mardi 15 avril 2025

Note de lecture : Étienne Anheim et Paul Pasquali

Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle
d’Étienne Anheim et Paul Pasquali


Ces temps-ci, on publie divers ouvrages qui visent à documenter la carrière de Pierre Bourdieu (1). C’est l’occasion pour moi de découvrir bien des aspects d’un parcours que j’ai particulièrement bien suivi, mais dont, faute d’être en contact avec les milieux dans lesquels il fut tracé, je n’ ai vu que la succession des publications et que certaines des polémiques auxquelles les journaux donnaient un écho. C’est un peu comme lorsqu’on découvre une personne que l’on suppose naïvement vierge de son passé - faute de le connaître - et qui prend brusquement un nouveau visage lorsque celui-ci vous est révélé. En l’occurrence, je m’aperçois que la renommée de Bourdieu est aussi - et peut-être surtout - le résultat d’un combat acharné qu’il mena pour imposer sa manière de concevoir la recherche en science sociale et pour dominer les débats que ce combat a suscité.

Entendons-nous bien. Je n’ai pas le sentiment que cela nuise à l’estime que j’ai porté et porte toujours à la plupart des idées qu’il a défendues. Cela éclaire plutôt certains aspects des concepts auxquels il a recouru, comme lorsque les conditions pratiques de leur élaboration et de leur mise au point apparaissent dans toute leur complexité. C’est par exemple le cas de la notion d’habitus, lorsqu’elle est mise en rapport avec le contexte particulier dans lequel Bourdieu fut conduit à publier, dans la collection “Le sens commun”, le livre d’Erwin Panofsky Architecture gothique et pensée scolastique (2) Cette mise en rapport, je l’ai trouvée dans le livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle (3)

Les années 60 sont une période au cours de laquelle les sciences de l’homme ont connu un exceptionnel développement, le plus souvent à partir de l’idée que le comportement humain devait beaucoup à l’air du temps. J’appelle air du temps ce qui est visé par des expressions comme Zeitgeist, esprit du temps, inconscient collectif, voire épistémé ou encore Weltanschauung, et pourquoi pas habitus. L’idée de base est que chaque lieu et chaque époque détermine une part importante de ce que chacun est et devient, et cela à son insu. Mais cela implique également qu’il y a quelque chose de partagé entre les membres d’un même ensemble humain et que ce quelque chose dépasse de beaucoup ce que les mêmes croient partager. La recherche de ce quelque chose se heurte en conséquence à l’idée sans cesse ressassée que les humains se caractérisent principalement par ce qui les différencie, surtout en raison de l’usage qu’ils font de leur liberté.

Les arts sont évidemment un domaine dans lequel l’originalité individuelle est regardée comme la source première de ce qu’on appelle l’inspiration. Pareille opinion alimente tout naturellement la forte résistance que bien des artistes et des critiques d’art opposent à l’idée d’une conjonction d’influences. Et lorsqu’il apparaît impossible de nier des similarités, celles-ci sont expliquées par l’inventivité première de telle ou telle individualité et sont minorées par l’importance des traits particuliers qui distinguent chacun au sein d’un même courant.

C’est dire combien le sociologue qui s’applique à mettre au jour les osmoses clandestines qui nourrissent l’air du temps est à contre-courant de l’opinion commune et est avide d’exemples démonstratifs. Lorsque Pierre Bourdieu découvre Architecture gothique et pensée scolastique d’Erwin Panofsky, il s’aperçoit qu’il est en face d’un propos qui tente d’établir un pont entre une pratique aux fortes ambitions artistiques - la construction d’églises gothiques - et l’organisation logique de la scolastique - à savoir une forme très normée du rapport intellectuel au monde. La disparité des genres est telle que, si l’on parvient à établir une analogie d’esprit entre les deux, on obtiendrait à coup sûr une trace probante de dispositions qui traversent la vie sociale dans sa totalité.

Dans la postface qu’il ajoutera à la traduction du livre de Panofsky, Bourdieu évoque « […] l’habitus par lequel le créateur participe de sa collectivité et de son époque et qui oriente et dirige, à son insu, ses actes de création les plus uniques en apparence. » (4) Gisèle Sapiro écrit à propos de l’habitus que « Bourdieu tire cette fois le concept de Panofsky qui le reprend lui-même directement à Thomas d’Aquin » (5). Or, je dois à Étienne Anheim et Paul Pasquali d’avoir l’attention attirée sur le fait que le mot habitus ne figure pas dans le livre de Panofsky, et même que son propos ne coïncide pas totalement avec le concept, tel que Bourdieu le définira de plus en plus précisément dans Esquisse d’une théorie de la pratique (6) et dans Le sens pratique (7).

C’est ici qu’il me paraît essentiel de laisser place à un raisonnement que Bourdieu développe lors de son cours au Collège de France du 8 mars 1984 et qui est de nature à éclairer la question du rapport qu’il entretenait avec la phénoménologie, telle que je l’ai effleurée février dernier lorsque j’évoquais un article de Daniel Giovannangeli (8). Et il me paraît utile d’élargir la citation qu’en font Anheim et Pasquali. (p. 217)
« Pour comprendre un jugement, quel qu’il soit, pour comprendre une manifestation et ce qu’en disent les journalistes, pour comprendre un journal et ce qu’y lisent les lecteurs, pour comprendre un livre et ce qu’y lisent les lecteurs, pour comprendre la lecture comme acte de lire quelque chose, il faut […] s’interroger, d’une part, sur les conditions sociales de production des sujets percevant, et en particulier de leurs catégories de perception et des conditions d’exercice de leur acte de perception (où sont-ils ?, que voient-ils ?), et, d’autre part, sur les conditions sociales de production du producteur du produit et les propriétés objectives (au sens de “placé devant le sujet percevant”) du produit, dans lesquelles s’expriment les propriétés sociales du producteur, les propriétés sociales du champ de production, à travers les propriétés de la position du producteur dans le champ de production.
Tout cela est, à mes yeux, en jeu dans tout. L’appareil théorique que je mobilise à propos d’un détail - quatre pages dans un magazine - pourrait s’appliquer à mille choses. Si demain vous me dites qu’il faudrait comprendre Beaubourg, je vais procéder de la même manière : conditions sociales des producteurs, conditions sociales des récepteurs, et je peux prédire des tas de choses. Je sais d’avance que tout le monde va penser la même chose, je peux prédire, en gros, ce que les gens vont penser, qui sera pour, qui sera contre, jusqu’à quel point, en fonction des propriétés déterminantes du récepteur. Il s’agit donc là d’une sorte de théorie générale de la perception du monde social, qui permet de poser les questions générales qui seront évidemment à spécifier chaque fois : chaque fois, il faudra donner une valeur aux variables. Percevoir une chose sociale, la perception au sens de
perceptum (ce qui est perçu) va être le produit de la relation entre les propriétés du voyeur et les propriétés de la chose vue.
Une vérification très simple est fournie par les cas où quelque chose passe inaperçu, comme on dit. En littérature, c’est évident. Par exemple, pour ma génération, Bachelard passait inaperçu pour la plupart des gens, sauf pour une petite partie qui le voyait très bien et qui, après, l’ont fait voir. Mais si ces gens qui ont vu Bachelard ne l’avaient pas vu ou si, l’ayant vu, ils avaient été dominés et n’avaient pas été en position d’imposer leur vision dans la lutte, on ne verrait toujours pas Bachelard, qui ne serait pas un grand homme. Il n’aurait pas de visibilité, il serait une fois pour toutes mort et enterré, jusqu’à ce que quelqu’un vienne qui, ayant les catégories de perception pour le voir, ayant le pouvoir de le fair voir, le réhabiliterait. Cela peut se produire pour un monument, une personne, une œuvre. On appelle cela “découverte”, “redécouverte”, etc. Mais celui qui découvre doit avoir des propriétés particulières : il faut qu’il ait les capacités de voir, d’imposer la vision, d’avoir un intérêt spécifique à réhabiliter.
Le sociologie fera immédiatement l’hypothèse que si la découverte réhabilite cette chose, c’est qu’en la réhabilitant, il se réhabilite. En d’autres termes, on réhabilite l’
alter ego ou, plus exactement, l’homologue à un champ près. La préface célèbre de Lévi-Strauss à Mauss est, par exemple, une manière de se célébrer par personne interposée. Elle respecte la loi du champ qui interdit de se célébrer soi-même, d’abord parce que c’est mal, et ensuite parce que je l’ai fait [rires de la salle] : on euphémisme, à travers un personnage que d’ailleurs on produit. Comme je suis sûr que quelqu’un le pense, il vaut mieux que je le dise [rires de la salle] : j’ai fait ça une fois, à propos de Panofsky. Évidemment, comme on ne prête qu’aux riches, on met beaucoup de choses dans Panofsky, avec le risque après qu’on vous dise : “Mais vous avez pris tout ça dans Panofsky”, ce qui est une façon de corriger ce que j’allais dire pour Lévi-Strauss - il est évident que Lévi-Strauss met dans Mauss beaucoup de choses qui n’y étaient que pour Lévi-Strauss. » (9)

On peut déduire de cet extrait que, bien sûr, contrairement à ce que dit Gisèle Sapiro, le concept d’habitus ne se trouvait pas chez Panofsky. Mais surtout, on s’aperçoit que ce qui distrait Bourdieu de la phénoménologie, c’est le fait que la perception doit avant tout ce qu’elle est aux conditions objectives et subjectives de sa complétion, bien davantage qu’aux caractéristiques propres à l’acte de percevoir. Ce qui revient à dire que c’est l’étude des conditions de réalisation de la perception - étude qui passe par l’observation de faits - quasi comme le ferait un positiviste - qui éclaire le mieux les comportements et non l’acharnement mis à sonder le phénomène, comme si l’instrument disait tout de son usage.

Ce que je perçois là comme une mise à l’écart de la phénoménologie, il faut bien convenir qu’elle ne date pas de 1984, mais qu’on la sent déjà dès 1968, lorsque Bourdieu, Chamboredon et Passeron font figurer dans Le métier de sociologue un extrait du livre de Panofsky, lequel extrait est précédé d’un cartouche ainsi rédigé :
« Le parallélisme entre l’évolution de l’art gothique et l’évolution de la pensée scolastique pour la période qui s’étend de 1130-1140 environ jusque vers 1270 ne peut apparaître que si, “mettant entre parenthèses les apparences phénoménales”, on s’attache aux analogies cachées entre les principes d’organisation logique de la scolastique et les principes de construction de l’architecture gothique. Ce choix méthodologique est dicté par l’intention de rechercher plus qu’un vague “parallélisme” ou d’établir des “influences” discontinues ou parcellaires. Renonçant par là aux semblants de preuve dont se contente l’intuitionnisme ou aux petites preuves circonstanciées, rassurantes mais réductrices, dont le positivisme se régale, Panofsky est conduit à rattacher à un principe caché, habitus ou “force formatrice d’habitudes”, la convergence historique qui fait l’objet de son enquête. » (10)
« Mettre entre parenthèses les apparences phénoménales », expression cueillie chez Panofsky, c’est semble-t-il ce qui sert à dénoncer « l’intuitionnisme », lequel vise sans doute Descartes et son continuateur, Edmund Husserl.

On me dira peut-être que j’y vais fort, profitant du côté carré du cartouche évoqué, alors même que Bourdieu a pris ses distances par rapport au livre commis avec Chamboredon et Passeron. C’est vrai, mais il reste ce souci d’investiguer les propriétés de l’objet et les propriétés du sujet - d’un côté et de l’autre de la perception - sans guère d’égards pour la perception en tant que telle, souci clairement explicité dans la Sociologie générale : (« la perception au sens de perceptum (ce qui est perçu) va être le produit de la relation entre les propriétés du voyeur et les propriétés de la chose vue. »).

Je n’oublie pas le livre d’Étienne Anheim et Paul Pasquali auquel je dois une envie d’approfondir certains aspects de la pensée de Bourdieu, ce qui ne se limite pas à ce qui regarde le concept d’habitus ou encore au rapport entretenu avec la phénoménologie.

(1) Cf. par exemple le livre publié sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique (Garnier, Classiques jaunes, 2023), auquel j’ai consacré ma note du 28 février 2025.
(2) Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique. Précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis, Traduit de l’anglais et postfacé par Pierre Bourdieu, Le sens commun, Édition de Minuit, 1967.
(3) Étienne Anheim et Paul Pasquali, Bourdieu et Panofsky. Essai d’archéologie intellectuelle, Le sens commun, Édition de Minuit, 2025.
(4) Erwin Panofsky, Op. cit., p. 142.
(5) Sous la dir. de Gisèle Sapiro, Dictionnaire international Bourdieu, CNRS Éditions, 2020, p. 387.
(6) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève, 1972. Cf. tout particulièrement les pp. 175 et 178-179.
(7) Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Éd. de Minuit, 1980. Cf. tout particulièrement les pp. 90-93 et 95-96.
(8) Cf. ma note du 28 février 2025.
(9) Pierre Bourdieu, Sociologie générale, volume 2, Raisons d’agir / Seuil, 2016, pp. 96-97.
(10) Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue [1968], Mouton, 1980, p. 253. Étienne Anheim et Paul Pasquali cite ce texte pp. 213-214, mais en insistant de leur côté sur une intention de viser des sociologues tels Parsons et Gurvitch.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
À propos de Bourdieu et Finkielkraut

Le sens pratique
sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique


dimanche 6 avril 2025

Note de lecture : Bernard Bourrit

Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces
de Bernard Bourrit


Lire Montaigne réclame de la patience. D’abord parce qu’il faut s’habituer à une langue qui n’est plus la nôtre. Ensuite parce que les idées exposées dans les Essais se présentent éparpillées, décousues et entortillées dans des échafaudages auxquels nous sommes peu habitués. C’est sans doute dans toutes ces difficultés que réside une part essentielle du charme de l’œuvre, mais c’est elles aussi qui découragent souvent ceux qui ne parviennent pas à persévérer. Car le charme n’apparaît que très progressivement au fil de l’effort consenti pour le dénicher.

Il fut un temps où les périodes d’inactivité n’offraient quasi d’autre échappatoire que la lecture, ce qui encourageait l’application avec laquelle une tâche d’abord aride était entreprise. Aujourd’hui, les divers modes de distraction - au vrai sens du terme - que la technologie met à la disposition de l’inactif détermine un tel découragement face à un livre épais ou ardu qu’une portion importante de la culture livresque reste ignorée. C’est jusqu’à la longueur d’un simple article qui fait à présent obstacle à sa lecture. Là où l’on a cru que la démocratisation de la société entraînerait la diffusion de la culture cultivée (voire la valorisation des valeurs partagées par les classes moins favorisées), on doit bien constater que c’est à son effondrement que l’on a assisté. La culture cultivée reste bien sûr l’objet d’un intérêt et de recherches - peut-être plus pointues que jamais -, mais au sein d’un cercle d’adeptes malheureusement de plus en plus restreint.

S’il est un auteur qui sut dire ce qu’il en est des plaisirs et des contraintes de la lecture, ce fut bien Montaigne. Plutôt que de citer ce qui en témoigne au sein des Essais, je vais me borner à reproduire quelques paragraphes du livre de Bernard Bourrit, Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces (1).
« ❡ Lire console, désennuie, apaise. C’est un refuge contre les compaignies qui faschent, un remède contre la solitude, un rempart contre les assauts d’une imagination importune. La lecture offre d’inépuisables bonheurs plus vastes que les commodités reelles, vives et naturelles. Et pourtant Montaigne, qui ne voyage jamais sans livres, est parfois plusieurs jours, voire des mois sans les ouvrir, caressant seulement l’idée de pouvoir le faire quand il [lui] plaira, heureux de leur présence muette et bénéfique, content de ce droit de possession. » (p. 41)

« ❡ Les difficultés rencontrées à la lecture mettent en lumière la faiblesse du jugement du lecteur contraint de s’arrêter à l’escorce parce qu’il n’a pas les moyens de penetrer jusques au fons. Cela ne veut pas dire qu’il a failli dans la compréhension, mais qu’il reste aux premières apparences. Chaque texte possède en effet plusieurs sens et intelligences, plusieurs visage[s] du plus superficiel au plus essentiel, du plus apparent au plus interne. Il s’agit donc moins de rivaliser d’intelligence avec l’authorité des Anciens que de présenter une juste interpretation de sa conception. » (p. 40)

« ❡ D’où naît l’émotion ? D’une présence. D’un détail concret qui agite nos yeux ou nos oreilles, par exemple l’inflexion d’une voix, l’accentuation d’un geste ou l’insistance d’un rêve. C’est une saillie qui touche notre point faible - notre imbecilité, dit Montaigne. Et si les arts profitent de notre bestise naturelle pour nous émouvoir, c’est qu’ils représentent justement ces passions en leur imprimant leur style. » (p. 46)
Comment faut-il comprendre ce qu’écrit Bernard Bourrit ?

Le jeu qu’il a choisi - me semble-t-il - consiste à tenter de rendre les idées et les opinions de Montaigne, d’une façon davantage explicite que ne les exposent les Essais. Une des manières de surmonter les difficultés auxquelles se heurte le lecteur d’aujourd’hui consiste effectivement à synthétiser les propos de Montaigne, par exemple en rassemblant ce qui est épars, en devinant une portée absente de la lettre du texte ou encore en adaptant le trait au contexte actuel. Ce qui offre l’avantage de fournir quelque chose comme un Montaigne pénétrable. Et cet avantage ne profite pas seulement à ceux qui ne l’ont pas lu ou pas suffisamment lu. Il permet également au lecteur opiniâtre de comparer sa compréhension de l’œuvre avec celle dont rend compte Bernard Bourrit.

Ici, je dois ouvrir une petite parenthèse. Dans les items qui composent le livre, des mots ou groupe de mots sont en italiques. Pour plus de clarté, je les ai soulignés. Il s’agit de ce qui est puisé sans modification (mises à part quelques coquilles) dans les Essais. Je recommande de ne jamais hésiter à chercher ces mots dans le texte de Montaigne grâce au site themontaigneproject de l’Université de Chicago qui en donnera toutes les occurrences. C’est là un moyen de les remettre dans le contexte du texte originel, celui-ci étant en l’occurrence la version dite Villey-Saulnier établie à partir de l’exemplaire de Bordeaux (2). Je ferme la parenthèse.

Reste une question importante. Quel crédit faut-il accorder aux interprétations fournies par Bernard Bourrit ? Quelques exemples peuvent témoigner de cette nouvelle difficulté, à laquelle ceux qui ont souvent lu Montaigne se trouvent certainement confrontés.

Bien des fois, j’ai éprouvé le sentiment d’une juste appréhension de l’esprit montanien. Voici un item qui, selon moi, le révèle très bien.
« ❡ L’homme, qui n’exerce qu’une royauté imaginaire sur le règne animal, a un général devoir d’humanité envers les bêtes, les arbres et les plantes, car elles ont vie et sentiment, la nature leur en a donné l’usage comme à nous. Aux hommes la justice, aux autres créatures la grâce et la benignité. Il y a entre le vivant et nous quelque commerce dont la teneur indéfinie, qui n’appelle pas de définition, suffit à créer une obligation mutuelle entre les règnes, les espèces et les individus. » (p. 134)
Je vois là une transposition fidèle de ce que Montaigne pense du rapport entre les hommes et le vivant. Bien sûr, on peut chicaner un peu. En cherchant les mots vie et sentiment sur themontaigneproject, on tombe sur une phrase figurant à la fin du chapitre XI du Livre II :
« Quand tout cela en seroit à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres memes et aux plantes. » (3)
Voilà qui ne prête pas de sentiment aux arbres et aux plantes, ce qui par conséquent ne justifie pas l’audace contraire dont le propos de Bourrit donne l’exemple, laquelle pourrait avoir été inspirée - qui sait ? - par un anthropomorphisme très à la mode.

D’autres fois, il m’a semblé que le fait d’isoler quelques mots au sein d’un seul item pouvait d’une certaine façon trahir la pensée de Montaigne. Ainsi, à propos de la vie :
« ❡ Qu’est-ce que la vie ? Un éclair dans le cours infini d’une nuict éternelle, une brève interruption du néant, la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment. » (p. 227)
Il importe d’aller lire le devant et l’arrière des mots cités (4) pour les replacer au sein d’un fort long passage principalement consacré aux raisons que nous avons de douter de nos connaissances. Ce scepticisme englobe ce qui peut être dit de la vie et de la mort. Le passage « la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment » a été ajouté à la main par Montaigne sur l’exemplaire de Bordeaux. Et, en outre, cet ajout n’est pas là complet, car il se termine par « , et une bonne partie encore de ce moment. » Peut-on en inférer que Montaigne ne croit pas à la vie après la mort ? Ce serait sans doute hasardeux. D’abord parce que l’époque excluait généralement ce type de croyances, ensuite parce que Dieu reste très présent dans les Essais (on y trouve 334 occurrences du mot) et que ce Dieu évoqué est celui du catholicisme, une religion qui promet sans ambiguïté une vie post-mortem. Cela ne signifie pas qu’il faut considérer comme acquit que Montaigne croyait à une vie après la mort. Jusqu’où allait son scepticisme, voilà une question bien malaisée à trancher. Peut-être lui-même ne le savait-il pas.

Prenons un autre exemple, révélateur des incertitudes de la compréhension.
« ❡ Peut-on conduire une vie cohérente, un train de vie, sans forger de dessain pour celle-ci ? Comment choisir ce qui convient quand nous vivons par hazard sans loi ni police en nos testes ? sans même savoir ce que nous voulons ? Nous vivons de manière irréfléchie, nous pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : action et justification viennent ensemble à la conscience. Notre inconséquence fait dire à Montaigne que nous ne voulons rien librement. Effectivement, nous vivons sous influence puisqu’il suffit de circonstances contraires pour vouloir tout à fait différemment. Ainsi la variété des occurrences fabrique la diversité des tempéraments humains. Et prétendre que nous traçons notre chemin, que nous allons, est une illusion vaniteuse, mieux vaudrait dire qu’on nous emporte. […] Les auteurs qui choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions tordent la réalité à leur idée, la dissimule en essayant d’assortir ces pièces, de r’appiecer les lambeaux épars d’une existence. Cerner l’homme par ses plus communs traits, c’est le trahir. De lui, rien ne peut être dit simplement, en un mot. La mosaïque de ses contradictions est mieux représentée dans sa dissemblance par des notes, des éclats, des fragments hétérogènes que par l’unité, forcément fictive et biaisée, d’une narration. Rendre le divers par le divers, telle est donc la logique de Montaigne. » (p. 102)
J’ai envie de dire que l’on retrouve bien là une approche de la réalité humaine qui est celle de Montaigne, tout particulièrement lorsqu’il s’exprime à propos de l’inconstance de nos actions dans le chapitre I du livre II. Évidemment, on pourrait aussi être tenté d’affirmer que Montaigne était déterministe. Après tout, « nous ne voulons rien librement » qui est de sa plume, semble bien en faire l’ennemi du libre-arbitre. Mais la phrase complète est la suivante : « Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. » (5), une formulation plus ample qui vise bien davantage une incapacité à faire des choix cohérents, coordonnés et rationnels plutôt qu’une impossibilité de choisir. On retrouve ici cette mauvaise inclination qui consiste à prêter à Montaigne des opinions qui corroborent des opinions d’aujourd’hui. Il est tout à fait inutile de l’encombrer de cela.

Un autre exemple encore, peut-être plus troublant :
« ❡ Tâchons d’éclaircir les pouvoirs que Montaigne délègue à la raison. Il y a un usage, auquel Montaigne ne cesse d’y revenir, pour lequel la raison sert à démasquer les apparences, à oster le masque aussi bien des choses que des personnes, et, ce faisant, nous permet de quitter la condition du bas populaire. Or, qu’y a-t-il de méprisable chez le peuple pour vouloir fuir son état ? Car au fond la tourbe v[a], vien[t], trott[e], dans[e] avec une frivolité que Montaigne ne saurait condamner puisque il soutient dans le même temps que notre visée, c’est la volupté et que les moyens si peu glorieux au reste et exemplaire[s] que vous voudrez de l’atteindre n’y font rien. Mais le prix de cette légèreté est un tribu trop lourd à Montaigne : l’insouciance, écrit-il, nous vend trop cher ses denrées. On comprend alors qu’il y a un bon et un mauvais usage des plaisirs. Montaigne prend ses distances avec les joies du vulgaire. On le mesure au récit que donne Montaigne de la saison la plus licentieuse de [s]on age qui rapporte que même parmi les dames et les jeux, et quoi qu’il eût la teste pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, il n’a un seul instant cesser de ratiociner. Au milieu des sirènes, la raison comme Ulysse s’accroche à son mât. La nonchalance du vulgaire est par opposition bestiale, une brutale stupidité : l’imbécile jouit sans songer au terme de ses plaisirs ; mais quand le malheur frappe quels tourments, quels cris, quelle rage, et quel désespoir [l’]accable ! Mais la “bestialité” de qui préfère jouir sans escompter ne rappelle-t-elle pas le placide bonheur du pourceau qu’enviait Montaigne ? On touche ici à une aporie. Ou la raison se moque, dit Montaigne, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement. Il est donc possible que la raison ne concourt pas à notre bonheur, qu’elle déraisonne et se joue de nous. Or, la supposition d’une raison “malicieuse” jette un discrédit durable sur ses supposées vertus de clairvoyance - de clarté et d’évidence - comme chez Descartes l’hypothèse du malin génie. » (pp. 167-168)
Je trouve assez curieuse l’idée que ce serait en puisant dans le chapitre XX du Livre I des Essais, “Que philosopher c’est apprendre à mourir”, qu’il soit possible « d’éclaircir les pouvoirs que Montaigne délègue à la raison ». Ce n’est pas qu’il n’y soit pas question de raison. Mais, outre le fait que ce mot est assez polysémique, particulièrement chez Montaigne, il s’agit dans ce chapitre de cerner ce que notre esprit peut générer pour contrebalancer cette certitude que nous soyons promis à la mort. La raison y est donc notamment évoquée comme un moyen de supporter l’idée de cette échéance. Et lorsqu’il y est question du « bas populaire », ce n’est pas pour véritablement stigmatiser une catégorie sociale, mais plutôt pour désigner tous ceux qui, tels les femmes et les enfants, sont insuffisamment avertis des choses de la vie pour réfléchir à la mort. En fait, il me semble que la raison occupée de la mort est une question dont le sens s’inverse lorsqu’on lit le chapitre XII du Livre III, “De la Phisionomie”, là où Montaigne se résout à laisser la nature plutôt que la raison se charger du problème :
« Si vous ne sçavez par mourir, ne vous chaille [Ne vous en souciez point] ; nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement cette besongne pour vous ; n’en empeschez vostre soing. […] Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. » (6)
Il n’est plus question alors d’accorder la moindre attention à cette idée que le « bonheur de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la resolution et asseurance d’un’ame reglée, ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on en luy aye veu joüer le dernier acte de sa comedie, et sans doute le plus difficile. » (7), telle qu’elle figure dans le chapitre XIX du Livre I, “Qu’il ne faut juger de nostre heur, qu’après la mort”.

Quant à la raison au sens de béquille de l’entendement, il faudrait plutôt se tourner vers le chapitre XII du Livre II, “Apologie de Raymond Sebond”. Cette raison-là y est dénoncée pour son incapacité à surmonter les contradictions et à fonder la morale. Tant et si bien que tout reste incertain :
« O la vile chose, dit-il [c’est Sénèque qui parle], et abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au dessus de l’humanité ! Voylà un bon mot et un util desir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’esperer enjamber plus que de l’estenduë de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l’homme se monte au dessus de soy et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. » (8)

Le pari de Bernard Bourrit est-il réussi ? A-t-il permis de se faire une idée claire des idées de Montaigne ? Ce n’est pas sûr. A-t-il permis de mettre en discussion des façons d’appréhender l’auteur des Essais ? Je crois que oui.

(1) Bernard Bourrit, Montaigne, pensées frivoles et vaines écorces, Le temps qu’il fait, Mazères, 2018.
(2) La dernière édition est de 2004 et le dernier tirage de 2013 (PUF, Quadrige).
(3) Montaigne, Les essais, PUF, Quadrige, 2013, p. 435.
(4) Montaigne, Op. cit., p. 526.
(5) Montaigne, Op. cit., p. 333.
(6) Montaigne, Op. cit., p. 1051.
(7) Montaigne, Op. cit., p. 78.
(8) Montaigne, Op. cit., p. 604.

Autres notes sur Montaigne :
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Le chapitre “Sur des vers de Virgile” des Essais
Le chapitre “Sur la solitude” des Essais
Le chapitre “De juger de la mort d’autruy” des Essais
Le chapitre “De l’utile et de l’honneste” des Essais
Le chapitre “Sur la physionomie” des Essais
De Montaigne à Montaigne de Lévi-Strauss
Le chapitre “Nos affections s’emportent au-delà de nous” des Essais
Le chapitre “Apologie de Raimond de Sebonde” des Essais
Le chapitre “Sur la ressemblance des enfants avec leurs pères” des Essais
Le chapitre “Du repentir” des Essais

mercredi 2 avril 2025

Note d’opinion : le juge et l’électeur

À propos du juge et de l’électeur

Le 31 mars 2025, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu plusieurs cadres du Rassemblement national coupables de détournements de fonds publics, dont Marine Le Pen, laquelle a été condamnée à quatre ans de prison, dont deux avec sursis, à cent mille euros d’amende et à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire.

Ce jugement a immédiatement donné lieu à une multitude de commentaires en tous sens. Bien des propos - qu’ils émanent de journalistes, de juristes, de politiques ou de quidams - mériteraient une analyse approfondie, tant ils révèlent la conception que chacun se fait de ce qu’il faut entendre par démocratie.

À coup sûr, la réflexion devrait s’étendre jusqu’à l’opportunité des décisions législatives qui ont imaginé l’exécution provisoire des peines, mesure que l’on peut soupçonner d’avoir été surtout proposée pour l’intention vertueuse qu’elle laissa apparaître, sans beaucoup d’égards pour les complexités juridiques qu’elle ne manquerait pas de créer. L’outrance dans la vertu est souvent aussi pernicieuse que l’outrance dans le vice, ne serait-ce que parce qu’elle offre au vice des occasions de se justifier. Ce qui donne aux mouvements illibéraux une part importante de leur séduction, c’est la dénonciation des exagérations égalitaristes qui affirment leurs principes sans tenir compte de l’état des opinions et des rapports sociaux. À certains moments, l’égalitarisme nourrit des inégalités.

Je voudrais me borner à un seul aspect des débats que le jugement du 31 mars a suscités, à savoir l’affirmation de la primauté du vote sur toute autre décision, ce qui équivaut à un refus de la séparation des pouvoirs. L’expression la plus raccourcie de cette opinion s’est trouvée dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon : « La décision de destituer un élu devrait revenir au peuple. » (1) Il ne faisait ainsi que rejoindre une antienne des illibéraux, le déni de démocratie, incantation qui oppose sans cesse des décisions prises par les élus aux préférences présumées du peuple. En l’occurrence, il y a bien sûr une petite confusion entre l’inéligibilité et la révocation. Mais cela signifie bien que, puisqu’il revient au peuple de destituer, il n’est pas permis au juge de décréter l’inéligibilité (même si Marine Le Pen n’a pas été destituée de son mandat de député).

La démocratie ramenée à la volonté persistante du peuple, voilà l’argument dont use les illibéraux pour saper la démocratie lentement construite depuis plus de deux siècles. L’appel au peuple - fût-ce lorsque la population semble n’être pas prête à embrayer - consolide le rejet de toutes les autres règles ou institutions qui participent au caractère démocratique de la société, en ce compris les principes constitutionnels. Ne voit-on pas Trump envisager aujourd’hui de postuler un troisième mandat au mépris de la constitution américaine ? Si le peuple le souhaite ? N’est-il pas souverain ?

Cette idée que le peuple a tous les droits repose - je crois - sur une conception fétichiste du peuple. Qu’est-ce que le peuple, sinon l’ensemble des citoyens, lequel ensemble n’est unanime sur rien. Lorsqu’il est consulté, on admet que la majorité des suffrages identiques doit être considérée comme la volonté du peuple. Ce n’est pourtant - dans le meilleur des cas - que la volonté des votes exprimés. Et je n’évoque pas ici les découpages électoraux et autres organisations des scrutins qui tempèrent le caractère représentatif des consultations dites populaires.

Je n’écorne pas la confiance accordée aux votes par plaisir. Bien au contraire, je crois à l’importance des scrutins et à leur fréquence. Mais il convient d’en mesurer le rôle et la signification. Et par conséquent, il me paraît très important de mesurer ce qui sépare un scrutin d’un jugement et en quoi il importe que celui-ci obéisse à des règles que celui-là ne peut pas garantir.

Un jugement vise une ou plusieurs personnes et a en général pour fonction de résoudre un conflit ou de punir une infraction. L’organisation du tribunal tend à permettre un jugement juste, c’est-à-dire un jugement qui, outre d’être fondé sur la loi, se base sur des faits évalués vrais. La plupart des règles que le juge se doit de respecter visent la vérité de ce qui justifiera le jugement. Deux remarques s’imposent alors. D’abord, il faut admettre que le jugement réclame un processus très complexe pour lequel le juge doit être formé et pour le respect duquel le temps du procès peut constituer une menace d’injustice. Ensuite, il n’est pas impensable que des juges contreviennent à leur propre éthique et qu’ils décident partialement ou paresseusement. J’ai personnellement connu un juge - alors que je plaidais devant les juridictions du travail - qui se contentait le plus souvent d’un dispositif aussi laconique que « accorde au demandeur les avantages sollicités », ce qui ne manquait pas de poser des problèmes d’exécution. Cela dit, la recherche de la vérité reste l’ambition affichée du magistrat et, quoi qu’en pense le justiciable défait, c’est ce que l’on attend en toute logique d’une institution qui s’appelle la justice.

Le scrutin ne repose en aucune façon sur les mêmes principes. Il s’agit de faire trancher une question ou une désignation en recourant à une proportion dominante d’avis. Ainsi, rien n’est prévu pour permettre à l’électeur - comme c’est le cas du juge - d’être informé suffisamment quant à la vérité des alternatives proposées. Lors des débats électoraux, le mensonge est permis et même recommandé implicitement, tant il est payant. C’est ce qu’on appelle la démagogie. Le candidat qui s’attacherait à respecter la vérité des faits serait immanquablement relégué parmi les battus. Et l’on qualifierait de naïf celui qui choisirait cette voie, en vertu du principe qui veut que le meilleur commentateur de la politique soit celui qui suppose le cynisme des plus célébrés.

Je ne résiste pas à l’envie de rappeler une nouvelle fois ces propos de Pierre Bourdieu :
« Quoi de plus naturel, quoi de plus évident par exemple que l’action de voter que le dictionnaire définit, très (socio)logiquement, de manière tautologique, c’est-à-dire comme “l’acte d’exprimer son opinion par son vote, son suffrage” ? Et on ne verra sans doute jamais un “philosophe politique” poser, avec la très naturelle solennité d’un Heidegger demandant “que signifie penser ?”, la question de savoir “que signifie voter ?”. Et pourtant, toutes les ressources de la “pensée essentielle” ne seraient pas de trop, en ce cas, pour anéantir le voile d’ignorance qui interdit de découvrir la contingence historique de ce qui est institué, ex instituto, et, du même coup, de poser la question des possibles latéraux qui ont été éliminés par l’histoire et des conditions sociales de possibilité du possible préservé. » (2)
Il est vrai que, pour lutter contre ce qu’il appelait l’« agrégation statistique d'opinions individuelles individuellement produites et exprimées » et « l’appropriation usurpatrice » par le délégué collectivement désigné, il suggérait ceci :
« […] il faut travailler à créer les conditions sociales de l’instauration d’un mode de fabrication de la “volonté générale” (ou de l’opinion collective) réellement collectif, c’est-à-dire fondé sur les échanges réglés d’une confrontation dialectique supposant la concertation sur les instruments de communication nécessaires pour établir l’accord ou le désaccord et capable de transformer les contenus communiqués et ceux qui communiquent. » (3)
C’est pour le moins irréaliste, bien sûr. Le doigt pourtant est mis sur les conditions de désinformation dans lesquelles les électeurs sont appelés à se prononcer.

Les processus électifs sont nécessaires, ne serait-ce que pour rendre la tyrannie difficile. Et cela, surtout grâce à leur fréquence. Qui n’espère pas que les midterm elections ne mettent Trump en difficulté ? Certains, bien sûr. Pas moi, simplement parce qu’il me semble être une importante menace pour la démocratie, telle en tout cas que je la conçois.

Des juges qui cultivent le souci de la vérité pour statuer sur des cas individuels est une des exigences de cette démocratie. Que le peuple puisse s’y substituer est une idée effrayante en raison même du rôle très modeste que joue l’idée de vérité lors des consultations dites populaires.

Quant au Gouvernement des juges, expression assurément immodérée, il s’agit d’une manière de fustiger les intentions politiques qui pourraient entacher l’impartialité des juges dans le règlement de certains cas individuels. La suspicion de ce genre de dérives est évidemment concevable, mais elle ne peut pas servir d’excuse à la punition d'une infraction dûment motivée.

(1) Cf. l’article d’Olivier Pérou du 31 mars 2025 in Le Monde et intitulé “Condamnation de Marine Le Pen : Jean-Luc Mélenchon rejoint les critiques de la droite et de l’extrême droite sur la justice”.
(2) Pierre Bourdieu, “Le mystère des ministères”, in Actes de la recherche en sciences sociales, 5/2001 (n° 140), p. 7.
(3) Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 8.

vendredi 28 mars 2025

Nota di lettura : Carlo Levi

Cristo si è fermato a Eboli
di Carlo Levi


Si svolge nel 1935. Siamo in un piccolo paese della Basilicata, dove i contadini, isolati dal mondo, lottano per sopravvivere. Così isolati dal mondo che non erano affatto cristiani, dominati più da una moltitudine di credenze superstiziose che dai dettami della Chiesa cattolica. È come se Cristo non fosse andato oltre Eboli, la città campana che si attraversa andando da Napoli alla Lucania.

Una compagnia teatrale siciliana mette in scena una commedia di Gabriele d’Annunzio : La fiaccola sotto il moggio. Lo spettacolo è molto seguito dai contadini. E tra i contadini c'è Carlo Levi, un torinese agli arresti domiciliari - confinato, come si diceva a l’epoca - ad Aliano (un piccolo paese arroccato sopra il Sauro, affluente dell'Agri). Carlo Levi era scrittore, medico e pittore. Ha raccontato la sua esperienza di arresti domiciliari nel libro che lo ha reso famoso, Cristo si è fermato a Eboli (1), un capolavoro da non dimenticare - almeno finché lo si legge - sulla sorte delle regioni disagiate del Sud nell’era del fascismo. Nel suo libro racconta questa rappresentazione teatrale. E questo è ciò che ha da dire al riguardo :
« Naturalmente, mi aspettavo un gran noia da questo dramma retorico, recitato da attori inesperti, e aspettavo il piacere della serata soltanto dal suo carattere di distrazione e di novità. Ma le cose andarono diversamente. Quelle donne divine, dai grandi occhi vuoti e dai gesti pieni di una passione fissata e immobile, come le statue, recitavano superbamente ; e, sul quel palco largo quattro passi, sembravano gigantesche. Tutta la retorica, il linguismo, la vuotaggine tronfia della tragedia svaniva, e rimaneva quello che avrebbe dovuto essere, e non era, l’opera di D’Annunzio, una feroce vicenda di passioni ferme, nel mondo senza tempo della terra. Per la prima volta, un lavoro del poeta abruzzese mi pareva bello, liberato da ogni estetismo. Mi accorsi subito che questa sorta di purificazione era dovuta, più ancora che alle attrici, al pubblico. I contadini partecipavano alla vicenda con interesse vivissimo. I paesi, i fiumi, i monti di cui si parlava, non erano lontani di qui. Cosí li conoscevano, erano delle terre come la loro e davano in esclamazioni di consenso sentendo quei nomi. Gli spiriti e i demonî che passano nella tragedia, e che si sentono dietro le vicende, erano gli stessi spiriti e demonî che abitano queste grotte e queste argille. Tutto diventava naturale, veniva riportato dal pubblico alla sua vera atmosfera, che è il mondo chiuso, disperato e senza espressione dei contadini. » (p. 161)

In questo estratto del libro c'è buona parte di ciò che esso rappresenta. L'incontro tra un intellettuale piemontese e i contadini di una regione così abbandonata al suo destino da ignorare inconsapevolmente tutto ciò che costituisce il resto dell'Italia, dalla sua religione alle sue più illusorie aspirazioni nazionaliste, per non parlare delle sue risorse più condivise - cibo, salute e istruzione. Ciò che i contadini scoprono in questo straniero sono, paradossalmente, ragioni per non odiare e persino per sperare negli altri. Ciò che Carlo Levi scopre nei contadini è il legame inestricabile tra miseria e detestazione, e la misura in cui questa detestazione porta con sé la sofferenza generata dalla disperazione e dalla desolazione. D'Annunzio stesso non vide la verità nella descrizione della campagna abruzzese, verità che i contadini lucani videro subito e che diede a Levi l'opportunità di vedere ciò che la commedia da sola non poteva capire.

Quella che oggi è l'attrazione turistica della regione era allora lo scenario di una completa indigenza, dove l'estate significava un doloroso lavoro improduttivo sotto un sole schiacciante e l'inverno una dolorosa attesa al freddo e al buio. E, stagione dopo stagione, una fame che i magri espedienti non riuscivano a placare.

Personalmente, sono convinto che sia indispensabile andare oltre l'emozione suscitata dal racconto di Carlo Levi, guardare al di là della miseria descritta e dell'odio dissipato, e persino prescindere dal talento letterario con cui le memorie sono raccontate. Perché la posta in gioco in questo libro è la natura umana che piega le sue inclinazioni quando le condizioni di vita riflettono una grande miseria e uno stato di abbandono. È perché Cristo non è andato oltre Eboli che la Basilicata si è trovata senza aiuto, senza speranza, senza quella forma di solidarietà, per quanto piccola, che rende le cose sopportabili e fa intravedere un po' di luce. Il Cristo in questione non è Gesù, ovviamente, ma questa società che il cristianesimo ha in parte forgiato nei secoli. Levi ad Aliano è un cristiano perso tra contadini miserabili, così distaccati dal resto d'Italia da aver dimenticato il sciovinismo. Invece di rifiutare questo ricco condannato dai fascisti, lo vede come un essere umano che può comportarsi in modo diverso, migliore, senza furia o acrimonia. Mentre in una regione meno impoverita avrebbero maledetto lo straniero, in questo paese povero era visto semplicemente come persone che non odiavano gli altri, che non entravano nel gioco infernale delle avversioni quasi rituali.

Quando Carlo Levi ha potuto lasciare il suo domicilio coatto, è emersa la sincerità :
« I contadini venivano a trovarmi et mi dicevano : — Non partire. Resta con noi. Sposa Concetta. Ti faranno podestà. Devi restar sempre con noi —. Quando si avvicinò il giorno della mia partenza, mi dissero che avrebbero bucato le gomme dell’automobile che doveva poetarmi via. — Tornerò, — dissi. Ma scuotevano il capo. — Se parti non torni più. Tu sei un cristiano buono. Resta con noi contadini —. Dovetti promettere solennemente che sarei tornato ; e lo promessi con tutta sincerità : ma non potei, finora, mantenere la promessa.
Infine mi congedai di tutti. Salutai la vedova, il becchino banditore, donna Caterina, la Giulia, don Luigino, la Parrocola, il dottor Milillo, il dottor Gibilisco, l’Arciprete, i signori, i contadini, le donne, i ragazzi, le capre, il monachicchi e gli spiriti, lasciai un quadro in ricordo al comune di Gagliano, feci caricare le mie casse, chiusi con la grossa chiave la porta di casa, diedi un ultimo sguardo ai monti di Calabria, al cimitero, al Pantano e alle argile ; e una mattina all’alba, mentre i contadini si avviavano con i loro asini ai campi, salii, con Barone in gabbia, nella macchina dell’americano, e partii. Dopo la svolta, sotto il campo sportivo, Gagliano scomparve, e non l’ho più riveduto.
 » (p. 234)

Jean-Paul Sartre ha lasciato una prefazione al libro, in cui scrive quanto segue su Carlo Levi :
« […] il segreto della suo opera risiede in un fondamentale atteggiamento cui, mancandomi altre parole, daró il nome di bontà. I buoni libri, è chiaro, non si fanno con i buoni sentimenti, ma non parlo di questo. Si tratta di una disposizione originale : si direbbe che la vita l’abbia scelto per amarsi in lui attraverso lui, in tutte le sue forme. » (p. XV)
In effetti, egli vede il libro come una sorta di inno alla vita. Ma non sono sicuro di seguirlo. È anche la vita così difficile da amare che trova spazio nell'opera di Carlo Levi, una vita che a volte non offre alcuna possibilità di scelta, se non a coloro il cui destino permette loro di meritare l'illusione.

(1) Carlo Levi, Cristo si è fermato a Eboli, Einaudi, Torino, 2014.

mardi 25 mars 2025

Note de lecture : Joseph Roth

Notre assassin
de Joseph Roth


Joseph Roth est né en 1894 en Galicie orientale, dans une région aujourd’hui ukrainienne. Ce qu’il advint durant la première moitié du XXe siècle des habitants de ce coin d’Europe explique aisément qu’ils furent amenés à se demander qui ils étaient vraiment. Lui, initialement juif et Austro-hongrois, doutait tant de son identité qu’il oscilla souvent sur bien des questions, au point de se laisser finalement attirer par le catholicisme.

Le malheur ne l’épargna pas. Il avait épousé une femme qui fut assez rapidement placée en sanatorium pour dérèglement mental (1). Il dut fuir à Paris lorsque Hitler accéda au pouvoir. Il en vint à sombrer dans l’alcoolisme.

Si je rappelle ainsi quelques éléments embryonnaires de sa biographie, c’est parce qu’ils me semblent offrir la clé permettant de comprendre le roman, Notre assassin (2), roman qu’il a publié en 1936, trois ans avant sa mort.

À Paris, dans un restaurant russe fréquenté par ceux-là qui ont fui leur terre natale, le narrateur fait la rencontre d’un certain Golubtschick. Les circonstances de la rencontre ne sont pas banales et augurent d’ailleurs de complications liées au qui est qui. Quelqu’un s’adressant à Golubtschick avait demandé, en russe : « Pourquoi notre assassin est-il si sombre aujourd’hui ? » (p. 12). Et le narrateur s’étant retourné, trahissant ainsi avoir compris la question, s’était attiré l’attention de tous. « — Vous êtes donc russe ? me demandait le patron.
Je m’apprêtais à déclarer que non quand, à ma grande stupéfaction, j’entendis l’habitué
[Golubtschick] prendre la parole à ma place, derrière mon dos :
— Ce monsieur comprend le russe, mais il est allemand. S’il a gardé le silence jusqu’à présent, c’est uniquement par discrétion.
— C’est juste, dis-je, en faisant demi-tour, merci, Monsieur.
— Il n’y a pas de quoi.
Il se levait, venait à moi.
— Mon nom est Golubtschick, Sem Semjonowitsch Golubtschick.
Nous échangeâmes une poignée de main. Le patron et les deux autres clients éclatèrent de rire.
— D’où vous viennent ces renseignements sur moi ? demandai-je.
— Ce n’est pas pour rien qu’on a fait partie de la police secrète du tsar.
J’échafaudai instantanément une histoire phénoménale : “Cet homme était un ancien agent de l’Okhrana. À Paris, il avait
descendu un espion communiste. Voilà pourquoi ces russes blancs l’avaient appelé ‘notre assassin’ d’un ton tellement inoffensif, presque avec émotion, sans en avoir l’air effarouchés. Peut-être sont-ils de mèche tous les quatre ?”
— Et comment savez-vous notre langue ? me demanda l’un des deux clients.
Ce à quoi Golubtschick rebondit une fois de plus à ma place :
— Il a fait la guerre sur le front oriental, puis a passé six mois avec la soi-disant armée d’occupation.
— C’est juste, déclarai-je.
Il poursuivit :
— Ensuite il est retourné en Russie. Non, pas en Russie, dans l’Union des républiques soviétiques, veux-je dire. Comme correspondant d’un grand journal. Il est écrivain de son métier.
Ce rapport circonstancié sur ma personne ne m’étonna pas autrement, car j’avais déjà pas mal bu, et quand je suis dans cet état, c’est à peine si je distingue l’exceptionnel du banal.
 » (pp. 13-14)

De quoi donc est faite une identité. D’ailleurs, le mot mérite-t-il d’exister ? Identité ! En 1797 : « caractère de ce qui, sous divers noms ou aspects, ne fait qu'une seule et même chose » (3). Aujourd’hui, par le biais de la psychologie : « Conscience de la persistance du moi » (3). Entre autres, bien sûr. Bizarre, non ? Quelle que soit notre constante diversité, il y aurait un moi obstiné, chronique ? Le fait est que nombreux sont ceux qui le cherchent, ou en tous cas aimeraient le discerner, l’identifier.

On pourrait caractériser une manière particulière de s’assumer qui consisterait au contraire à s’admettre divers et changeant, sans autre identité que celle que génère illusoirement la conscience de soi. Posture difficile et rare, sans doute, mais non dépourvue d’arguments ; posture ingrate aussi, tant elle suppose vaine toute reconnaissance par autrui. Elle donnerait en toute hypothèse une signification nouvelle à cette fameuse exclamation de Montaigne : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. » (4) ; humains, nous le sommes tous, alors même que chaque homme exhibe des différences combien profondes.

Joseph Roth, dans son roman, n’use pas du mot identité. Mais c’est cette dimension interrogative qui parcourt l’histoire de Golubtschick. Celui-ci découvre d’abord qu’il fut conçu par un prince nommé Krapotkin, ce qui trouble sa prise de conscience de lui-même. Son parcours doit dès lors beaucoup à cette première révélation, bousculé qu’il sera par l’intention persistante de se voir reconnaître quelqu’un, du moins ce qui s’appelle quelqu’un. Et telle une mauvaise conscience prête à l’encourager dans ses ambitions les plus turpides, un certain Jenö Lakatos rôdera sans cesse alentour.

Évidemment, Golubschick-Krapotkin est aussi celui qui - finalement - se racontera, avec une verve de laquelle transpirent autant de désillusion que de résignation. Est-ce à croire que la vie vaut par le combat que l’on mène, fût-il mesquin ? La question vient à l’esprit.

(1) Elle sera assassinée après la mort de Roth dans le cadre de l’Action T4 des nazis.
(2) Joseph Roth, Notre assassin, trad. de Blanche Gidon, Christian Bourgeois, 1994. Le premier titre de l’ouvrage fut La confession d’un meurtrier.
(3) Cf. CNRTL.
(4) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 805.

lundi 10 mars 2025

Anecdote : Trump et un philosophe

À propos de Trump et d’un philosophe

Un de mes amis me racontait très récemment qu’il avait eu l’occasion de rencontrer un philosophe avec qui il avait pu échanger au sujet de ce que certains appellent l’ère nouvelle. Vous savez : ce bouleversement des équilibres mondiaux qu’aurait provoqué l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis ! Je ne lui ai pas demandé ce qui justifiait qu’il l’appelle philosophe. Il y a des soupçons qu’il vaut mieux garder pour soi, surtout lorsque rien de concret ne les alimente.

Devant mon silence, il poursuivit :
— Je lui ai dit que, selon moi, la démocratie était aujourd’hui plus que jamais menacée.
— Il était du même avis ?
— En fait, il a commencé par me demander ce que j’appelais la démocratie.
— Et qu’as-tu répondu ?
— Tel un bon élève du cours d’éducation civique, je lui ai décrit - en gros - un régime fondé sur des élections permettant de tenir compte des souhaits du peuple.
— Comme le scrutin qui a permis au peuple américain de choisir Trump pour président ?
— Justement ! C’est là qu’il a contesté la portée de ma définition. Choisir au suffrage universel ses dirigeants, ce n’est pas cela la démocratie, m’a-t-il dit.

Brusquement, mon intérêt pour le proclamé philosophe s’en trouva augmenté. Serait-il un partisan de la démocratie directe, voire de l’anarchie ? Ou bien, au contraire, estime-t-il que le scrutin indirect favorise des choix sages et judicieux ? Ou encore serait-il attaché à un régime de pouvoir personnel ? Si la démocratie ne se satisfait pas du suffrage universel, qu’est-ce donc qui la dépeint mieux ?

— Il s’est expliqué à ce sujet ? demandai-je.
— Oui. Et voici ce que j’en ai retenu.
— Je t’écoute.
— Pour lui, il ne s’agit pas de comprendre la démocratie comme un régime politique dans lequel le pouvoir appartiendrait d’une manière ou d’une autre au peuple, mais plutôt comme un régime qui œuvre autant que possible au bien du peuple tout en lui imposant le moins possible.
— Comme pourrait le faire une monarchie éclairée, par exemple ?
— Non, précisément pas !
— Ah ! Pourquoi ?
— Parce que, selon lui, la démocratie exige deux conditions essentielles et que le suffrage universel n’est que la deuxième de celles-ci. La première de ces conditions, c’est l’existence de contre-pouvoirs. De la même manière qu’une règle première - par exemple une constitution - doit prévoir la tenue régulière d’élections, de la même manière cette règle première doit distribuer les rôles de telle sorte que chaque institution soit surveillée par d’autres institutions, comme l’avait imaginé Montesquieu. Lorsqu’un pouvoir - par exemple l’exécutif - soumet les autres - par exemple le législatif et le judiciaire -, alors il n’y a plus de démocratie possible, même si le pouvoir ainsi abusif bénéficia de la majorité des suffrages exprimés. Pourquoi ? Parce que l’élection traduit la volonté d’une majorité, pas d’une unanimité et que le pouvoir s’impose à tous. Ce qui garantit à tous que le pouvoir recherche malgré tout le bien du peuple tout en lui imposant le moins possible, c’est le fait qu’il ne puisse faire totalement ce qu’il veut, mais soit contraint de tenir compte de ce que les autres pouvoirs ont aussi à dire.
— Tu as dit : recherche malgré tout. Pourquoi malgré tout ?
— Parce que, évidemment, tout pouvoir est susceptible d’être corrompu, ne serait-ce que par les intérêts personnels de celui qui l’exerce. Œuvrer au bien du peuple n’est qu’une manière de désigner la fin globalement poursuivie, en sachant que les occasions de dérives intéressées sont néanmoins nombreuses et permanentes.

J’avais un peu le sentiment que tout cela fleurait bon la naïveté, mais sans être en mesure d’objecter rationnellement. Il me fallait en savoir davantage.

— Ce que tu appelles la fin globalement poursuivie, ne serait-ce pas la carotte avec laquelle on fait avancer l’âne ? l’interrogeai-je.
— C’est précisément la question que je lui ai posé, parce que j’ai parfois l’impression que les philosophes naviguent souvent dans la théorie sans bien mesurer ce que la vie réelle peut avoir d’équivoque.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Je pense que sa conception de la démocratie est surtout guidée par le souci d’entraver autant que possible tout ce qui porte les hommes à se laisser dominer par l’égoïsme et l’egotisme. Le pouvoir est très certainement un des moyens les plus efficaces de satisfaire ces penchants-là. Il m’a parlé de la République romaine comme un des meilleurs exemples d’un régime qui se méfiait des ambitions individuelles et qui avait dispersé en conséquence les pouvoirs. Il m’a même dit qu’il ne partageait pas cette idée que l’Empire n’était que la continuation du régime républicain. Pour lui, au contraire, le régime conçu par Auguste représentait la dérive que la République avait toujours voulu éviter.
— Voilà qui est amusant si l’on se rappelle que le parti de Trump se nomme républicain. Et aussi que ceux qui, en France, s’appellent aujourd’hui les Républicains sont précisément parmi ceux qui craignent le moins de se montrer autoritaires.
— Le mot est pour le moins polysémique. Laisse-moi poursuivre !
— Ok.
— Ce sur quoi il a également beaucoup insisté, c’est sur le fait que la séparation des pouvoirs doit s’entendre de tous les types de pouvoir, comme par exemple ceux qui s’exercent par le biais d’outils aux mains de leurs propriétaires : la presse, les réseaux sociaux, les écoles, les moyens de communication, les instruments d’influence, etc. Il s’agit dans ces différents cas d’assurer une diversité qui met à l’abri de ces monopoles hégémoniques qui assujettissent sournoisement, sans paraître rien imposer.
— Bref, il t’a convaincu. Tu es à présent acquis à l’idée que les élections sont bien moins importantes que la fragmentation du pouvoir. Non ?
— Non. Les élections sont aussi importantes. Il a tenu à le préciser.
— Pour assurer la représentativité de ceux à qui des pouvoirs sont confiés ?
— Pas uniquement. Le premier mérite des élections, pour lui, c’est de limiter dans le temps la durée des mandats. Car il est persuadé qu’un pouvoir qui dure est un pouvoir qui est de plus en plus menacé par la vanité, le caprice, l’arbitraire et même quelquefois le césarisme.

Là, mon ami me sembla séduit par son philosophe. Ce qui me conduisit très probablement à sourire, parce qu’il s’insurgea.
— Tu peux te marrer. N’empêche : qu’as-tu à opposer à tout cela ?
— Rien, rassure-toi ! S’il faut disserter sur le pouvoir, je suis prêt à le faire comme ton philosophe. Mais je dois avouer que je n’aurais sans doute pas l’audace de le faire, tant je reste circonspect vis-à-vis de la dimension politique de la vie en société.
— C’est commode ! Vogue la galère, tu ne t’en préoccuperas pas !
— Non, quand même pas. Mais quoi que je fasse, il est à parier que la galère voguera vers un port que je n’aurai pas choisi.

C’est avec une certaine dose de mauvaise foi que j’avais prononcé ces derniers mots. En avoir pris conscience était peut-être le signe que le bouleversement trumpien avait également eu un effet sur moi.

vendredi 28 février 2025

Note de lecture : Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth

Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique
sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth


Lorsqu’on limite sa connaissance d’un auteur aux livres et articles publiés et aux controverses publiques dont il est l’objet, on passe nécessairement à côté de bien des choses. D’abord, parce qu’on ignore presque tout des conditions dans lesquelles l’œuvre a été produite. Ensuite, parce qu’on a naïvement tendance à confiner la personne de l’auteur dans ce que ses plus importants écrits laissent penser des raisons qui l’ont conduit à écrire ce qu’il a écrit. Ce qui me vaut, en ce qui concerne Bourdieu, une vision de l’homme et de son travail sociologique dont j’aperçois toujours davantage ce qu’elle peut avoir de sommaire et de mal fondé.

Ce sentiment, je l’avais déjà fortement ressenti en lisant l’ouvrage de Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (1) J’avais été, en effet, secoué, notamment par le chapitre intitulé “Une vie de héros” (2), lequel ouvrait des hypothèses explicatives, sinon convaincantes, du moins propices à une révision des convictions sommaires que je m’étais formé. La première des contradictions sur lesquelles Fabiani a voulu insister à propos de Bourdieu était celle-ci :
« Il a soigneusement construit, livre après livre, une vie dont la clé est un paradoxe : l’homme qui a incarné au plus haut degré la mise au jour des déterminations sociales, au point que ses détracteurs ont vu dans son travail la quintessence du déterminisme philosophique, a réussi à échapper au destin qui lui était promis : celle d’un oblat, comme il aimait à dire, qui, devant tout à l’institution scolaire qui l’avait distingué dès l’école primaire, la servirait sans discuter. » (3)
Voilà qui m’a paru très persuasif, tout comme des constats aussi importants que celui-ci :
« Le caractère non cumulatif de la sociologie et l’instabilité paradigmatique qui y règne ont favorisé depuis plus d’un siècle la refondation périodique de la discipline. Une des caractéristiques les plus remarquables de la sociologie en tant que discipline réside dans le fait qu’elle n’a jamais cessé d’être refondée depuis ses multiples - et souvent incertaines - fondations. N’importe quel entrant audacieux peut tenter le coup du père fondateur, bien qu’il ait toutes les chances de finir comme le point d’origine d’une tradition avortée. » (4)
Même si ce genre de constat, de par sa généralité, éclaire peu le cas Bourdieu, il permettait de réfléchir et de placer son œuvre dans un contexte où la valeur d’une position nouvelle méritait d’être fortement relativisée.

Je viens de lire Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique, ouvrage collectif et produit d’une enquête menée sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth (5). Plus que jamais, à la lecture de cet ouvrage, je prends conscience de l’insuffisance des informations sur lesquelles je me suis basé pour me forger une opinion à propos de Bourdieu et de ses travaux. (6) Car ce livre est un véritable mine, éclairant le parcours de Pierre Bourdieu en ses commencements, alors que la renommée ne l’a pas encore réduit à une célébrité.

L’enquête en question a principalement porté sur les archives du Centre de sociologie européenne, là où dormaient dans des milliers de cartons les traces de l’activité frénétique déployée par Pierre Bourdieu et son équipe durant les années 60 et 70, mais aussi sur les interviews et témoignages laissés par ceux qui collaborèrent avec lui. Les méthodes dont usèrent Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth (mais aussi Amín Pérez, François Denord et Sophie Noël) pour s’attaquer à ce capharnaüm furent au moins partiellement inspirées par ces procédés nouveaux pour l’époque que furent tous ces raisonnements, ces stratégies, ces lignes de conduite, ces marches à suivre, ces démarches, ces techniques, ces pratiques que l'on doit à Bourdieu et ses collaborateurs et qui ont notamment enfanté finalement des livres comme Les Héritiers, L’amour de l’art, Un art moyen, Le Métier de sociologue, La Reproduction, Esquisse d’une théorie de la pratique, La Distinction et des articles disséminés dans des revues comme Les Temps modernes, La Revue française de sociologie, Les Archives européennes de sociologie et surtout dans les Actes de la recherche en sciences sociales.

Les ouvrages ainsi cités témoignent mal du travail de recherche qui les a précédés. Et moins encore des importantes innovations méthodologiques dont ils sont le produit. Dans les années 60 - je puis en témoigner puisque c’est à ce moment que j’entrepris des études en sciences sociales -, on distinguait volontiers les monographies quantitatives des monographies qualitatives. Les premières se fondaient sur des mesures, le plus souvent statistiques ; les secondes principalement sur les acquis théoriques auxquels donnaient accès les recherches bibliographiques. Le principal modèle des premières, c’était le sociologue américain d’origine autrichienne Paul Lazarsfeld ; celui des secondes, le sociologue français d’origine russe Georges Gurvitch. Qui donc à l’époque a discerné que Pierre Bourdieu avait autant de reproches à adresser à l’une et l’autre de ces approches et qu’il chercha d’emblée à orienter la recherche de telle sorte qu’elle soit inséparablement empirique et théorique ? Pas moi, assurément, d’autant que j’éprouvais alors peu d’intérêt pour les techniques d’enquête et la collecte d’informations ; j’attribuais très arbitrairement à ceux de mes condisciples qui choisissaient un travail de fin d’études empirique le souci de s’épargner de lire de nombreux ouvrages.

C’est en Algérie que Bourdieu découvrit son intérêt pour la sociologie et acquit surtout cette conviction qu’il était indispensable de recueillir la plus grande gamme possible d’informations si l’on veut que l’explication ne doive pas davantage à l’imagination qu’à la réalité. Amín Pérez consacre à cette première expérience un chapitre du livre intitulé “Les révélations du terrain”. Et il est vrai qu’il s’agissait effectivement de révélations, dans la mesure où la quête d’une réalité mal connue - celle des populations malmenées par la colonisation de l’Algérie - allait conduire Bourdieu à comprendre ce que l’on ne comprenait pas, ou plus exactement à comprendre que l’on ne comprenait pas. J’en donnerais volontiers un exemple, puisé dans Le déracinement (7).

Tentons de lire ce qui suit en prenant conscience de ce que cela veut vraiment dire.
« La racine commune de toutes les attitudes, à savoir la signification conférée au travail, peut être saisie dans les estimations du temps de travail. Pour le paysan de la tradition, l’évaluation quantitative du travail ouvré est une opération dépourvue de sens. Un fellah’ qui se respecte est occupé l’année entière, tous les jours du mois et toute la journée, c’est-à-dire de l’aurore au coucher du soleil. À Djebabra, sur vingt chefs de famille qui se déclarent cultivateurs, treize disent qu’ils sont occupés toute l’année et le mois entier, ainsi que tous les hommes de leur famille. Quatre autres semblent s’estimer et estimer les leurs occupés pendant les périodes de gros travaux seulement, c’est-à-dire huit mois par an environ. Trois enfin s’efforcent de calculer la durée de leur activité effective, précisant le nombre de mois ouvrés dans l’année (quatre environ) et le nombre de jours de travail dans le mois (vingt jours environ). » (8)
C’est en 1863 que les Français décidèrent de transformer la propriété indivise des tribus agricoles en biens individuels. C’est en 1960 que furent décidés les regroupements de populations vidant les villages de montagne. Dans les deux cas, un double discours couvrait les faits : celui d’une intention généreuse propice aux personnes concernées et celui d’une stratégie favorisant soit l’accaparement par les colons, soit la réduction militaire de la rébellion. Le dire ainsi, c’est évidemment méconnaître la complexité des évolutions que Bourdieu et Sayad ont cherché à caractériser. Mais c’est aussi noter l’origine première des confusions qui révèlent à quel point le travail est une notion qui puise son sens - du moins celui qu’elle a acquise chez les colonisateurs - dans les rapports entre patrons et ouvriers et aussi entre l’État et les fonctionnaires. Le mot ainsi compris ne voulait rien dire dans la société traditionnelle, puisque les tâches à faire étaient simplement celles qu’il n’était pas honorable de négliger. La première des violences, c’était l’impossibilité de se comprendre, laquelle ne devait pas tout à la sournoiserie des instigateurs de la colonisation, mais devait aussi et surtout quelque chose au principe de non-conscience, c’est-à-dire à cette incapacité universelle à déceler les vraies causes du comportement et aussi les vraies causes des croyances.

Je voudrais ici esquisser un parallèle comparatif entre Bourdieu et Camus. Ce qui les sépare, c’est évidemment le fait que Camus était pied-noir. Mais c’est surtout que Bourdieu ressentit l’impérieuse nécessité de rechercher de la façon la plus rigoureuse qui soit quelle était précisément cette situation si propice à d’intenses émotions, là où Camus tenta d’ériger les principes moraux les plus estimables en guides de l’action politique. Quand on relit aujourd’hui l’Appel pour une trêve civile en Algérie que Camus lança le 22 janvier 1956 (9), on est frappé (nous qui connaissons la suite, bien sûr) par la naïveté d’une proposition formulée par un homme qui, en 1939, attendait déjà « le jour enfin où, sur les bancs d’une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître. » (10) Cette naïveté est bien sûr estimable et elle ne fut d’ailleurs pas inutile, puisqu’elle fut à l’origine du courant dit des Libéraux d’Algérie, sorte de troisième voie qui explora les solutions possibles que pourraient faire naître le recours à la raison et à l’humanisme. Sayad appartint à ce mouvement et Le déracinement est dédié à Hénine Moula, un étudiant appartenant aussi à ce mouvement, assassiné début février 1962 à Ben Aknoun par l’O.A.S. Bourdieu, de son côté, ne prit pas publiquement position. Et pour cause : il écrit - on est en 1964 : « […] l’image idéaliste et idéalisée du paysan ne peut résister longtemps à l’épreuve de la réalité et la croyance en la spontanéité révolutionnaire des masses rurales risque de céder la place à une conception plus pessimiste sans être pour autant plus réaliste. Ne voit-on pas déjà s’opposer au “socialisme libertaire” du secteur autogéré, menacé par les tensions entre les exigences populaires et les interventions bureaucratiques, un socialisme autoritaire qui a la préférence de l’armée ?
Dans tous les cas, on substitue au paysan concret une abstraction. En effet, la sélection arbitraire d’aspects qui n’existent que comme éléments d’une réalité contradictoire suppose que l’on dissocie le paysan des conditions d’existence qui l’ont fait ce qu’il est : il faut tout ignorer de la condition des ouvriers agricoles et des paysans dépaysannés, hantés par l’incertitude du lendemain, empêchés de trouver dans un monde qui les écrase un début de réalisation de leurs espérances, et n’ayant d’autre liberté que d’exprimer leur révolte par la tricherie avec l’effort et par la ruse quotidienne qui ronge peu à peu le sentiment de la dignité, pour accorder quelque créance aux prophéties eschatologiques qui voient en la paysannerie des pays colonisés la seule classe véritablement révolutionnaire.
[…] Le paysan peut être libéré du colon sans être libéré des contradictions que la colonisation a développées en lui.
 » (11)

Même en lisant très attentivement les livres que Bourdieu a publié sur l’Algérie (12), il est très malaisé de se faire une idée précise de la somme d’enquêtes dont ils sont le résultat. Surtout, on saisit mal combien les recherches menées alors ont suscité des questions relatives à la manière de connaître la réalité qui ont elles-mêmes appelé de nouvelles recherches. Prenons l’exemple d’un constat anthropologique important :
« Dans une économie précapitaliste, la logique de la reproduction simple et la vision cyclique de la durée qui en est corrélative interdisent toute appréhension d’un futur autre que celui qui est immédiatement inscrit dans le présent au titre de potentialité objective. À l’opposé, toute la logique d’un “cosmos économique” qui, comme celui qu’importe et impose la colonisation, est objectivement caractérisé par la prévisibilité et la calculabilité, exige une disposition prospective et calculatrice qui s’exprime aussi bien dans les calculs et les projets économiques de l’existence quotidienne que dans la projection d’une avenir révolutionnaire. » (13)
Les dispositions ainsi opposées supposent deux accès au monde totalement différents, mais aussi - et surtout - non seulement une totale ignorance de ces différences, mais surtout une égale ignorance de l’existence d’accès au monde différenciés. Le point de départ de chaque forme spécifique de l’accès au monde est ainsi affirmée à ce point indéchiffrable que la question de la pertinence d’un rapprochement entre le positionnement de Bourdieu et l’approche phénoménologique du réel a été posée.

Dans un article récent et très intéressant qu’il a intitulé “Pierre Bourdieu, la croyance originaire et la phénoménologie” (14), Daniel Giovannangeli explore ce qui rapproche et ce qui sépare Bourdieu de la phénoménologie. Il y est bien entendu question de la doxa originaire, de ce qu’elle peut être pour Bourdieu et de ce qu’elle peut être pour la phénoménologie. Encore que, en phénoménologie, cela va de Edmund Husserl à Alfred Schütz, c’est-à-dire que le fondement de la doxa originaire va des spécificités difficilement caractérisables de la perception jusqu’aux impératifs infraconscients du monde social. Dans son article, Daniel Giovannangeli cite trois fois des passages de la Sociologie générale de Bourdieu (15), passages où celui-ci explique notamment ce qui lui paraît insuffisant dans la phénoménologie et plus particulièrement dans celle d’Alfred Schütz. J’incline à penser que les phrases les plus importantes relatives à la question soulevée - phrases qui ne sont pas citées - sont les suivantes :
« Les phénoménologues parlent toujours de variations imaginaires. C’est un peu ce que j’ai fait, mais en essayant de prendre des situations réelles. Le sociologue s’efforce de “vivre toutes les vies”, comme le disait Flaubert, mais en s’aidant d’autre chose que de ce que les phénoménologues appellent la projection de soi à autrui : il s’aide de l’analyse des conditions objectives, de l’observation, etc. Il essaie de construire, non pas le vécu, mais la logique de l’existence, de l’expérience de gens très différents de lui. » (16)

Pourquoi voir dans ces quelques phrases-là la clé du rapport entre Bourdieu et la phénoménologie ?

Parce que, selon moi, elles pointent très précisément ce qui fait que Bourdieu n’adhère pas à la phénoménologie. Peut-être dois-je cette conviction à mes propres réticences vis-à-vis de ce courant philosophique ? (17) Reste que, si ce qui va de soi joue tant dans la compréhension du monde (et surtout dans l’incompréhension du monde), cela s’explique d’un côté par l’appareil perceptif de l’homme, de l’autre par les conditions dans lesquels ledit appareil est mis à l’épreuve. Ce qui change tout. Il importe pour Bourdieu d’étudier le plus rigoureusement possible les conditions objectives au sein desquelles le va de soi aveugle les agents, là où la phénoménologie aborde ce même va de soi par une approche éminemment psychologique, grâce à laquelle pourrait être élucidé « le parallélisme nécessaire entre l’explicitation de la vie psychique interne et l’explicitation égologique et transcendantale, ou le fait que l’âme pure est […] la monade objectivée par et dans elle-même. » (18) Et surtout - plus décisif encore selon moi - il s’agit de construire une logique de l’existence particulière et non l’expérience de toute existence en général. L’un n’exclut peut-être pas l’autre, bien sûr. Mais l’un, aux prix d’efforts considérables, reste discernable, là où l’autre demeure l’objet d’hypothèses plus spiritualistes que concrètes. (19) Là encore, il me faut confesser un attrait - fortement tempéré depuis longtemps - pour les positivistes, tels qu’ils ont notamment été défendus par Jacques Bouveresse. (20)

Revenant au Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique, il convient d’ajouter qu’il ne se limite pas à la période algérienne. Une même mise en évidence des recherches et des pratiques de recherches y est exposée à propos du travail ethnographique que Bourdieu entreprit dans sa région d’origine et qui aboutira à la publication de Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn (Seuil, 2002). De même en ce qui concerne ses recherches sur la photographie, sur les banques et sur l’éducation qui lui offriront un matériau et des données, aptes à contribuer à l’assise de bien des recherches menées durant le reste de sa carrière.

Il faut en convenir : plus on en connaît sur une œuvre aussi décisive que celle de Pierre Bourdieu, plus on est amené à douter de l’avoir bien comprise. Davantage aussi, on aspire alors à en savoir plus. La période actuelle s’y prête bien, puisque de nouvelles publications enrichissent actuellement la connaissance qu’on peut en avoir. Après une longue période de purgatoire qui a suivi son décès et durant laquelle des réprobations quelquefois intempestives ont surgi ou se sont répandues (21), Bourdieu retrouve dans l’opinion - je crois - une place moins réprouvée.

(1) Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Éditions du Seuil, 2016.
(2) Ibid., pp. 273-298.
(3) Ibid., p. 273.
(4) Ibid., pp. 278-279. C’est en réaction face à cette instabilité paradigmatique que Bernard Lahire a écrit son livre Les structures fondamentales des sociétés humaines, livre auquel j’ai notamment consacré ma note du 7 mars 2024.
(5) Sous la direction de Julien Duval, Johan Heilbron et Pernelle Issenhuth, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique, Garnier, Classiques Jaunes, 2023.
(6) Je pense par exemple à ma note du 23 août 2020 relative au désarroi de Bourdieu. Elle mérite assurément des corrections auxquelles cependant je renonce, puisque c’est le reflet de ce que j’ai cru utile de dire en août 2020.
(7) Pierre Bourdieu & Abdelmalek Sayad, Le déracinement, Éditions de Minuit, 1964.
(8) Ibid., p. 78.
(9) Albert Camus, Actuelles III. Chroniques algériennes 1939-1958, Gallimard, 1958, pp. 167-184.
(10) Albert Camus, Op. cit., p. 64.
(11) Pierre Bourdieu & Abdelmalek Sayad, Op. cit., pp. 169-170.
(12) Sociologie de l’Algérie (PUF, 1958 et 1961),  en collaboration avec Alain Darbel, Jean-Paul Rivet et Claude Seibel Travail et travailleurs en Algérie (Mouton, 1964), en collaboration avec Abdelmalek Sayad Le déracinement (Éd. de Minuit, 1964), Algérie 60 (Éd. de Minuit, 1977).
(13) Pierre Bourdieu, Algérie 60, Éd. de Minuit, 1977, 4e de couverture.
(14) Daniel Giovannangeli, “Pierre Bourdieu, la croyance originaire et la phénoménologie” in Bulletin d’analyse phénoménologique, XXI, 1, 2025, pp. 4-19.
(15) Ibid., pp. 5-6, p. 10 et p. 18.
(16) Pierre Bourdieu, Sociologie générale. Volume 2. Cours au Collège de France 1983 - 1986, Raison d’agir/Seuil, 2016, pp. 273-274.
(17) Cf. ma note du 10 avril 2015 relative aux Méditations cartésiennes de Husserl, mais aussi, parce que tout a peut-être commencé là, ma note du 19 août 2013 relative au Ménon de Platon. J’y renvoie pour que puissent être mesurés les doutes que j’entretiens moi-même à l’égard de mes compétences quant à des problématiques dans lesquelles je m’aventure sans le secours d’une formation adéquate, ni même sans l’attention soutenue qu’elles mériteraient.
(18) Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. par Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Vrin, 1969, p. 111.
(19) Qui veut entendre une voix autre, à savoir une voix qui défendrait l’idée que la phénoménologie sociologique ne serait pas de la phénoménologie, peut lire l’article que Léo-Paul Bordeleau a publié sous le titre “Quelle phénoménologie pour quels phénomènes ?” dans la revue Recherches qualitatives, volume 25, numéro 1, 2005, pp. 103–127.
(20) Cf. ma note du 17 septembre 2013 relative aux Essais VI. Les lumières des positivistes de Jacques Bouveresse.
(21) Je pense à des ouvrages comme Le savant et le politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu de Jeannine Verdès-Leroux (Grasset, 1998) ou Pourquoi Bourdieu de Nathalie Heinich (Gallimard, 2007) qui l’égratignent d’une façon qui ne pouvait que plaire à ceux qui le détestaient sans le connaître. Ces livres malheureux n’enlèvent rien à ce qu’elles ont par ailleurs produit suite à leurs recherches en sociologie.

Autres notes sur Bourdieu :
À propos d’une analogie
Critique de Pierre Bourdieu de Verdrager
Le chapitre "Les fondements historiques de la raison" des Méditations pascaliennes
L’ordre du discours de Foucault et La leçon sur la leçon
"Avant-propos" in Les règles de l’art
Sur l’État - Première note
Sur l’État - Deuxième note
Sur l’État - Troisième note
Sur l’État - Quatrième note
Bourdieu, Pascal, la philosophie et l’“illusion scolastique” de Jacques Bouveresse
Manet. Une révolution symbolique
À propos du désarroi de Pierre Bourdieu
À propos de Bourdieu et Finkielkraut

Le sens pratique

lundi 24 février 2025

Note de lecture : Carmelo Virone

Margherita. Une enfance sicilienne
de Carmelo Virone


J’aime l’écriture de Carmelo Virone. Probablement parce qu’elle le désigne, dans sa sincérité.

Des récits d’émigrés, il en est beaucoup. C’est sans doute que l’émigration accumule les difficultés, jusqu’à fouetter l’envie de dire. C’est aussi que la langue conquise vaut plus que le seul souci de parler. C’est encore que la culture - c’est-à-dire ce qui impose des choix - s’aperçoit bien davantage lorsqu’elle est tourmentée par un doublet. Si émigrer est une souffrance, c’est aussi une richesse, souvent une lucidité. Ceux qui, d’avoir pu rester chez eux, font argument pour chasser les émigrés, ceux-là ajoute la méchanceté à la bêtise.

Je viens de lire Margherita. Une enfance sicilienne, le dernier livre de Carmelo Virone. (1) C’est à peine si l’on suppose un écrivain, alors même que c’est un fils qui capte la vie de sa mère. Les choses sont toutes racontées comme anodines, les douleurs effleurées, les contraintes esquissées, les colères prosaïsées. La Sicile est venue en Belgique, suivre un conjoint embrigadé dans la métallurgie liégeoise. Et son témoignage n’est sollicité que dans une sorte de noble trivialité : quelques anecdotes minimisées, les nécessités matérielles benoîtement évoquées, les rapports humains ramenés à des vérités acceptées, tout cela tandis que la télévision que l’on n’écoute ni ne regarde reste allumée. Le crépuscule d’une vie dont les révoltes font figures de raisons d’être.

Comment ne pas y aller d’un petit extrait, un de ceux qui m'ont touché ?
« Elle se repend de sa réponse. Si elle ne l’avait pas repoussé… Peut-être sa vie aurait-elle été complètement différente. Qui sait ? Mais il avait été inconvenant. Elle dansait avec lui, lors d’un mariage, et il lui avait dit devant tout le monde : c’est toi que je veux. Devant tout le monde, pendant qu’ils dansaient, quelle honte ! Elle avait répliqué : et moi, je ne te veux pas.
C’était un ami de mon frère Gaetano, confie Margherita, un professeur de lettres, qui venait chez nous régulièrement, un homme bien. Il donnait des leçons particulières pour faire vivre sa mère, qui était veuve. On dansait ensemble, on était amis. J’aurais pu me marier avec lui, il me disait : étudie. Comment aurais-je pu étudier avec mon père, la boutique, à devoir faire le ménage, laver, repasser, cuisiner ? Quand je lui ai dit que je ne voulais pas de lui, il n’est plus jamais revenu à la maison. Je ne pouvais tout de même pas aller le trouver pour lui demander de revenir. Ce n’était pas possible.
 » (2)
Même quand on croit savoir ce que l’on veut, on court le risque de ne permettre que ce que l’on peut.

Le 21 février 2025, à L’Aquilone (3), nous étions quelques dizaines autour de Carmelo pour échanger à partir de son livre. Comment mieux se consoler de ce que nul n’a évoqué de quelque façon que ce soit, à savoir cette part d’humanité qui cherche à entraîner le monde dans l’inhumanité ?

(1) Carmelo Virone, Margherita. Une enfance sicilienne, Éditions du Cerisier, Cuesmes (Mons), 2024.
(2) Carmelo Virone, Op. cit., pp. 102-103.
(3) L’Aquilone est une association culturelle, un espace d’accueil et d’échange, qui tient ses activités au 25, boulevard Saucy à Liège. Voir Aquilone.be

Autre note sur Carmelo Virone :
Des nouvelles du jardin et autres histoires locales