et par là même d’un acte de grâce. Dieu est le “pater veritatis, pater sapientiae, […] pater inetelligibilis lucis”, “pater evigilationis atque illuminationis nostrae” : le père de la lumière intelligible et le père de nos lumières. » (9)
Voilà donc la philosophie empêtrée dans la parole de Dieu. Et pour longtemps. C’est dire ce que peut avoir de singulier la pensée de Montaigne, d’abord lorsqu’elle restaure une raison autonome et en touche les limites, ensuite lorsqu’elle traite de ce qui, trois siècles et demi plus tard, préoccupera tant les phénoménologues. Car comment mieux dire (ou plutôt rendre plus immédiatement compréhensible) ce que je citais supra à propos des « choses estrangeres », sinon peut-être en en donnant une version en français moderne :
« Notre conception n’est pas ajustée aux choses étrangères, mais elle est conçue par l’entremise des sens, et les sens n’embrassent pas l’objet étranger, mais seulement leurs propres impressions, et, par conséquent, la conception et l’image ne sont pas celles de l’objet, mais seulement celles de l’impression subie par le sens : cette impression et l’objet sont des choses différentes : c’est pourquoi celui qui juge par les apparences juge par autre chose que par l’objet. » (10)
Il serait fou d’affirmer après cela que la philosophie aurait été dévoyée à partir du début du XVIIe siècle par une métaphysique compromise, même si diverses tentatives de réhabilitation, telle celle de Claudine Tiercelin (11), incite à n’en pas rejeter totalement l’idée. Elle réclame d’accepter que l’histoire de la philosophie n’est pas caractérisée par un progrès constant - dont on voit mal d’ailleurs sur quelle base il pourrait être décrété -, mais qu’elle pourrait, comme tout, être sujette à un déclin ou à tout le moins à des éclipses. C’est pourquoi je cultive toujours une certaine méfiance vis-à-vis des courants qui privilégient l’intériorité, le sujet et des formes spiritualistes de la métaphysique.
Le déterminisme
Je serai très bref sur cet aspect de mes convictions, que j’ai déjà justifié plus d’une fois. (12)
On peut argumenter contre la causalité. Non pas simplement en raison de la confusion qui peut naître de la corrélation et de l’analogie. Pas même à partir de l’ignorance que Pascal évoque lorsqu’il parle des Raisons des effets (13). Tout simplement au nom du caractère trop axiomatique de la causalité.
Si l’on accepte la causalité, alors on voit mal ce qui pourrait y échapper, pas même la plus éphémère et plus petite des idées qui nous traversent l’esprit. Ce qui exige d’admettre que la cause ou la cause de la cause nous en dépossède. (14) « Car si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant » écrit Descartes (15), ce qui est fort logique. S’il en conclut que ce quelque chose vient de Dieu, s’en tirant par ce que j’appellerais une pirouette augustinienne, il signifie bien que, sans le concours de Dieu, rien ne peut naître dans l’esprit qui soit créé ex nihilo.
Le simple fait que Bourdieu prétend que la connaissance de nos déterminations peut quelquefois nous en libérer suffit à écorner la causalité, car l’effort de les connaître est tout autant déterminé que ce qui pousse à les méconnaître, y compris lorsqu’on s’entend dire ce qu’elles sont.
* * *
C’est donc avec ces convictions relatives à la métaphysique et au déterminisme que j’ai lu aussi bien Bourdieu que Laurent Perreau. Ses convictions, il convient bien sûr de les mettre sans cesse à l’épreuve et, pour cela, d’écouter et de lire ceux qui argumentent dans un sens différent. C’est là une hygiène intellectuelle qui modère l’emprise des préjugés. Pour la même raison, il convient d’éviter de regarder les croyances des autres autrement que l’on ne se sent capable de regarder ses propres croyances, surtout lorsqu’on s’illusionne sur la véridicité des ces dernières.
Je dois au livre de Laurent Perreau trois choses : d’abord, des informations nouvelles pour moi et relatives à Bourdieu ; ensuite, des citations de Bourdieu que je ne connaissais pas ou qui s’éclairaient d’être ainsi isolées d’un sens à côté duquel j’étais passé ; ensuite, une manière de tirer Bourdieu vers la phénoménologie qui, à certains égards, m’apparaît désormais intéressante.
Ce que j’ai ainsi appris à propos de Bourdieu va de faits importants - telle par exemple la nature précise de ses préoccupations philosophiques avant qu’il parte en Algérie en 1955 - jusqu’à des paroles ignorées ou mésestimées à propos de la phénoménologie, comme à propos du déterminisme. Le simple fait d’apprendre qu’il ait envisagé d’écrire une thèse de nature phénoménologique avec Georges Canguilhem m’a conduit à tempérer mon inclination à juger étrange l’objectif général que Laurent Perreau s’était assigné. Quelques exemples s’imposent.
Ainsi, à propos de ce que seraient, chez Bourdieu, les rapports entre la phénoménologie et la liberté. Dans Raisons pratiques, Bourdieu a écrit ceci :
« Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une orthodoxie, une vision droite, dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre les visions concurrentes ; et que l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues, c’est-à-dire de l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement construit, comme les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est institué qu’au terme d’affrontements entre dominants et dominés. » (16)
Ce passage - que Laurent Perreau cite comme significatif (p. 125) -, je l’avais lu et je l’avais même épinglé d’un repère marginal. Pourtant, je n’avais pas compris alors l’importance qu’avait pour Bourdieu le fait d’évoquer « l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues ». Ce qui m’apparaît à présent (et peut-être est-ce aujourd’hui que je me trompe le plus), c’est la réduction de la doxa à ce qui est nécessairement erroné, sauvant par là-même le savoir, ou en tout cas un certain savoir, de l’emprise des déterminations. Le rapport doxique au monde se limiterait ainsi à l’évidence, « en deçà de la conscience et du choix ». En me focalisant sur les luttes et les rapports de domination évoqués, je suis peut-être passé à côté de quelque chose d’une importance tout aussi grande. Un autre extrait cité (p. 273) renforce fortement ce que j’ai cru ainsi découvrir. Je le reproduis :
« […] la sociologie des déterminants sociaux de la pratique sociologique est le seul fondement possible d’une liberté possible par rapport à ces déterminations. Et c’est seulement à condition qu’il s’assure le plein usage de cette liberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui, loin de condamner les agents à la cage de fer d’un déterminisme rigide, leur offre les moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice. » (17)
J’ai bien du mal à m’interdire de voir dans ce passage une étrange manifestation de naïveté. Pourquoi diable l’accès aux « moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice » ne serait-il pas moins déterminé que l’adhésion à la doxa ? Et cette libération envisagée ne serait-elle pas moins illusoire que l’assentiment au sens commun ? Ces questions ne mériteraient-elles pas d’être posées ?
Entendons-nous bien. Mes interrogations ne me rapprochent évidemment pas de la phénoménologie, ni de Laurent Perreau. Mais elles trouvent leur source dans cet éclairage nouveau de l’œuvre de Bourdieu que le livre de Perreau m’a permis de découvrir. Et je ne puis contredire celui-ci lorsqu’il écrit :
« Alors même que Bourdieu s’oppose frontalement et globalement à la conception phénoménologique du sens comme sens de l’expérience vécue, sa propre conception du sens de la pratique ne cesse de mobiliser des termes, des analyses et des concepts qui sont empruntés à la phénoménologie. » (p. 115)
Un autre exemple concernerait les critiques que Bourdieu adresse au structuralisme. Ce qui est visé là, c’est l’objectivation première, celle qui néglige de s’objectiver elle-même. Perreau cite ( p. 102) un petit extrait du Sens pratique ainsi libellé :
« Se situer dans l’ordre de l’intelligibilité comme le fait Saussure, c’est adopter le point du vue du “spectateur impartial” qui, attaché à comprendre pour comprendre est porté à mettre cette intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos. » (18)
En lisant ceci dans le contexte du livre de Perreau, il m’est apparu d’abord que prétendre que « faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos » est tout à fait excessif et rend bien mal justice de la position de Saussure, ensuite que toute la séquence que constitue le chapitre 1 du Sens pratique, “Objectiver l’objectivation”, mérite d’être relue avec un regard nouveau. La distance prise là vis-à-vis de Lévi-Strauss répète d’une certaine manière l’analyse faite ailleurs de la skholè - du temps libre comme de l’école - et des biais importants qu’elle peut entraîner. Je pense là, par exemple, à la valeur du regard porté par un chercheur soucieux de rigueur scientifique qui prétend savoir sur une population primitive bien plus que ce que peuvent en savoir les membres de cette population. Pourtant, il serait inconséquent de négliger le fait que cette attitude de « spectateur impartial » a décisivement affranchi le chercheur des préjugés qui lui auraient fait voir les choses autrement. D’autant que l’objectivation de l’objectivation pourrait anéantir en pareil cas tout savoir minutieux, surtout si elle consiste à s’inspirer des analyses phénoménologiques dont la pratique peut être l’objet. Ce qui revient en quelque sorte à choisir entre deux pis-aller.
J’ai quasi honte de ce que je viens de dire du livre de Laurent Perreau, d’autant que je l’ai très subjectivement regardé à la lumière de ma propre histoire. Et cela, sans me garder des simplifications outrancières et des raisonnements à l’emporte-pièce. C’était ça, je l’avoue, ou alors un livre plein de nuances et de précautions… que je n’ai pas le courage d’écrire.
(1) Cf. les commentaires au bas de ma note du 15 avril 2025.
(2) Laurent Perreau, Bourdieu et la phénoménologie. Théorie du sujet social, CNRE Éditions, 2019.
(3) Par exemple, il y a à mon sens quelque chose comme une imposture dans la manière dont Gabriel Ringlet a parlé des « grands enjeux spirituels contemporains » (Cf. ma note du 10 août 2014 sur la spiritualité).
(4) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 588.
(5) Montaigne, Op. cit., pp. 600-601.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 601. Pour une bonne compréhension de ces citations de Montaigne, il s’impose de lire un passage complet du chapitre XII du Livre II des Essais, passage débutant page 587 avec les mots « Ce propos m’a porté sur la considération des sens » et s’achevant à la fin de la page 601.
(7) Le titre de Métaphysique a été assigné à l’ouvrage d’Aristote par Andronicos de Rhodes au Ier siècle avant Jésus-Christ.
(8) « Ne va pas à l’extérieur de toi, mais rentre en toi-même ; c’est dans l’essence intime de l’homme que réside la réalité. » ; « Transcende-toi […] et tourne-toi vers ce qui est à la source de la lumière de la raison. » (Saint Augustin, “La vraie religion” in Œuvres complètes, vol. 8, trad. de J. Pegon, pp. 129-131.
(9) Ernst Cassirer, Le mythe de l’État [1946], trad. par Bertrand Vergely, Gallimard, Tel, 1993, pp. 120-121.
(10) Montaigne, Les Essais en français moderne, adaptation par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 733. Les choses étrangères sont bien entendu ce qui n’est pas “intérieur” à l’homme, donc le réel capté par les sens. Le passage cité est inspiré du chapitre 7 du Livre II des Esquisses pyrrhoniennes, “Le critère ‘selon lequel’”, de Sextus Empiricus (trad. par Pierre Pellegrin, Seuil, Essais, 1997, pp. 239-245), ce qui n’autorise pas selon moi d’affirmer que Montaigne fut sceptique en tout ce qu’il écrivit.
(11) Cf. Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éd. d’Ithaque, 2011.
(12) Cf. notamment mes notes des 3 juillet 2013 et 23 janvier 2020.
(13) Pascal, Pensées, établies par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 80 à 104, pp. 57-64.
(14) Que nous puissions faire naître nos idées par la volonté, voilà qui suscite en permanence l’illusion d’un libre arbitre dont nous ne pouvons nous déprendre. Mais si notre esprit s’emplit des causes utiles à la conscience de cette illusion, nous avons la capacité de la regarder pour ce qu’elle est, sans avoir pour autant le moyen de nous en libérer. Lichtenberg a dit ça mieux que quiconque : « Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (Cité par Jean-François Billeter in Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, p. 89.
(15) Descartes, “Méditation troisième” in Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 290.
(16) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994, pp. 128-129.
(17) Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992, p. 273.
(18) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980, p. 53.
Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
À propos de Bourdieu et Finkielkraut
Le sens pratique
sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique
Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle d’Étienne Anheim et Paul Pasquali
de Laurent Perreau
Voilà un livre auquel je ne me serais sans doute pas intéressé si je n’avais eu l’occasion de discuter avec Daniel Giovannangeli de la place que la phénoménologie occupe dans le cursus intellectuel de Pierre Bourdieu. (1) Et j’aurais eu tort, car il recèle bien des choses dignes d’intérêt.
Bourdieu et la phénoménologie de Laurent Perreau (2) est un ouvrage qui, à première vue, cherche à déterminer la dette que Bourdieu doit à la phénoménologie. Et l’on pourrait se dire - comme je fus tenté a priori de le penser - que la démarche ne méritait même pas d’être entreprise. D’abord parce que l’on peut croire que l’œuvre de Bourdieu est à ce point distante de la phénoménologie que la tentative ressemble à un projet désespéré ; ensuite parce qu’il est difficile d’imaginer quel profit peut en être retiré, sinon celui d’accorder à la phénoménologie le mérite de n’être pas pour rien dans les acquis de la sociologie bourdieusienne.
Lecture faite, il me faut admettre que le livre éclaire plusieurs aspects importants de la carrière et de l’œuvre de Bourdieu, mais aussi qu’il ouvre un certain nombre de questions qui méritent sans nul doute réflexion. Lorsqu’un livre dissipe au moins en partie les préjugés qui nous avaient d’abord conduits à le juger inintéressant, je crois qu’il n’est pas inutile de réfléchir à l’origine de ces préjugés. En l’occurrence, ce que je croyais savoir de Pierre Bourdieu, mais aussi les écarts qui séparaient selon moi sa façon de penser de la mienne et qui sont peut-être à l’origine de ma première réaction.
Deux convictions anciennes me semblent susceptibles d’avoir joué un rôle dans la manière dont j’ai progressivement cru ne pas pouvoir accepter totalement les prises de position et les raisonnements de Pierre Bourdieu. Et ce ne sont ni ses engagements politiques, ni ses entorses à la neutralité axiologique, divergences beaucoup plus récentes qui portent essentiellement sur la recherche en sociologie. Les deux convictions dont je parle, je vais les appeler le rejet de la métaphysique et le déterminisme.
Le rejet de la métaphysique
Adolescent élevé dans la foi catholique, j’ai perdu celle-ci dans un contexte - c’était à la fin des années 50 - où le clergé dominait la vie sociale d’une façon telle qu’il était tentant d’abjurer d’une même ruade la croyance en Dieu, les politiques de droite, le capitalisme et la vie bourgeoise. C’était à ce point naïf et opiniâtre que je comprenais mal comment on pouvait être chrétien de gauche ou athée libéral. Je n’ai pas mis longtemps à tempérer tout cela, jusqu’à admettre que rien n’était simple, sinon les convictions idéologiques. De l’assimilation de la métaphysique à la croyance en Dieu, il m’est resté une méfiance impénitente envers le concept de spiritualité.
De nos jours encore, je n’arrive pas à distinguer ce qui, dans la pensée, mérite d’être qualifié de spirituel. Ceux qui usent de ce mot ne le comprennent évidemment pas comme un adjectif qui renvoie simplement à ce qui est de l’ordre de l’esprit, mais en évoque un contour à la fois plus large et plus étroit. Plus large en ce qu’il dépasse les limites du cerveau, par exemple en se référant à l’âme ou mieux encore à des connexions entre la pensée et des choses surnaturelles. Plus étroit en ce qu’il exclut le corps et même la corporéité de la pensée, choisissant ainsi de faire de celle-ci une singularité immatérielle prodigieuse. Il arrive même souvent que le sens du mot soit réduit à ce qui, dans l’esprit, ne regarde que les valeurs morales et intellectuelles (3). Et je me garderai de citer ce sens qui ramène le mot au goût pour l’humour.
Venons-en à la métaphysique.
J’ai bien sûr révisé depuis longtemps mes préventions d’adolescent. Mais cela s’est surtout traduit par un approfondissement de la question qui a abouti à quelque chose comme une réhabilitation des sens. Le choc que Bacon, Galilée et Descartes ont fait subir à la philosophie au début du XVIIe siècle comporte deux versants. Le premier indique une manière nouvelle d’user des sens et des perceptions qu’on leur doit pour construire des connaissances nouvelles : la science. Le second investigue la métaphysique avec l’espoir d’y obtenir des progrès comparables à ceux que promet la science. Comment juger aujourd’hui ces deux versants ? Le premier a été efficace quant à l’accumulation de connaissances, mais en grande partie dommageable pour l’homme en ses effets. Le second a été fort stérile, en ce compris eu égard à l’ambition de penser mieux.
Comment considérait-on les choses juste avant ce choc ? Montaigne, qui est mort trois ans et demi avant la naissance de Descartes, a écrit :
« Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arrière. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine cognoissance […] » (4)
Mais, dira-t-on, ce qui est perçu par les sens est néanmoins soumis à l’entendement, lequel en peut mesurer les limites et les incertitudes. Seulement voilà :
« Pour juger des apparences que nous recevons des subjets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour verifier cet instrument il nous y faut de la demonstration ; pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voylà à reculons jusques à l’infini. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le subjet estranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subjet, ains seulement la passion et souffrance du sens, laquelle passion et subjet sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subjet. » (5)
Ce qui est là en cause, c’est évidemment notre rapport à l’être. Et là, Montaigne se veut clair :
« Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsin, estant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, par ce que tout ou vient en estre et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. » (6)
Je voudrais ici me risquer à caractériser en quelques mots l’histoire de la philosophie occidentale, d’un certain point de vue bien évidemment. C’est téméraire, j’en suis conscient, et cela serait en outre bien prétentieux si je ne précisais d’emblée qu’il s’agit là d’un jeu que mon incompétence autorise, ou du moins explique.
Durant l’Antiquité, la philosophie devait pratiquement tout à une libre approche des questions, libre dans la mesure où elle ne reposait sur aucun principe premier, sinon sur ceux qu’elle pensait découvrir dans le rapport que l’homme entretenait avec le monde. La métaphysique, telle que désignée par exemple dans l’ouvrage du même nom d’Aristote (7), se bornait au domaine de la logique et à des notions telles la forme et la substance, comme en contient l’hylémorphisme. Bien sûr, on citera sans doute Plotin pour contester mon propos. Pourtant, le mysticisme de ce dernier était essentiellement ascensionnel, son Dieu restant pratiquement muet ; là réside ce qui le distingue des mystiques chrétiens et surtout d’Augustin, celui qui, un siècle et demi plus tard, bousculera la philosophie.
Il me semble utile ici de citer Ernst Cassirer. Partant de deux citations d’Augustin (8), il en arrive à écrire ceci :
« La raison abandonnera son indépendance et son autonomie. Elle cessera de posséder une lumière propre pour ne luire que par le biais d’une autre lumière qu’elle réfléchira. Quand cette lumière viendra à manquer la raison humaine perdra et son efficacité et sa puissance.
C’est dans le De Magistro d’Augustin que l’on trouve la plus claire expression de cette profonde métamorphose de la pensée grecque. On y voit là ce dernier réfuter l’idée même d’une sagesse purement humaine ainsi que le concept d’un enseignement spécifiquement humain, Dieu étant, pour le christianisme, le seul maître en matière de pensée comme en matière de conduite à tenir. C’est en lui et en lui seul que l’on trouve le vrai magister. Toute connaissance, qu’il s’agisse du monde sensible, des mathématiques ou de la dialectique, se fonde sur une révélation provenant de sa lumière éternelle. Tout processus de pensée ou de discussion rationnelles ne relève que d’une illumination et par là même d’un acte de grâce. Dieu est le “pater veritatis, pater sapientiae, […] pater inetelligibilis lucis”, “pater evigilationis atque illuminationis nostrae” : le père de la lumière intelligible et le père de nos lumières. » (9)
Voilà donc la philosophie empêtrée dans la parole de Dieu. Et pour longtemps. C’est dire ce que peut avoir de singulier la pensée de Montaigne, d’abord lorsqu’elle restaure une raison autonome et en touche les limites, ensuite lorsqu’elle traite de ce qui, trois siècles et demi plus tard, préoccupera tant les phénoménologues. Car comment mieux dire (ou plutôt rendre plus immédiatement compréhensible) ce que je citais supra à propos des « choses estrangeres », sinon peut-être en en donnant une version en français moderne :
« Notre conception n’est pas ajustée aux choses étrangères, mais elle est conçue par l’entremise des sens, et les sens n’embrassent pas l’objet étranger, mais seulement leurs propres impressions, et, par conséquent, la conception et l’image ne sont pas celles de l’objet, mais seulement celles de l’impression subie par le sens : cette impression et l’objet sont des choses différentes : c’est pourquoi celui qui juge par les apparences juge par autre chose que par l’objet. » (10)
Il serait fou d’affirmer après cela que la philosophie aurait été dévoyée à partir du début du XVIIe siècle par une métaphysique compromise, même si diverses tentatives de réhabilitation, telle celle de Claudine Tiercelin (11), incite à n’en pas rejeter totalement l’idée. Elle réclame d’accepter que l’histoire de la philosophie n’est pas caractérisée par un progrès constant - dont on voit mal d’ailleurs sur quelle base il pourrait être décrété -, mais qu’elle pourrait, comme tout, être sujette à un déclin ou à tout le moins à des éclipses. C’est pourquoi je cultive toujours une certaine méfiance vis-à-vis des courants qui privilégient l’intériorité, le sujet et des formes spiritualistes de la métaphysique.
Le déterminisme
Je serai très bref sur cet aspect de mes convictions, que j’ai déjà justifié plus d’une fois. (12)
On peut argumenter contre la causalité. Non pas simplement en raison de la confusion qui peut naître de la corrélation et de l’analogie. Pas même à partir de l’ignorance que Pascal évoque lorsqu’il parle des Raisons des effets (13). Tout simplement au nom du caractère trop axiomatique de la causalité.
Si l’on accepte la causalité, alors on voit mal ce qui pourrait y échapper, pas même la plus éphémère et plus petite des idées qui nous traversent l’esprit. Ce qui exige d’admettre que la cause ou la cause de la cause nous en dépossède. (14) « Car si nous supposons qu’il se trouve quelque chose dans l’idée, qui ne se trouve pas dans la cause, il faut donc qu’elle tienne cela du néant » écrit Descartes (15), ce qui est fort logique. S’il en conclut que ce quelque chose vient de Dieu, s’en tirant par ce que j’appellerais une pirouette augustinienne, il signifie bien que, sans le concours de Dieu, rien ne peut naître dans l’esprit qui soit créé ex nihilo.
Le simple fait que Bourdieu prétend que la connaissance de nos déterminations peut quelquefois nous en libérer suffit à écorner la causalité, car l’effort de les connaître est tout autant déterminé que ce qui pousse à les méconnaître, y compris lorsqu’on s’entend dire ce qu’elles sont.
C’est donc avec ces convictions relatives à la métaphysique et au déterminisme que j’ai lu aussi bien Bourdieu que Laurent Perreau. Ses convictions, il convient bien sûr de les mettre sans cesse à l’épreuve et, pour cela, d’écouter et de lire ceux qui argumentent dans un sens différent. C’est là une hygiène intellectuelle qui modère l’emprise des préjugés. Pour la même raison, il convient d’éviter de regarder les croyances des autres autrement que l’on ne se sent capable de regarder ses propres croyances, surtout lorsqu’on s’illusionne sur la véridicité des ces dernières.
Je dois au livre de Laurent Perreau trois choses : d’abord, des informations nouvelles pour moi et relatives à Bourdieu ; ensuite, des citations de Bourdieu que je ne connaissais pas ou qui s’éclairaient d’être ainsi isolées d’un sens à côté duquel j’étais passé ; ensuite, une manière de tirer Bourdieu vers la phénoménologie qui, à certains égards, m’apparaît désormais intéressante.
Ce que j’ai ainsi appris à propos de Bourdieu va de faits importants - telle par exemple la nature précise de ses préoccupations philosophiques avant qu’il parte en Algérie en 1955 - jusqu’à des paroles ignorées ou mésestimées à propos de la phénoménologie, comme à propos du déterminisme. Le simple fait d’apprendre qu’il ait envisagé d’écrire une thèse de nature phénoménologique avec Georges Canguilhem m’a conduit à tempérer mon inclination à juger étrange l’objectif général que Laurent Perreau s’était assigné. Quelques exemples s’imposent.
Ainsi, à propos de ce que seraient, chez Bourdieu, les rapports entre la phénoménologie et la liberté. Dans Raisons pratiques, Bourdieu a écrit ceci :
« Cela dit, il ne faut pas oublier que cette croyance politique primordiale, cette doxa, est une orthodoxie, une vision droite, dominante, qui ne s’est imposée qu’au terme de luttes contre les visions concurrentes ; et que l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues, c’est-à-dire de l’expérience première du monde du sens commun, est un rapport politiquement construit, comme les catégories de perception qui la rendent possible. Ce qui se présente aujourd’hui sur le mode de l’évidence, en deçà de la conscience et du choix, a été, bien souvent, l’enjeu de luttes et ne s’est institué qu’au terme d’affrontements entre dominants et dominés. » (16)
Ce passage - que Laurent Perreau cite comme significatif (p. 125) -, je l’avais lu et je l’avais même épinglé d’un repère marginal. Pourtant, je n’avais pas compris alors l’importance qu’avait pour Bourdieu le fait d’évoquer « l’“attitude naturelle” dont parlent les phénoménologues ». Ce qui m’apparaît à présent (et peut-être est-ce aujourd’hui que je me trompe le plus), c’est la réduction de la doxa à ce qui est nécessairement erroné, sauvant par là-même le savoir, ou en tout cas un certain savoir, de l’emprise des déterminations. Le rapport doxique au monde se limiterait ainsi à l’évidence, « en deçà de la conscience et du choix ». En me focalisant sur les luttes et les rapports de domination évoqués, je suis peut-être passé à côté de quelque chose d’une importance tout aussi grande. Un autre extrait cité (p. 273) renforce fortement ce que j’ai cru ainsi découvrir. Je le reproduis :
« […] la sociologie des déterminants sociaux de la pratique sociologique est le seul fondement possible d’une liberté possible par rapport à ces déterminations. Et c’est seulement à condition qu’il s’assure le plein usage de cette liberté en se soumettant continuellement à cette analyse que le sociologue peut produire une science rigoureuse du monde social qui, loin de condamner les agents à la cage de fer d’un déterminisme rigide, leur offre les moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice. » (17)
J’ai bien du mal à m’interdire de voir dans ce passage une étrange manifestation de naïveté. Pourquoi diable l’accès aux « moyens d’une prise de conscience potentiellement libératrice » ne serait-il pas moins déterminé que l’adhésion à la doxa ? Et cette libération envisagée ne serait-elle pas moins illusoire que l’assentiment au sens commun ? Ces questions ne mériteraient-elles pas d’être posées ?
Entendons-nous bien. Mes interrogations ne me rapprochent évidemment pas de la phénoménologie, ni de Laurent Perreau. Mais elles trouvent leur source dans cet éclairage nouveau de l’œuvre de Bourdieu que le livre de Perreau m’a permis de découvrir. Et je ne puis contredire celui-ci lorsqu’il écrit :
« Alors même que Bourdieu s’oppose frontalement et globalement à la conception phénoménologique du sens comme sens de l’expérience vécue, sa propre conception du sens de la pratique ne cesse de mobiliser des termes, des analyses et des concepts qui sont empruntés à la phénoménologie. » (p. 115)
Un autre exemple concernerait les critiques que Bourdieu adresse au structuralisme. Ce qui est visé là, c’est l’objectivation première, celle qui néglige de s’objectiver elle-même. Perreau cite ( p. 102) un petit extrait du Sens pratique ainsi libellé :
« Se situer dans l’ordre de l’intelligibilité comme le fait Saussure, c’est adopter le point du vue du “spectateur impartial” qui, attaché à comprendre pour comprendre est porté à mettre cette intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos. » (18)
En lisant ceci dans le contexte du livre de Perreau, il m’est apparu d’abord que prétendre que « faire comme s’ils se posaient des questions qu’il se pose à leur propos » est tout à fait excessif et rend bien mal justice de la position de Saussure, ensuite que toute la séquence que constitue le chapitre 1 du Sens pratique, “Objectiver l’objectivation”, mérite d’être relue avec un regard nouveau. La distance prise là vis-à-vis de Lévi-Strauss répète d’une certaine manière l’analyse faite ailleurs de la skholè - du temps libre comme de l’école - et des biais importants qu’elle peut entraîner. Je pense là, par exemple, à la valeur du regard porté par un chercheur soucieux de rigueur scientifique qui prétend savoir sur une population primitive bien plus que ce que peuvent en savoir les membres de cette population. Pourtant, il serait inconséquent de négliger le fait que cette attitude de « spectateur impartial » a décisivement affranchi le chercheur des préjugés qui lui auraient fait voir les choses autrement. D’autant que l’objectivation de l’objectivation pourrait anéantir en pareil cas tout savoir minutieux, surtout si elle consiste à s’inspirer des analyses phénoménologiques dont la pratique peut être l’objet. Ce qui revient en quelque sorte à choisir entre deux pis-aller.
J’ai quasi honte de ce que je viens de dire du livre de Laurent Perreau, d’autant que je l’ai très subjectivement regardé à la lumière de ma propre histoire. Et cela, sans me garder des simplifications outrancières et des raisonnements à l’emporte-pièce. C’était ça, je l’avoue, ou alors un livre plein de nuances et de précautions… que je n’ai pas le courage d’écrire.
(1) Cf. les commentaires au bas de ma note du 15 avril 2025.
(2) Laurent Perreau, Bourdieu et la phénoménologie. Théorie du sujet social, CNRE Éditions, 2019.
(3) Par exemple, il y a à mon sens quelque chose comme une imposture dans la manière dont Gabriel Ringlet a parlé des « grands enjeux spirituels contemporains » (Cf. ma note du 10 août 2014 sur la spiritualité).
(4) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 588.
(5) Montaigne, Op. cit., pp. 600-601.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 601. Pour une bonne compréhension de ces citations de Montaigne, il s’impose de lire un passage complet du chapitre XII du Livre II des Essais, passage débutant page 587 avec les mots « Ce propos m’a porté sur la considération des sens » et s’achevant à la fin de la page 601.
(7) Le titre de Métaphysique a été assigné à l’ouvrage d’Aristote par Andronicos de Rhodes au Ier siècle avant Jésus-Christ.
(8) « Ne va pas à l’extérieur de toi, mais rentre en toi-même ; c’est dans l’essence intime de l’homme que réside la réalité. » ; « Transcende-toi […] et tourne-toi vers ce qui est à la source de la lumière de la raison. » (Saint Augustin, “La vraie religion” in Œuvres complètes, vol. 8, trad. de J. Pegon, pp. 129-131.
(9) Ernst Cassirer, Le mythe de l’État [1946], trad. par Bertrand Vergely, Gallimard, Tel, 1993, pp. 120-121.
(10) Montaigne, Les Essais en français moderne, adaptation par André Lanly, Gallimard, Quarto, 2009, p. 733. Les choses étrangères sont bien entendu ce qui n’est pas “intérieur” à l’homme, donc le réel capté par les sens. Le passage cité est inspiré du chapitre 7 du Livre II des Esquisses pyrrhoniennes, “Le critère ‘selon lequel’”, de Sextus Empiricus (trad. par Pierre Pellegrin, Seuil, Essais, 1997, pp. 239-245), ce qui n’autorise pas selon moi d’affirmer que Montaigne fut sceptique en tout ce qu’il écrivit.
(11) Cf. Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éd. d’Ithaque, 2011.
(12) Cf. notamment mes notes des 3 juillet 2013 et 23 janvier 2020.
(13) Pascal, Pensées, établies par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fr. 80 à 104, pp. 57-64.
(14) Que nous puissions faire naître nos idées par la volonté, voilà qui suscite en permanence l’illusion d’un libre arbitre dont nous ne pouvons nous déprendre. Mais si notre esprit s’emplit des causes utiles à la conscience de cette illusion, nous avons la capacité de la regarder pour ce qu’elle est, sans avoir pour autant le moyen de nous en libérer. Lichtenberg a dit ça mieux que quiconque : « Qu’une hypothèse fausse soit parfois préférable à la bonne se voit dans la doctrine de la liberté de l’homme. L’homme n’est pas libre, assurément, mais il faut une étude très profonde de la philosophie pour ne pas se laisser induire en erreur par cette idée ; une étude pour laquelle, parmi mille qui n’ont ni le temps, ni la patience et parmi cent qui les ont, il s’en trouve à peine un qui ait l’esprit nécessaire. La liberté est au fond la forme la plus commode de concevoir la chose, et restera toujours la plus commune tant elle a l’apparence pour elle. » (Cité par Jean-François Billeter in Lichtenberg, Éd. Allia, 2014, p. 89.
(15) Descartes, “Méditation troisième” in Œuvres et Lettres, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1953, p. 290.
(16) Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, 1994, pp. 128-129.
(17) Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Seuil, 1992, p. 273.
(18) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980, p. 53.
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Sur l’État - Première note
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sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique
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