mardi 21 octobre 2025

Note d’opinion : Macron et Sarkozy

À propos de Macron et Sarkozy

Dans son éditorial du 20 octobre (1), le journal Le Monde passe en revue les « symptômes de plus en plus inquiétants » de ce qu’il appelle « la crise de la démocratie ». À juste titre - je crois - le journal, en collaboration avec l’Institut IPSOS, recherche ces signes susceptibles de révéler un basculement vers un régime politique, sinon nouveau, du moins propre à rappeler des temps douloureux. Et d’évoquer par exemple une « parole politique [qui] ne cesse de s’abîmer. »

La parole politique s’abîme effectivement ; le geste aussi. Car que penser du Président de la République, Emmanuel Macron, qui, le 17 octobre, reçoit Nicolas Sarkozy en son palais de l’Élysée ? « Il était normal que, sur le plan humain, je reçoive un de mes prédécesseurs, dans ce contexte » a-t-il déclaré, ajoutant d’une façon qu’il est malaisé de ne pas qualifier d’hypocrite : « J’ai eu des propos publics toujours très clairs sur l’indépendance de l’autorité judiciaire dans le rôle qui est le mien. » En l’espèce, la parole s’abîme en cherchant à dénier la signification du geste, lequel geste ébranle la fonction que son auteur est censé incarner.

Puisqu’il évoque le contexte, parlons-en.

Le 25 septembre 2025, Nicolas Sarkozy a été déclaré coupable d’association de malfaiteurs par la 32e chambre du Tribunal judiciaire de Paris et condamné à 5 ans de prison, condamnation assortie d’une exécution provisoire. (2) Cette décision a immédiatement donné lieu, de la part du condamné, à des interprétations outrancières et mensongères, à des remarques perfides et à des propos vengeurs. Se livrant à un véritable barnum, celui-ci a réussi à mobiliser de nombreuses notabilités qui, par des prises de position souvent acrobatiques, ont distrait tout qui aurait eu l’idée de lire le jugement en cause. Tant et si bien que les médias ont été amenés à s’interroger bien davantage sur les intentions des juges que sur les faits qui ont motivé leur décision.

Nicolas Sarkozy reste présumé innocent, puisqu’aucune décision à son égard n’est encore coulée en force de chose jugée. (3) Et il est bien entendu en droit d’affirmer son innocence. Mais il ne s’est pas contenté de dénoncer des erreurs que le jugement comporterait, ce qu’il devra bien se résoudre à faire en appel. Il a déclaré - avec l’emphase et la solennité auxquelles l'autorise sa qualité d’ancien président de la République - que la condamnation qui lui était infligée était « d’une gravité extrême pour l’état de droit ». Puis, visant bien évidemment les auteurs du jugement, il a ajouté : « la haine n’a donc décidément aucune limite » ; « ceux qui me haïssent à ce point pensent m’humilier ; ce qu’ils ont humilié aujourd’hui, c’est la France, c’est l’image de la France. Et si quelqu’un a trahi les Français, ce n’est pas moi, c’est cette injustice invraisemblable… »
On comprend aisément que celui qui a occupé une charge aussi considérable puisse être bouleversé au plus haut point par une condamnation qui en flétrit le prestige. Mais cela justifie-t-il qu’il use de l’influence qu’il conserve pour ébranler aussi brutalement cet état de droit (4) qu’il prétend injustement avoir été mis en péril par ses juges ? La sagesse lui aurait plutôt recommandé un retrait silencieux qui n’aurait donné que plus d’éclat à la victoire finale dont il prétend ne pas douter.

Voilà le contexte dans lequel l’actuel chef de l’État a reçu l’ancien en son palais, visiblement, de façon presque ostentatoire. S’il advenait que Sarkozy soit reconnu définitivement coupable, cela ne pourrait être compris que comme un raffermissement de l’état de droit, et non comme son affaiblissement. Non pas parce qu’il mériterait d’être condamné (ce qui ne peut être affirmé aujourd’hui), mais tout simplement parce qu’un pays qui condamnerait un ancien président qui l’aurait mérité prouverait la force de ses institutions. En recevant officiellement Sarkozy, Macron a posé un geste qui accorde du crédit aux différentes indignations injustifiées dont les médias se sont fait l’écho depuis le 25 septembre, indignations qui participent à ébranler l’état de droit.

Il n’en est pas à son coup d’essai. En avril 2020, il avait rendu visite à Didier Raoult, dans le bureau même de ce dernier, persistant encore le 2 septembre 2021 à déclarer : « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » (5) Tout cela en dépit des alarmes lancées par les milieux scientifiques à propos des dérives du directeur de l’IHU Méditerranée Infection. Ce n’était pas alors l’état de droit qui était en cause, mais plus simplement la confiance à accorder aux avancées scientifiques qui contribuent à préserver la santé des populations.

(1) Publié dans l’édition datée du 21 octobre 2025, p. 25.
(2) Pour une analyse mesurée de ce jugement, cf. par exemple Cécile Guérin-Bargues, Condamnation de Nicolas Sarkozy : anatomie d’un verdict, JP Blog.
(3) Je parle bien entendu de l’affaire dite Sarkozy-Kadhafi. Dans l’affaire dite des écoutes ou Bismuth, la Cour de cassation a confirmé le 18 décembre 2024 sa condamnation à trois ans de prison, dont un ferme.
(4) L’état de droit est une expression initialement destinée à désigner l’ensemble des règles légales qui s’imposent à chacun. Elle a pris - notamment dans le débat suscité par la condamnation de Sarkozy - un sens quelque peu différent, ne serait-ce que parce que c’est le condamné lui-même qui l’a invoquée pour contester le sort qui lui est fait. On devrait la comprendre comme ce qui garantit la démocratie, dans la mesure où ce serait ce qui protège du basculement vers un régime différent.
(5) Cf. notamment “Macron-Raoult, un compagnonnage très politique malgré les polémiques”, article d’Ariane Chemin in Le Monde du 4 septembre 2021.

mercredi 8 octobre 2025

Note d’opinion : ce à quoi il faut penser et ce dont il faut parler

À propos de ce à quoi il faut penser et de ce dont il faut parler

Il n’est peut-être rien qui révèle mieux l’absence complète de liberté que la succession des choses auxquelles on se surprend à penser, de même que la suite des choses abordées lorsqu’on s’adresse à autrui. Qui croit maîtriser ces aspects si décisifs de la vie s’illusionne ; et s’illusionne tout autant celui qui, conscient du problème, s’imagine découvrir une possession de soi qu’une naïveté première avait totalement entravée. Quiconque laisse sa pensée vagabonder au gré des multiples sollicitations qui l’engendre ne choisit pas ce qui va mobiliser son esprit, pas davantage d’ailleurs que le déroulé de ce qui en résultera. Et toute rencontre avec autrui aboutit à une sollicitation supplémentaire qui conduit à dire - dans quelque registre que ce soit - des choses qui semblent traduire une intention, laquelle pourtant ne résulte pas d’une quelconque volonté.

Nul doute cependant qu’il est très malaisé de convaincre de l’inéluctabilité du ressort ignoré des pensées et des paroles, comme d’ailleurs des actes. C’est que l’esprit est ainsi fait qu’il lui est nécessaire de postuler la liberté de penser et d’agir. La langue elle-même contient ce qu’il faut pour entretenir ce leurre, puisque le vocabulaire et la syntaxe recèlent tout ce qui est utile à transformer en évidence ce sentiment qui fait de nos convictions le résultat d’un choix. Le plus déterministe des philosophes ne peut s’exprimer sans donner à voir un discours qui a toutes les apparences d’être le produit d’une libre délibération. Spinoza lui-même, si convaincu qu’il fut pourtant de la force des déterminations ne put se soustraire à maintenir dans son système la liberté d’accepter la force des causes, jusqu’à manifester par différents plis rationnels l’accession à la béatitude et au salut. (1)

Ce qui se joue ainsi au niveau individuel est peut-être plus aisé à saisir au niveau collectif. Car s’interroger sur l’origine d’une conviction en présupposant qu’elle n’est due qu’à une influence occulte réclame de passer outre l’idée qu’elle provient d’une influence identifiée ou d’un effort de réflexion. Par contre, admettre qu’une opinion très partagée obéit à une tendance du moment est bien plus facilement acceptable. On repère aisément chez les autres ce qu’ils doivent à des persuasions actuelles, là où l’on se croit plus apte à s’orienter selon de véritables préférences personnelles. Lucidités et aveuglements croisés nous conduisent à voir la paille, pas la poutre.

Ce regard si différent que l’on porte sur soi-même et sur les autres nous donne la mesure de notre exclusivisme. Ce qui ne nous permet pourtant pas - sinon très difficilement - de cerner les causes des mouvements collectifs. Or, l’enjeu est de taille.

L’histoire de l’humanité est faite de mouvements mystérieux. L’identification de ces mouvements, leur succession, les luttes qu’ils ont provoquées, les solidarités qu’ils ont fait naître, tout cela alimente des récits qui se veulent le reflet de ce qui s’est passé. Mais les causes de ces mouvements, ce qui les déclenche, ce qui pousse à adhérer à ce qui assure leur succès, voilà qui reste souvent indéchiffrable. Entendons-nous : on peut sans trop de mal discerner des chaînes causales qui expliquent des évolutions, surtout quand celles-ci s’inscrivent dans ce que nous sommes portés à regarder comme une logique. De là à croire que nous comprenons ce qui fait l’histoire, il y a là un pas qu’il serait hardi de franchir.

L’époque contemporaine nous offre un exemple très clair de l’opacité de l’histoire, un exemple qui devrait inciter plus d’un à regarder tout récit historique - de quelque passé qu’il s’agisse - comme une esquisse qui n’atteint pas la vérité des mouvements qu’il évoque.

L’exemple dont il est question, c’est ce mouvement qui voit les idées qualifiées d’extrême droite bénéficier d’un succès inattendu dans bien des régions du monde. S’il est une évolution imprévue, c’est bien celle-là. Malgré le fait que certains partis qualifiés tels gagnèrent en influence dans les deux premières décennies du siècle, la véritable explosion dans les années 20 des idées qui les caractérisent a représenté une surprise, y compris pour nombre de ceux qui les partagent. La plupart de celles des analyses consacrées au phénomène qui ne s’en réjouissent pas s’empressent d'en stigmatiser les propagandistes, partant de l’idée que ceux qui en acceptent le catéchisme renoncent à toute probité et se font volontiers une fierté du mal. Cela témoigne d’une attitude morale aisément partagée par tous ceux que révoltent le mensonge décomplexé, la liberté de dire le pire, l’autoritarisme assumé, le goût pour la violence et le rejet du différent. Pourtant, une posture morale de ce genre - dont je me dépêche de dire que je la partage - n’est qu’une posture morale, c’est-à-dire un jugement qui reste muet sur les causes de ce qu’il condamne et qui puise sa pertinence dans une manière de penser locale et actuelle. Comme le disait si bien Montaigne : « [… ] c’est une loi municipalle que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. » (2)

Nul doute que nombreux seront ceux qui verront dans mes propos une forme inacceptable de relativisme. La question mérite pourtant d’être posée : peut-on relever le défi qui consisterait à prouver la supériorité d’une morale sur une autre, d’une culture sur une autre ? Je continue d’en douter, probablement parce que je fais partie de ceux de ma génération qui furent fortement ébranlés par les discours que Claude Lévi-Strauss prononça en 1952 et en 1971 à l’UNESCO (3). Cela dévalorise-t-il la morale que l’on sent sienne ? Nullement, car c’est une garantie d’homogénéité sociale que de partager la morale des siens, voire de s’inscrire dans les luttes morales et culturelles qui en forgent le devenir. Que cet attachement à une morale toute relative puisse sembler étrange, cela s’explique par notre incapacité à identifier l’origine véritable de nos pensées et de nos actes. Là où la plupart invoque une liberté de choix, j’incline plutôt à n’y voir qu’une contrainte masquée que nous prenons comme de notre fait.

Les convictions naissent de cet impératif sans cesse réitéré : il faut que je pense à ceci et de la sorte ; il faut je parle dans ce sens et de cette façon. L’illusion que c’est moi qui me prononce, qui prend parti, qui préfère, est tellement puissante qu’il est n’est possible d’y échapper que le temps d’en admettre la probabilité. L’instant d’après, j’y succombe à nouveau. C’est dire s’il est malaisé de reconnaître que les causes que j’attribue à mes convictions n’expliquent rien, sinon ce processus par lequel je me donne raison de les nourrir. Voilà qui rend compte du mystère entourant ces mouvements qui voient une société basculer rapidement d’une morale à une autre au gré de ce qu’on appelle l’histoire. La proportion de gens qui, dans ce que l’on a longtemps appelé les pays démocratiques, s’affirment plus ou moins en accord avec les mensonges nécessaires, avec la liberté de médire et diffamer, avec un pouvoir autocratique, avec des solutions violentes, avec le rejet du différent, a grandi vite et fort parce que ceux-là se sont dit : il faut que je pense ainsi ; il faut que je parle comme ça. Toutes les hypothèses que l’on pourra formuler quant aux causes de ce brusque changement ne leur seront pas opposables. Telle une mode, le ressort véritable du tournant pris reste inexplicable. Telle une mode, moins sans doute que de se combattre, elle réclame qu’on attende qu’elle passe. Ce qui ne m’empêchera pas, fidèle à la morale qui a ma préférence, de m’y opposer de toute la force de mes moyens.

(1) Spinoza, Éthique, trad. et commentaires de Robert Misrahi, Éditions de l’éclat, 2005, en particulier les Propositions 67 à 73 de la Partie IV, pp. 277-282.
(2) Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 1965, p. 524.
(3) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire [1952], Denoël-Gonthier, 1974 ; “Race et culture” [1971] in Le regard éloigné, Plon, 1983, pp. 21-48.

lundi 29 septembre 2025

Note : Beaumarchais

La folle journée, ou le mariage de Figaro
de Beaumarchais


Je n’ignore pas être quelquefois regardé comme rétrograde, particulièrement dans le domaine de l’art et du spectacle. C’est probablement que, à force d’avoir sans cesse risqué du nouveau, d’avoir sans cesse tout essayé, cette part cultivée de la culture est peut-être allée jusqu’à signifier trop peu pour qu’elle ne s’abîme tout entière dans ce qu’elle voulut étrenner.

En ce qui concerne le théâtre, l’évolution dernière me paraît si regrettable que, depuis une vingtaine d’années, je ne m’y déplace plus guère. Si Paris fut l’endroit des audaces les plus désespérantes, elle reste aussi la ville où le vrai théâtre trouve encore à s’afficher. Le 27 septembre dernier, j’y ai assisté, à La Scala, à une représentation de La folle journée, ou le mariage de Figaro de Beaumarchais dans une mise en scène de Léna Bréban. Ah ! quel plaisir ! Quelle stimulation de l’esprit ! Quelle richesse emmagasinée qui vous poursuit des jours durant de réflexions rebondissantes !

La troupe, emmenée par un Philippe Torreton virevoltant, confère à la pièce une énergie merveilleusement adaptée au génie de Beaumarchais. Marie Vialle (Suzanne) et Grégoire Oestermann (Almaviva) sont magistraux ; Annie Mercier (Marceline), impressionnante. Quant à Antoine Prud’homme de la Boussinière, il incarne un Chérubin étonnant, ne serait-ce que par sa stature, un Chérubin qui convainc davantage encore par sa démesure que par son assertivité.

Bien sûr, il y a Beaumarchais : un texte qui révèle de façon extraordinaire comment la justesse de la langue peut trahir une époque. Dans cette pièce, les classes vacillent : d’un côté, le noble se justifie ; de l’autre - Figaro tient le propos des deux -, le roturier nargue et le bourgeois énonce la vérité de demain. C’est tout le XVIIIe siècle qui vient mourir sous la plume du dramaturge.

Le hasard a voulu que la veille de la représentation, j’eus l’occasion de voir l’exposition que le Petit Palais consacrait à Jean-Baptiste Greuze. Rassemblant des œuvres venues du Louvre, du Musée Fabre de Montpellier, du Metropolitan Museum of Art de New York,  du Rijksmuseum d’Amsterdam ou encore des collections royales d’Angleterre, principalement guidée par le thème de l’enfance, les cimaises y donnaient à voir un grand nombre de tableaux bien représentatifs du talent de Greuze. À l’inverse de bien des gens qui le regardent comme un peintre un peu mièvre, j’aime énormément cette façon qu’il a de ne rien exagérer, de tout contenir dans un regard, dans un geste, dans un objet symbolique. Ainsi, La cruche cassée, cette jeune fille sur le point de pleurer - comme l’a si bien écrit Diderot (1) -, dit plus sur le tourment des femmes que n’ont pu nous en apprendre Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les regards, les mains, les postures témoignent de ce souci de l’enfant partagé par Rousseau ou Condorcet. Voilà ce qui guide souvent le pinceau de Greuze.

On me dira sans ménagement que Rousseau abandonna ses enfants. Ça, c’est le XVIIIe siècle, un siècle où tout se mêle, tout déborde, comme les stucs du rococo. Finis les grands systèmes dans lesquels tout découle de tout (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz) : on n’est plus forcé de cerner le champ du plaisir, pas davantage que celui de la souffrance. Le libertin mènera parfois jusqu’à Casanova ou Sade, mais aussi jusqu’à Helvétius et D’Holbach. On me dira encore que cela débouchera aussi sur des principes à l’allure universelle, au nom desquels d’ailleurs on coupera des têtes. Oui : les paradoxes sont là et ne désespéreront que le siècle suivant. Ce qui semble vrai est évoqué sans certitude affichée, même s’il faut faire couler le sang pour témoigner de ses convictions, des convictions dont l’expression est souvent incidente. Dans le monologue de l’acte V, Figaro s’écrie d’une traite :
« 0 bizarre suite d'événements !
Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? Qui les a fixées sur ma tête ?
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé.
 »

Dans Un air de liberté, Chantal Thomas décrit ce qui, selon elle, sépare Beaumarchais de Mozart. Le Figaro du premier a fait profession de gaieté ; il n’est aucune considération si grave soit-elle qui justifierait de perdre sa bonne humeur. Celui du second est dominé par l’amour avant même que de l’être par un comte tyrannique. Et là, c’est la musique qui porte le message, jusqu’à réduire le propos à bien peu : « […] le plus beau duo qu’ait écrit Mozart se trouve être celui qui ouvre le premier acte des Noces de Figaro, dans lequel Suzanna fait des commentaires sur un chapeau, tandis que Figaro compte le nombre de toises de son parquet. » (2)

Moins que les nouveautés dont il se revendique, l’art contemporain me chagrine parce qu’il coupe tout lien avec le passé. Ce qui réjouit dans ce qu’on appelle encore les classiques, c’est l’occasion qu’ils offrent de découvrir des manières de penser qui ne sont plus les nôtres, mais qui exhibent - si l’on accepte de se donner la peine de le chercher - ce chemin qui a conduit à nous les rendre si difficilement compréhensibles et quelquefois si difficilement acceptables, mais aussi ce même chemin qu’ils ont participé à tracer.

(1) « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique ? […] Ça, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai […]. Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret ni sévère. » (Diderot, Salon de 1765)
(2) Didier Raymond, Mozart. Une folie de l’allégresse, Mercure de France, 1990, p. 98, cité par Chantal Thomas in Un air de liberté. Variations sur l’esprit du XVIIIe siècle, Payot & Rivages, Rivages Poche, 2023, p. 112.

dimanche 24 août 2025

Note d’opinion : des prénotions à l’émergence

Des prénotions à l’émergence

S’il fallait que, d’un mot, je donne à comprendre ce qui m’a conduit à évoquer des concepts aussi philosophiques que prénotions ou émergence, je me verrais contraint de contourner ma propre histoire - qui sait ce qu’elle fut vraiment ? - et de réduire à trois étapes le chemin par lequel j’ai l’impression d’être passé : d’abord, la politique (sous une forme passionnelle), ensuite les sciences sociales (sous le couvert d’une formation), enfin la philosophie (en autodidacte). La deuxième étape m’a très vite guéri de la première et la troisième m’a très lentement éloigné de la deuxième. Non sans conséquences.

Ma propre histoire n’est guère intéressante, mais elle offre peut-être une occasion de mesurer ce qui conduit d’une manière de penser à une autre - de passer d’une erreur à une autre, devrais-je dire - selon un parcours durant lequel l’illusion de s’y mieux prendre masque l’inanité des vains efforts consentis pour se comprendre et comprendre ce qui nous comprend. Je dois ajouter que, lorsque je me retourne sur mon passé, je m’expose évidemment à prendre pour un réel périmé des réédifications qui contentent l’état actuel de mes réflexions. De cela aussi témoigne ce que je vais dire.

Peut-être le point de départ de ce que je me propose d’évoquer réside-t-il dans la perte de la foi, laquelle m’a probablement poussé à une sorte de contre-pied systématique, tant vis-à-vis de tous ceux qui ont œuvré à l’entretenir que vis-à-vis des représentations théoriques auxquelles je l’associais. À l’âge de 14 ou 15 ans, j’avais dévoré dans une sorte de passion fiévreuse le Jean Barois de Roger Martin du Gard, écartant ce que la fin de vie du personnage pouvait laisser entendre, et je m’étais persuadé que la science opposait à la religion des arguments irréfutables. Sans en prendre clairement conscience, j’adoptai dès lors le pli d’écarter comme intempestives des notions telles que métaphysique, transcendance ou spiritualité, croyant naïvement savoir ce qu’elles voulaient dire, ce qui n’était évidemment pas le cas.

Le contre-pied impliqua l’engagement politique, ce dont mon milieu familial catholique me semblait s’abstenir ; à gauche, bien sûr, jusqu’à participer activement à cette mouvance qui déboucha ultérieurement sur mai 68. (1) Voilà ce qui m’amena à entamer des études dans ce qui s’appelait alors les sciences politiques et sociales, le versant politique m’accrochant initialement bien davantage que le versant social.

Je découvris la sociologie dans un contexte qui prêterait à rire, s’il n’illustrait parfaitement la confiance qu’un jeune issu d’un milieu modeste pouvait quelquefois éprouver à l’égard du monde universitaire. L’Institut de sociologie de l’Université de Liège se composait alors d’une équipe placée sous la direction du professeur René Clémens, une équipe qui expérimentait les réunions dites de dynamique de groupe, sortes de brainstormings prétendument inspirés de Kurt Lewin et Didier Anzieu. J’y entendais parler d’une discipline aux ambitions scientifiques, ce qui correspondait pour moi à l’immixtion de la préoccupation du vrai dans un domaine inaccoutumé à cela. J’ai toujours conservé en mémoire la leçon au cours de laquelle Clémens avait écrit au tableau cette définition de la science - « étude des relations constantes existant entre les faits » -, une définition si simple qu’elle permettait d’espérer ingénument l’élucidation du monde social. Ce dont je ne m’étais absolument pas aperçu, c’est à quel point cette équipe et son pilote partageaient des conceptions politiques colonialistes, conservatrices et catholiques, bref très à droite. (2) C’est presque impardonnable. Toujours est-il que, après les candidatures (3), avide de scientificité, je m’orientai vers les sciences sociales plutôt que vers la science politique.

Un auteur dont on parlait beaucoup à l’Institut de sociologie, c’était Émile Durkheim. Il était en quelque sorte celui à qui on devait de croire en une science sociale au vrai sens du mot. Bien sûr, je n’ai lu alors de lui que quelques extraits censés illustrer sa pensée. Mais, dans la mesure où tout dans ses prises de position me séduisait, j’ai ultérieurement exploré son œuvre, au point d’y puiser une certaine hiérarchisation des savoirs dont je suis resté longtemps prisonnier. Au-delà des ses principaux ouvrages bien connus, j’ai notamment découvert sa conception de la sociologie par le biais des recueils de Textes publiés en 1975 (4). C’est à ce moment-là que j’ai conforté mon opinion selon laquelle, si l’on excepte les sciences de la nature, la sociologie occupait au sein du savoir une place centrale. Que ce soit vis-à-vis des recherches spécialisées, en deçà de la sociologie (telles « l’ethnologie juridique » ou « l’anthropologie religieuse ») ou que ce soit vis-à-vis de la philosophie, au-delà de la sociologie, il convenait de dépasser les prénotions, lesquelles étaient regardées dans un cas comme des « notions communes, non préalablement soumises à la critique » et dominant le travail « à son insu », dans l’autre cas comme des doctrines idéologiques qui méconnaissent ce qu’elle doivent à une « vie sociale débordant de tous les côtés la conscience ». (5) Bref, encouragé par mon incrédulité face aux spiritualités comme aux opinions premières, j’ai accordé à la recherche relative aux mécanismes sociaux le bénéfice de mettre au jour les déterminations cachées qui orchestrent la vie sociale.

À l’époque, je n’ai très certainement pas accordé au concept de prénotions l’importance que, rétrospectivement, je lui donne aujourd’hui. Il m’avait quand même suffisamment marqué pour que, dans les années 80, dans le cadre du cours de sociologie que je dispensais, je consacre tout spécialement une leçon à la façon dont Durkheim en parlait (6). Il s’agissait d’insister sur le principe de non-conscience, tel que Bourdieu l’illustrait abondamment dans ses travaux. « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions » disait Durkheim (7). Si ce n’est que le mot pouvait aussi désigner cet effort fait pour saisir cette part du savoir qui ne doit rien aux sens, à l’observation, à l’empirie, et que l’on parvient difficilement à négliger totalement. « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit » dit Don Juan (8) Qui en disconviendrait ?

Deux et deux font quatre : qu’est-ce donc que cela, qui parvient à être vrai sans être ? Pareille question, je la formule à présent. Ce n’est pas elle qui m’a porté à lire les philosophes. Mais c’est à tout le moins le sentiment que les sciences sociales ne résolvaient pas tout et qu’il était légitime de se poser des questions qui leur échappaient totalement. Dans les années 60, j’avais beaucoup apprécié le cours de philosophie de Philippe Devaux, axé sur son livre De Thalès à Bergson (9). Il m’avait conforté dans une sorte de positivisme naïf qui ne rechignait nullement aux prolongements moraux que, par exemple, un Bertrand Russel me semblait lui donner. Il était toujours question d’écarter les prénotions - ou disons plus simplement ce qui relevait de ce qu’il appelait le substantialisme -, mais, si lire apprend, lire inculque aussi l’hésitation et le doute. En philosophie, plus on cherche à savoir, plus on mesure qu’on ne sait pas, ce qui m’a conduit sur les rives du scepticisme.

Plus on en sait, moins aussi on maîtrise nos préférences, car celles-ci s’expriment dans un maquis de propositions de plus en plus touffu. Seul le temps permet parfois de reconnaître le caractère si souvent arbitraire des préférences. Et davantage on les démasque, davantage on incline au scepticisme, jusqu’à en faire une nouvelle préférence, pas moins arbitraire. Je regrette quelquefois de n’avoir pas bénéficié d’une formation philosophique en bonne et due forme. Si ce n’est que celle-ci m’aurait peut-être amarré - qui sait ? - au confort d’un dogmatisme dûment étayé.

Mes préférences ont été principalement distinguables par mes antipathies. D’abord sans doute une grande aversion pour toute forme d’essentialisme, de substantialisme et de spiritualisme et, du même coup, une forte défiance vis-à-vis de la métaphysique et de tout ce qui prête une quelconque réalité à des mots qui doivent tout à l’évidence, à l’intuition et à toute aperception spontanée. Ce qui ne m’empêcha sans doute pas de commettre moi-même le forfait ainsi dénoncé, sans trop m’en rendre compte. Le jugement synthétique a priori de Kant me gênait énormément, même s’il manifestait une forme pointue de rationalité. Devaux disait que la Critique de la raison pratique avait ressuscité l’essentialisme chrétien, ce qui jetait un doute sur ce que Kant disait de la raison pure. Mais c’est surtout les objections formulées à son encontre par les membres du Cercle de Vienne qui m’ont semblé convaincantes. (10)

Au moment où Sartre connaissait sa plus grande gloire, je m’en distançai rapidement. Il me paraissait paradoxal d’adhérer au marxisme et, simultanément, de s’agripper à la liberté de l’homme comme il le faisait. C’était selon moi reproduire en pire la contradiction sur laquelle reposait le marxisme, lequel prétendait inéluctable l’avénement du communisme et affirmait néanmoins nécessaire de lutter pour son éclosion. Outre quoi, la Critique de la raison dialectique m’apparaissait comme de la très mauvaise sociologie, pleine d’intuitions subjectives. Je ne m’appesantirai pas sur l’espèce de fin de non-recevoir que j’opposai à Michel Foucault. Tout dans son œuvre me semblait tant devoir au souci d’étonner et de séduire (ce dont témoignait son succès), alors que les approximations historiques sur la base desquelles il s’autorisa à disserter sur la folie à l’âge classique, l’irrationalité des opinions qu’il défendit à propos des asiles et des prisons, et surtout l’impulsion qu’il prétendit trouver chez Nietzsche et Heidegger (11) - en réalité très équivoque - l’inscrivaient selon moi dans les errements de la gauche intellectuelle française. À sa suite, je ne pus que me rebeller contre ceux que l’on classait dans cette philosophie postmoderne, tellement encline à faire le procès de la rationalité et à décupler les galimatias de la phénoménologie. Le cap moderniste que conserva quelqu’un comme Jacques Bouveresse me parut salutaire.

Reste que, en philosophie, tant de choses paraissaient si malaisées à comprendre que, toujours quelque peu obnubilé par cette passerelle que j’établissais bien maladroitement entre prénotions (12) et métaphysique, j’ai davantage lu de la philosophie et, par voie de conséquence, moins de sociologie, celle-ci s’égarant selon moi dans ce qu’on qualifia de pragmatique, là où le principe de non-conscience était aboli. Il me faut répéter que, de sociologie proprement dite, je n’en fis jamais, dès lors qu’en faire consiste en recherches et non en enseignement.

Il me faut à présent tenter de décrire ce que je pourrais appeler mon point aveugle. Aveugle, parce que la répugnance que j’éprouvais à l’égard de la métaphysique - liée à la conviction que celle-ci créait continûment du surnaturel sur le modèle du Dieu des religions - me porta à jeter un même discrédit sur toutes ces tentatives qui visent à psychologiser la philosophie, comme le faisaient la plupart des phénoménologues et des heideggeriens. Heidegger a eu beau prétendre qu’il s’était débarrassé de la métaphysique, il ne fabulait pas moins qu’elle lorsqu’il affirma que sa propre ontologie était intuitivement annoncée par Kant.
« Kant n’a pas voulu nous donner une théorie de la science de la nature, mais il a voulu manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. Le but que je me propose est d’élaborer ce noyau qui est le fondement positif de la Critique de la raison pure, pour la réintégrer positivement dans l’ontologie. Sur la base de mon interprétation de la dialectique comme ontologie, je crois pouvoir montrer que le problème de l’apparence dans la Logique transcendantale, qui chez Kant n’est là que négativement, du moins à ce qu’il semble au premier abord, est en réalité un problème positif et que la question qui se pose est celle-ci : l’apparence n’est-elle qu’un fait que nous constatons, ou bien le problème tout entier de la raison doit-il être compris de telle façon que l’on saisisse d’emblée comment à la nature de l’homme appartient nécessairement l’apparence. » (13)

Si je cite ce texte extrait du débat de 1929 avec Cassirer, c’est parce qu’il révèle clairement, me semble-t-il, combien - indépendamment des convictions nazies et antisémites d’Heidegger - on ne peut que s’étonner de l’emballement qu’il suscita en France, alors qu’il suggère que la raison humaine serait inféodée à l’apparence. À l’inverse des sceptiques, il ne fait pas de l’apparence un obstacle auquel la raison est partiellement ou totalement confrontée ; il la désigne comme appartenant à la nature de l’homme. Qu’il faille étudier le phénomène en ce qu’il n’est qu’une apparence, loin de moi l’idée de le contester. C’était le projet initial de Husserl. Mais on s’égare vite, selon moi, lorsque, sur la seule apparence, on bâtit des billevesées sans plus aucune accroche empirique de quelque nature qu’elle soit, des billevesées qui ne servent qu’à alimenter des acrobaties intellectuelles dont on chercherait en vain ce qu’elles nous apprennent.

Peu avant la pandémie de Covid, j’avais lu le livre de Claudine Tiercelin Le ciment des choses (14). Il s’agit d’un ouvrage difficile, raisonnant quelquefois au-delà de mes propres capacités de compréhension. Il m’avait néanmoins troublé par la perspective qu’il ouvrait, dans le sillage de l’œuvre de Charles Peirce, sur la possibilité d’une métaphysique réaliste. Cela m’avait même amené à relire des pages de Descartes et de Kant, dans l’espoir d’explorer de nouvelles incertitudes. Si l’incertitude est sans nul doute le meilleur ferment de la réflexion, elle réclame de surveiller une forme d’expression empreinte de conviction à laquelle elle incite par contrecoup. C’est de cette perplexité dont témoigne ma note du 17 novembre 2020 relative à l’objet et au sujet.

Il m’est ainsi progressivement apparu que la métaphysique pouvait quelquefois participer à connaître les choses. S’il n’y a rien derrière le réel, celui-ci peut néanmoins réclamer d’être abordé grâce à des productions de la pensée étrangères à l’expérience. Après tout : « Personne n’a jamais vu une cause. C’est notre esprit qui en suppose l’intervention pour s’expliquer ce que nous voyons. » (15) Voilà qui me conduisit récemment à adoucir mon attitude envers la métaphysique et aussi envers la phénoménologie, même si ce fut souvent pour admettre que j’utilisais sans m’en rendre compte des concepts qui leur devait quelque chose. J’avais depuis longtemps approuvé l’approche de la science qui était celle de Karl Popper, moins en ce qui concerne son critère de falsifiabilité qu’en ce qui regarde le caractère perpétuellement hypothétique des savoirs scientifiques. Puis, j’ai découvert grâce à la réimpression en 2022 de La connaissance objective (16) ce qu’il appelle le troisième monde - le monde des intelligibles - et la façon dont il en affirme l’objectivité (17). Sans vouloir revenir sur la question de la réalité des nombres et des propositions mathématiques (dont je continue personnellement d’ignorer la nature), je trouve très intéressante cette distinction qu’il opère au sein de ce qui n’appartient pas au monde physique entre les états mentaux et les intelligibles, ces derniers trouvant selon lui leur objectivité dans leur conformité à la logique. C’est en tout cas une théorie qui prête à la réflexion.

Or, tandis que je m’interrogeais plus que jamais sur la validité des jugements synthétiques a priori, il me vint des doutes à propos de certains développement de la philosophie matérialiste. Celle-ci est bien moins connue et bien moins célébrée que la philosophie spiritualiste. Elle ne fait pas moins l’objet de développements complexes, d’autant qu’elle touche à la philosophie de la science, avec laquelle elle partage un même objet. Un des débats les plus âpres au sein de cette branche de la philosophie porte sur ce qu’on appelle l’émergentisme (18), lequel offre une configuration présentant des similitudes avec le problème de la réalité métaphysique.

Selon un physicalisme pur et dur, toute réalité se réduit en principe aux éléments qui la constitue : la vie n’est faite que d’éléments matériels spécifiquement disposés ; la pensée n’est faite que de mouvements somatiques affectant des éléments du cerveau. Mais la vie et la pensée manifestent des propriétés qui ne sont pas réductibles sans doute possible à leurs éléments constitutifs, de telle sorte qu’il conviendrait d’admettre l’émergence de propriétés totalement nouvelles. Toute la problématique réside donc dans la question de savoir si l’émergence signifie l’apparition d’une réalité qui devrait quelque chose à un ou des éléments d’une nature non matérielle ou bien plutôt à l’ignorance d’un mécanisme qui relie les deux niveaux de réalité. Il y a là un coin dans lequel Dieu ne manquera pas de s’insinuer, ne serait-ce que le Dieu de Spinoza.

Qu’ajouter à ce mauvais pitch, qui bouscule sans nul doute un temps perdu qu’aucune recherche ne peut rendre pleinement accessible ? Il s’y trouve certainement bien davantage de sincérité dans l’envie décelable que ce se soit passé de la sorte que dans quelque fidélité que ce soit aux faits révolus. Après tout, nous ne sommes que ce que nous sommes voués à être, y compris dans nos variations successives. Comme le remarquait Montaigne :
«  […] nous avons beau dire, la coustume et l’usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m’y conviay pas proprement, on m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangères. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : tant l’humaine posture est vaine. » (19)

(1) D’emblée, je fus très anticommuniste, attiré plutôt par les espérances anarchistes de l’époque.
(2) Sur la personnalité de René Clémens, cf. le billet écrit en 2014 par l’historien Vincent Genin sur le site de l’Académie royale des sciences d’outre-mer.
(3) En Belgique, avant la mise en application du Processus de Bologne, ce qui est aujourd’hui’ dénommé bachalauréat était appelé candidatures et ce qui est dénommé master était appelé licence.
(4) Émile Durkheim, Textes, 3 volumes, présentés par Victor Karady, Éd. de Minuit, Le sens commun, 1975.
(5) Même si je n’ai pas le souvenir de m’être arrêté particulièrement à ces textes (l’un présenté en 1904 à la Sociological Society de Londres, l’autre inséré dans le n° 10 de L’année sociologique), cf. par exemple “De la relation de la sociologie avec les sciences sociales et la philosophie” et “Ethnologie juridique et méthode sociologique” in Émile Durkheim, Textes I, pp. 166-169 et 258-260.
(6) Cf. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige, 1981, pp. 31 et ss., ainsi que les commentaires qu’en donnent Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron in Le métier de sociologue troisième éd. [1968], Mouton, La Haye, 1980, pp. 27-29 et 124-129.
(7) Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, p. 60.
(8) Molière, Don Juan ou Le Festin de pierre, acte III, scène 1. On trouve dans La peste de Camus et dans 1984 d’Orwell l’idée que deux plus deux font quatre peut s’inscrire dans la lutte contre la tyrannie.
(9) Philippe Devaux, De Thalès à Bergson. Introduction à la philosophie européenne [1947], Sciences et lettres, Liège, 1955.
(10) « […] c’est dans le refus de la possibilité d’une connaissance synthétique a priori que réside la thèse fondamentale de l’empirisme moderne » (Antonia Soulez (dir.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, p. 118.)
(11) Sur la filiation à Heidegger, cf. Michel Foucault, Dits et écrits. 1954-1988 tome IV, Gallimard, 1994, texte n° 362.
(12) On retrouve bien sûr le concept en philosophie, comme par exemple pour traduire la prolèpsis chez Épicure ou pour désigner ce qui inspire la recherche avant toute recherche chez Francis Bacon (cf. Du progrès et de la promotion des savoirs [1605], trad. de Michèle Le Doeuff, Gallimard, Tel, 1991).
(13) Ernst Cassirer et Martin Heidegger, Débats sur le kantisme et la philosophie et autres textes de 1929-1931, trad. de Pierre Aubenque, Beauchesne, 1972, p. 29.
(14) Claudine Tiercelin, Le ciment des choses, Éditions d’Ithaque, 2011.
(15) Le 18 septembre 2017, dans une note relative au livre qu’il a intitulé Le problème de l’existence de Dieu et autres sources de conflits de valeurs, j’ai reproché à Lucien François d’user de ces phrases au motif qu’il ne convenait pas de battre en brèche tous les concepts abstraits. J’avais tort, dans la mesure où il ne s’agissait pas seulement d’un concept abstrait, mais bien également d’une irréalité utile à la structuration du réel, ce qu’exprimait parfaitement les mots qu’il employa.
(16) Karl Popper, La connaissance objective, trad. de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, Champs, 1998.
(17) Ibid., pp. 245-293.
(18) Sur la question peu connue de l’émergentisme, cf. par exemple Jaegwon Kim, “L’émergence, les modèles de réduction et le mental”, Philosophiques, 27(1), 11–26. doi:10.7202/004937ar ; traduit et reproduit par Le matérialisme contemporain, volume 27, n° 1, printemps 2000 ; lisible sur le site érudit.org.
(19) Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier, PUF, Quadrige, 2013, p. 852.

samedi 9 août 2025

Note de lecture : Lucrèce

De la nature
de Lucrèce


Dans ma jeunesse, j’avais lu le De natura rerum de Lucrèce et j’en avais gardé l’idée qu’il démontrait l’impertinence des croyances idéalistes. C’était à une époque où certains accordaient encore du crédit à la prétendue summa divisio partageant la philosophie en deux camps irrémédiablement inconciliables : l’idéalisme et le matérialisme. Bien des marxistes ânonnaient les arguments expéditifs dont usait Georges Politzer pour jeter l’anathème sur le camp d’en face. (1) Brouillé avec le catholicisme de mon enfance, je n’étais pas sourd à cette doctrine sommaire donnant raison à ceux qui combattaient ceux-là qui, à mes yeux, avaient tort. J’ai vite compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Pourtant, j’ai conservé une sorte d’affection pour Lucrèce, comme si les temps qu’il connut le plaçait hors d’atteinte des impérities de Politzer. Ainsi, alors que je lisais Les dieux ont soif d’Anatole France, ma sympathie alla spontanément au personnage du citoyen Brotteaux, principalement parce qu’« il gardait une âme sereine, lisant pour se récréer son Lucrèce, qu’il portait constamment dans la poche béante de sa redingote puce. » (2)

Je viens de relire le livre que j’ai lu jadis : De la nature de Lucrèce, dans la version qu’en donna Henri Clouard. (3) Il existe des traductions plus récentes et probablement meilleures à bien des égards, mais je voulais me confronter à ce que j’avais lu, sans doute un peu avant mes vingt ans. Les souvenirs de ma première lecture étaient très vagues, très imprécis, et probablement inconsciemment empreints d’éléments reconstruits à partir de ce que j’ai glané sur Lucrèce au fil du temps. Reste que je ne crois guère me tromper en disant que cette première lecture m’avait conduit à prendre en compte des réponses à des questions que je me posais alors, tandis que ma nouvelle lecture m’a amené à formuler des questions qu’à l’époque je ne me posais pas. C’est là ce qu’il me paraît utile d’explorer un peu.

Une des principales questions surgie de ma toute récente lecture, c’est la part qu’il conviendrait d’accorder à ce qui est spécifiquement philosophique et à ce qui est à proprement parler scientifique dans le propos de Lucrèce. Évidemment, les deux domaines ont été circonscrits de façon changeante au fil des époques et ont même été indistinctement confondus pendant longtemps. Il reste néanmoins utile de se poser cette question à propos de Lucrèce, dès lors que l’on admet aujourd’hui que la philosophie a peu progressé, sinon en redéfinissant sans cesse son propre objet, tandis que la science, d’approximations en approximations, a continûment réduit - même si c’est dans d’infimes proportions - le champ de ce qui est ignoré. Pour le dire autrement - et pour autant qu’il soit légitime de séparer ce qui est philosophique et ce qui est scientifique chez Lucrèce -, il me semble que la part philosophique de l’œuvre reste encore ouverte à la discussion dans ses moindres détails, alors que la part scientifique - sauf à être prise pour une anticipation géniale de découvertes ultérieures (ce que je me garderai bien de faire) - ne peut être jugée qu’au regard du contexte cognitif dans lequel elle a été exposée.

Prenons un exemple d’une allégation qui peut - du point de vue de ce que cela peut signifier pour nous - être considérée en première approche de nature scientifique : les simulacres, tels qu’ils sont explicités dans le Livre quatrième. Cette notion de simulacre vise à expliquer matériellement l’origine des sensations et des idées.
« Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. » (p. 120)
Pour les sensations, on comprend l’argument. Que ce soit pour la vision, pour l’audition, pour le goût, pour l’odorat, on imagine aisément la trame conçue. Pour les idées, le schéma nous semble plus étrange, sans doute parce que notre conception des choses, aussi éloignée soit-elle des connaissances actuelles les mieux affermies, nous forcent à attribuer à la genèse des idées des sources très différentes, fût-ce dans le cadre d’une approche purement matérialiste. Fournir aux idées une assise uniquement empirique nous paraît aujourd’hui bien malaisé. Cette difficulté nous renseigne autant sur l’environnement cognitif actuel que sur celui que connut Lucrèce. Et elle nous contraint à nous interroger, une fois de plus, sur ce que signifie cette frontière de nos jours si peu perméable entre la philosophie et la science.

L’envie me prend ici de citer un mot de Bertrand Russel.
« Quand l’observateur semble, à ses propres yeux, occupé à observer une pierre, en réalité, s’il faut en croire la physique, cet observateur est en train d’observer les effets de la pierre sur lui-même. Ainsi, la science paraît être en guerre avec elle-même […] Le réalisme naïf conduit à la physique et la physique, si elle est vraie, montre que le réalisme naïf est faux. Par conséquent, le réalisme naïf, s’il est vrai, est faux ; par conséquent, il est faux. » (4)
Il y aurait là de quoi diluer cette séparation apparemment si commode entre physique et métaphysique, ne serait-ce que lorsque cette dernière se borne à désigner des concepts opératoires qui, par exemple, ressortent de la logique. C’est peut-être ce que les erreurs expérimentales de Lucrèce parviennent à nous apprendre, mieux que ne le feraient les membres du Cercle de Vienne.

Prenons un autre exemple : la question de la mort, telle qu’elle est traitée dans le Livre troisième. D’une lecture rapide de Lucrèce, on peut nourrir l’impression que, à propos de la mort, il assoit sa sagesse sur de simples constats empiriques. Il s’applique d’abord à nous révéler la vraie nature du cadavre, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’identifie en rien à celui dont il constitue les restes. Ensuite, il nous précise que, selon la même appréhension des choses, la mort d’autrui ne devrait donc en rien nous désoler, sinon au regard de la perte que nous subissons. Comme le disait Épicure :
« Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes plus. » (5)

Mais le sujet principal de ce Livre troisième, ce n’est pas la mort ; c’est l’âme. Une âme certes assez différente de ce que les religions monothéistes nous en ont dit. Pour Lucrèce, l’esprit se trouve dans la poitrine et l’âme, sous forme diffuse, dans tout le corps. Si cette âme disparaît lorsque la vie se retire du corps, elle joue un rôle médiateur entre l’esprit et le monde tel que capté par les sensations. Ainsi, la façon dont Lucrèce s’exprime jette peut-être un doute sur l’autonomie du moi.
« Maintenant, d’où recevons-nous la faculté de faire des pas à notre volonté et d’effectuer tous les mouvements qu’il nous plaît ? Quelle force peut développer la masse énorme de notre corps ? […] Souviens-toi de ce que j’ai dit antérieurement : les simulacres de mouvement viennent nous frapper l’esprit. De là naît une volonté ; car on ne commence à agir que lorsque l’esprit a fixé un but et ce but n’apparaît que lorsque l’image de l’acte se présente. Quand donc l’esprit éprouve l’intention d’un mouvement de marche, il heurte aussitôt la substance de l’âme éparse dans tout le corps à travers membres et organes : rien de plus aisé, grâce à l’union intime des deux substances. L’âme à son tour heurte le corps et toute la masse ainsi gagnée par degrés se met en mouvement. » (p. 140)

Encore peut-on comprendre différemment ce qu’il entend par volonté lorsqu’on s’en rapporte à ce qu’il dit dans le Livre deuxième.
« Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d’une premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l’infini; d’où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d’où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ? […] Il faut que de tout le corps s’anime la masse de la matière, qui, impétueusement portée dans tout l’organisme, s’unisse au désir et en suive l’élan. Tu le vois donc, c’est dans le cœur que le mouvement a son principe ; c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord, pour se communiquer de là à tout l’ensemble du corps et des membres. » (p. 59)
On pourrait presque croire qu’il s’attache surtout à expliquer pourquoi le corps suit l’esprit, bien davantage qu’à rechercher d’où vient ce que l’esprit semble décider. Il conviendrait sans nul doute de consulter d’autres traductions pour asseoir une opinion à ce sujet. Je m’en dispense pour l’instant, parce que je me borne pour l’instant à inventorier les questions, non les réponses.

Ne concluons pas trop vite sur le sens qu’il convient d’attribuer à cette manière d’expliquer les rôles des simulacres, de l’esprit, de l’âme et de la volonté. D’autant que - je vais y revenir - l’exposé se veut poétique. Ce qui transparaît particulièrement bien dans ce passage :
« L’adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dès que la semence créatrice a mûri dans son organisme, voit s’avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs ; cette apparition sollicite les parties gonflées de liquide générateur ; et soudain, dans l’illusion de consommer l’acte, il répand un flot qui souille sa tunique.
Elle est sollicitée, cette semence, dès que l’adolescence met en nous sa première vigueur. Et comme il existe pour chaque être une cause particulière d’émotion, l’influence de l’être humain est seule à émouvoir dans l’être humain la semence humaine. Or celle-ci, sortie de ses retraites, traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l’organe de la reproduction, lequel s’irrite, se gonfle ; et alors la volonté surgit de répandre la semence là où tend la violence du désir ; ainsi la passion vise l’objet qui a fait la blessure d’amour. Car c’est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang.
 » (p. 144)
Oserais-je le dire ? voilà qui invalide en quelque sorte l’idée de distinguer encore philosophie et science dans une approche des choses qui a à tout le moins le mérite de chercher à dire le réel. Rien donc qui incite à user de nos manières actuelles de penser, ni à juger les manières de penser d’alors ; plutôt à se poser des questions que l’ignorance des écrits d’antan nous aurait fait méconnaître ou mépriser.

Restent bien évidemment d’autres questions qui ont été souvent débattues. De toutes, il me semble que le plus instructif réside dans ce refus de regarder le monde comme l’accomplissement de quelque projet que ce soit.
« Le principe qui nous servira de point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par l’effet d’une puissance divine. Car si la crainte tient enchaînés tous les mortels, c’est que sur la terre et dans le ciel leur apparaissent des phénomènes dont ils ne peuvent aucunement apercevoir les causes, et qu’il attribuent à une action des dieux. Quand nous aurons vu que rien ne se fait de rien, alors ce que nous cherchons se découvrira plus aisément ; nous saurons de quoi chaque chose peut recevoir l’être et comment toutes choses se forment, sans intervention des dieux. » (pp. 22-23)
C’est une question, pas une réponse. Mais une question qui désigne toutes les réponses inadéquates. Et pas seulement celles qui supposent l’intervention des dieux. Toutes celles aussi qui donnent aux choses un sens susceptible de satisfaire le désir qui est nôtre de voir notre existence se justifier. Le monde n’est pas seulement indéchiffrable, il est ce qu’il est dans son insignifiance, dans son incohérence et dans son amoralité première. Même la nature - telle que Lucrèce en parle - ne mérite ni notre confiance, ni notre admiration. Elle n’est que ce qu’elle est, avec ses beautés et ses prodiges apparents, mais aussi avec ce que nous jugeons facilement ses brutalités, ses cruautés, ses scélératesses. (6) Accepter qu’elle soit cela - rien que cela - définit une philosophie qui attend fort peu de la science.

Alors, pourquoi ce choix de présenter l’épicurisme sous la forme d’un long poème. L’histoire de la culture occidentale nous pousse à considérer la poésie bien davantage au service du spiritualisme, du sentimentalisme ou du libre arbitre qu’au service d’une conception matérialiste, laquelle s’accommoderait mieux du prosaïsme. C’est là une tendance dont il faut cependant se déprendre, et Lucrèce nous en donne l’occasion. Car il explique les raisons qui l’ont conduit à choisir la forme poétique.
« J’aime puiser aux sources vierges, j’aime cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique dont les Muses n’ont pas encore ombragé le front d’aucun poète. C’est que, tout d’abord, grandes sont les leçons que je donne : je travaille à dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition. C’est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N’est-ce pas une méthode légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l’absinthe amère, commencent par dorer d’un miel blond et sucré les bords de la coupe : ainsi, le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l’amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd’hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l’a point pratiquée et que le vulgaire recule d’horreur devant elle, j’ai voulu te l’exposer dans le doux langage des Muses et, pour ainsi dire, l’imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te faire pénétrer tous les secrets de la nature et jusqu’aux lois selon lesquelles la nature est formée. » (pp. 42-43)
Souci d’efficacité donc, à une époque où la prosodie s’apprend par cœur et se récite, voire se chante. Efficacité toute relative cependant, car la doctrine de Lucrèce, qui prétendit expliciter celle d’Épicure dont on sait bien peu, ne s’imposa guère, même si on continue aujourd’hui d’en parler.

Les traces historiques que constituent les auteurs du passé ne devraient jamais être regardées comme des occasions de conforter les idées actuelles. Elles devraient au contraire être consultées dans le but d’apprendre ce que ces idées actuelles peuvent avoir de subjectif, de conditionné, d’éphémère. Elles devraient nous aider à nous déprendre d’une conception des choses dans laquelle le présent nous enferme, avec ce sentiment illusoire qu’elle représente un aboutissement.

(1) Cf. Georges Politzer, Principes élémentaires de philosophie, Éditions sociales, 1946.
(2) Anatole France, “Les dieux ont soif” in Œuvres IV, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1994, p. 439.
(3) Lucrèce, De la nature, traduction, introduction et notes par Henri Clouard, GF Flammarion, 1964. Henri Clouard était maurassien, membre de l’Action française, ce que j’ignorais bien évidemment à l’époque.
(4) Bertrand Russell, Signification et Vérité, trad. de Philippe Devaux, Flammarion, 1990, p. 24.
(5) Épicure, “Lettre à Ménécée” in Lettres, maximes, sentences, trad. de Jean-François Balaudé, Librairie Générale française, Le Livre de Poche, 1994, p. 193.
(6) Je pense ici à ces mots si pertinents de Michel del Castillo : « Nous sommes des animaux, parmi les plus féroces. L’homme est naturellement mauvais ; le miracle, ce n’est pas la nature, c’est la culture. Le dévouement, la tendresse, la compassion, la beauté : ce sont des conquêtes. La morale n’est pas naturelle. Il faut se méfier de ceux qui invoquent la nature, car la nature, c’est le chaos, la sauvagerie, la mort. » (Mamita, Fayard, 2010, pp. 263-264)

dimanche 20 juillet 2025

Note de lecture : Jacques Derrida

Force de loi
de Jacques Derrida
(codicille)


Dans ma note du 3 juillet dernier, j’ai oublié de manifester ce que m’inspire le peu que Derrida dit du droit, sinon qu’il est déconstructible. La justice le mobilise beaucoup, parce qu’elle témoigne de la déconstruction en raison même du fait qu’elle n’est pas déconstructible. Ce qui est déconstructible est commun, contingent, éphémère, alors que la justice - toute inatteignable et indéfinissable qu’elle soit - intrigue et suscite les meilleures questions par son mystère et par l’occasion qu’elle offre de l’« expérience de l’impossible » (p. 35).

Pourtant, le livre a pris comme titre Force de loi (1). Il annonce ainsi le droit - pas la justice - et place immédiatement le droit dans la sphère de la force, fort près de la violence. Si la question du droit mérite si peu d’être dissimulée derrière le grand thème de la justice, alors il s’impose peut-être - contrairement à l’esquive opérée dans ma note du 3 juillet - de commenter cette deuxième partie du livre intitulée “Prénom de Benjamin” et, surtout, la Critique de la violence (2), ce texte de Walter Benjamin auquel cette deuxième partie est consacrée.

Au risque de paraître négliger bien des considérations émises par Derrida à propos du texte de Benjamin, je voudrais me borner à relever que - une nouvelle fois - il accorde toute son attention à la question de la justice. Et il n’hésite pas, pour ce faire, à renvoyer à un autre texte de Benjamin, à savoir Sur le langage en général et sur le langage humain (3). Je cite :
« […] Benjamin veut donc penser ici une finalité, une justice des fins qui ne soit plus liée à la possibilité du droit, en tout cas à ce qu’on conçoit toujours comme universalisable. L’universalisation du droit est sa possibilité même, elle est analytiquement inscrite dans le concept de justice (Gerechttigkeit). Mais ce qu’on ne comprend pas alors, c’est que cette universalité est en contradiction avec Dieu lui-même, à savoir avec celui qui décide de la légitimité des moyens et de la justice des fins au-dessus de la raison et même au-dessus de la violence destinale. Cette référence soudaine à Dieu au-dessus de la raison et de l’universalité, au-delà d’une sorte d’Aufklärung du droit n’est autre, me semble-t-il, qu’une référence à la singularité irréductible de chaque situation. Et la pensée audacieuse, aussi nécessaire que périlleuse de ce qu’on appellerait ici une sorte de justice sans droit, une justice au-delà du droit (ce n’est pas une expression de Benjamin) vaut aussi bien pour l’unicité de l’individu que pour le peuple et pour la langue, bref pour l’histoire. » (pp. 120-121)
On sent bien que, là encore, c’est la justice qui vaut d’être explorée. Or, dans le texte de Benjamin relatif à la violence, c’est l’aspect politique et social de la question qui est discuté. La violence fondatrice et la violence conservatrice sont examinées, essentiellement en rapport avec leur justification politique. Benjamin y laisse transparaître son intérêt pour la pensée de Marx, et aussi pour celle de Georges Sorel. Il faut dire que ce texte fut rédigé en 1921, deux ans à peine après la révolte spartakiste. Alors que le texte relatif au langage (4) dans lequel Derrida va puiser est de 1916 et sera en partie contredit par l’auteur lui-même dans une optique moins spiritualiste (5).

Pour aller sans tarder à ce qui me paraît essentiel, je pense que l’universalisation du droit est une idée assez paradoxale, dans la mesure où c’est encore la morale localement et temporellement émergente qui dicte cette idée d’universalisation. Elle se fonde en fait sur la conviction que l’expression de préférences morales traduit une aspiration naturelle, ou à tout le moins unanimement partagée. Or - et cela est pour moi capital -, ce n’est pas la morale qui fait l’histoire, mais bien plutôt l’histoire qui fait la morale. C’est pour la même raison que je considère que l’explication du droit positif par la force, la violence ou même l’intimidation ne fournit pas la clé du phénomène.

Walter Benjamin n’hésite pas à écrire :
« Le droit naturel s’efforce de “justifier” les moyens par la justice des fins ; le droit positif s’efforce de “garantir” la justice des fins par la légitimité des moyens. » (6)
Il offre ainsi à la réflexion ce que serait la nature profonde du jusnaturalisme et du juspositivisme. Ce n’est pas pour autant très convaincant, d’abord parce que les points de vue n’ont pas toujours été aussi tranchés, ensuite parce que les débats tournant autour de ces conceptions du droit connaîtrons ultérieurement divers bouleversements (7). Curieusement, la recherche des fondements du droit reste marquée par l’idée que le droit serait une manifestation de quelque chose qui dépasse la vie sociale, comme si la parole contenait là une révélation ou plus simplement une consigne qui transcende l’organisation de la société (ce que, par exemple, donne à voir le Décalogue). Le positivisme n’évite pas l’écueil, ainsi que j’ai tenté de le montrer à propos du Cap des tempêtes de Lucien François (8).

Peu importe qu’il faille donner raison à Thomas Hobbes ou à Jean-Jacques Rousseau, l’idée même de contrat social n’est qu’une manière de réclamer un ordre juridique différent, despotique pour Hobbes, démocratique pour Rousseau. Un ordre juridique existait déjà, celui qu’il fallait modifier ou remplacer. Le fait qui me semble le plus déterminant, c’est ce besoin de règles qui caractérise toute vie sociale et qui, selon moi, relègue la force, le pouvoir et la violence dans la part de conséquences que ce besoin entraîne à sa suite. Il n’est évidemment pas question de négliger le rôle que joue la domination dans le contenu du droit. Mais dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur la nature du droit, il me paraît malaisé de ne pas mettre en avant le besoin de règles, notamment en raison du fait qu’il permet d’expliquer tous les droits, toutes les règles, y compris celles qui échappent à toute justification rationnelle. Cela devient assez évident dès lors que l’on se penche sur les règles les plus irrationnelles, telles les interdits alimentaires à caractère religieux.

Par exemple, le cacherout interdit de consommer ensemble viande et produits lactés. « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère. », répété trois fois dans le Tanakh (9), reste un argument bien faible, non seulement parce qu’il relève de la Révélation, mais aussi parce que le cacherout exige beaucoup plus que ce que le verset affirme. Mais je pourrais tout aussi bien évoquer ces règles invisibles que s’infligent les jeunes qui participent à un festival de rock et qui dictent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en pareille occasion - tel que sauter sur place rythmiquement durant plusieurs heures -, pas davantage fondées sur une motivation rationnelle. Le besoin de règle va de pair avec un attachement aux règles dont on sous-estime souvent la puissance, notamment lorsqu’on juge si ingénument la difficulté d’intégration des immigrés.

Après avoir conféré à la notion de justice une primauté justifiée par son indéconstructibilité, Derrida n’hésite pas à rapprocher justice et vérité, comme si l’inatteignabilité de l’une comme de l’autre les rendait intrinsèquement complices. Or, c’est avec la raison que la vérité doit être associée, puisque c’est la raison qui, en principe, ambitionne de démêler le vrai du faux. Le réel nous apprend que la justice n’est évoquée que pour soumettre les règles au filtre de la morale.

(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(3) Walter Benjamin, Op. cit., pp. 142-165.
(4) Personnellement, je trouve ce texte très intéressant. On y découvre une conception des « contenus spirituels » et de l’ « essence spirituelle » - mise en rapport avec le langage - qui me semble éclairante, y compris lorsqu’elle fonde sa réflexion sur ce que la Bible laisse supposer de l’épiphanie du langage.
(5) Cf. Walter Benjamin, “Sur le pouvoir d’imitation” in Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, pp. 359-363.
(6) Walter Benjamin, Œuvres I, p. 212.
(7) Sur ces bouleversements, cf. notamment Jean-Baptiste Le Bohec, “Norberto Bobbio et la crise du positivisme juridique dans l’Italie d’après-guerre” in Varia, n° 112, mars 2022, pp. 511-532, consultable sur le site Cairn-info. Le Bohec y définit les deux courants comme suit : « De même que nous pouvons définir le jusnaturalisme comme la doctrine selon laquelle il existe un droit naturel immuable au-delà du droit positif conventionnel et changeant, nous pouvons considérer le positivisme comme la doctrine d’après laquelle il n’existe pas de droit, au sens propre, en dehors du droit positif. »
(8) Lucien François, Le cap des tempêtes, 2e éd., Bruylant & L.G.D.J, Bruxelles, 2012. Cf. sur ce livre mes notes des 29 juin 2010, 7 décembre 2012 et 4 février 2015.
(9) Exode 23:19 et 34:26 ; Deutéronome 14:21.

Autres notes sur Derrida :
Derrida de Benoît Peeters
Force de loi

jeudi 3 juillet 2025

Note de lecture : Jacques Derrida

Force de loi
de Jacques Derrida


Force de loi est un ouvrage de Jacques Derrida (1) qui serait dorénavant introuvable, mais que l’amitié de Daniel Giovannangeli m’a valu d’obtenir. Je m’y suis plongé, alors même que peu de choses avaient changé dans les préjugés que je nourrissais sur Derrida il y a une douzaine d’années (2), sinon - et ce n’est pas rien - ce que Daniel m’en a dit.

Ce qui m’attirait dans ce livre, c’est qu’il propose une réflexion sur la justice et le droit, thèmes particulièrement intéressant pour tout qui réfléchit à la morale, à son contenu, à sa pertinence sociale, à sa valeur intrinsèque, à son impact.

Lire Derrida réclame de la patience, parce que le propos est sans cesse emberlificoté dans une multitude de niveaux de langage et de niveaux de propos, comme si chaque idée avancée réclamait une mise en abîme. C’est au moins en partie l’effet que produit ce qu’il appelle la déconstruction. Encore celle-ci n’est-elle pas seulement ce qui pousse à l’emberlificotage ; elle est aussi à la fois la méthode et l’objet d’une certaine manière de penser. C’est à ce point envahissant que l’on en viendrait facilement à se dire que la justice et le droit, l’autorité et le juge, la force et la règle ne sont pas les thématiques principales de l’ouvrage : la thématique centrale, c’est la déconstruction.

La déconstruction est un concept emprunté à Heidegger (Zerstörung, Abbau, Destruktion), mais qui a été réinvestit par Derrida pour lui donner un sens qui n’est sans doute pas lié uniquement à la question de l’être. Que faut-il en penser à partir de son emploi dans Force de loi ? Arrêtons-nous sur quelques-unes de ses invocations.

« La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. C’est peut-être parce que le droit (que je tenterai donc régulièrement de distinguer de la justice) est constructible, en un sens qui déborde l’opposition de la convention et de la nature, c’est peut-être en tant qu’il déborde cette opposition qu’il est constructible - donc déconstructible et, mieux, qu’il rend possible la déconstruction, ou du moins l’exercice d’une déconstruction qui procède au fond toujours à des questions de droit et au sujet du droit. D’où ces trois propositions :
La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.
L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle.
Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible, là où, même si elle n’existe pas, si elle n’est pas
présente, pas encore ou jamais, il y a la justice. Partout où l’on peut remplacer, traduire, déterminer le X de la justice, on devrait dire : la déconstruction est possible, comme impossible, dans la mesure (là) où il y a X (indéconstructible), donc dans la mesure (là) où il y a (l’indéconstructible).
Autrement dit, l’hypothèse et les propositions vers lesquelles je tâtonne ici, appelleraient plutôt pour sous-titre : la justice comme possibilité de déconstruction, la structure du droit ou de la loi, de la fondation, ou de l’auto-autorisation du droit comme possibilité de l’exercice de la déconstruction. Je suis sûr que cela n’est pas clair. J’espère, sans en être sûr, que cela le deviendra un peu tout à l’heure.
 » (pp. 35-36)

Pas clair ? Oui, c’est le moins que l’on puisse dire. Tentons cependant de cerner autant que possible ce que Derrida veut dire.

La justice est bien évidemment un concept totalement indéfini. Les efforts fournis par le recours à des expressions telles justice distributive, justice commutative, justice immanente, montre bien que le mot appelle du juste sans que ce juste puisse être caractérisé de quelque façon que ce soit. À l’inverse, le droit désigne des règles clairement identifiables, des règles qui aspirent à favoriser le juste, sans y parvenir. Rien là de bien original.

Ce que Derrida ajoute à ce constat, c’est la façon dont la distinction entre justice et droit éclaire - selon lui - la notion de déconstruction. Ici, il me faut tenter de définir ce que Derrida appelle déconstruction, sans trop me préoccuper du fait que lui-même se refuse à la définir, puisqu’elle n’est pas davantage déconstructible que la justice. Je n’ai pas les mêmes raisons que lui d’être prudent (puisque ce mot m’importe peu) ; donc, je me lance :
Déconstruire un concept, une notion, un discours, une parole, c’est rechercher ce qui les fait tels qu’ils apparaissent, alors qu’ils dissimulent d’où ils viennent. À cette fin, tous les moyens sont bons : la généalogie, la philologie, l’étymologie, l’histoire, l’analyse, la logique, la philosophie, et même l’anthropologie. (Il existe un modèle premier de cette ambition de décryptage, c’est La Généalogie de la morale de Nietzsche (3).) Mais la définir de cette façon pourrait laisser croire qu’elle aboutit à un résultat tangible, un résultat qui éclaire la chose déconstruite. Or, chez Derrida à tout le moins, les seules avancées décelables sont celles qui permettraient - faut-il y croire ? - d’éclairer la déconstruction elle-même, souvent évoquée comme une sorte de réalité exorbitante de la méthode. (4)
Lorsque Derrida affirme que la justice n’est pas déconstructible, il veut sans doute dire qu’il s’agit d’un mot qui renvoie à quelque chose de tellement fondamental, de tellement général - il dirait peut-être de tellement mystique -, qu’elle est en quelque sorte sans ancêtres, sans antécédents, sans passé, qu’elle est préexistante. Elle est donc indécontructible et, par voie de conséquence, son indéconstructibilité montre que d’autres choses, qui n’ont pas cette nature particulière, tel le droit, sont quant à elles déconstructibles. Et puisque la déconstruction est également sans quoi que ce soit qui la fonde, elle est également indéconstructible. La troisième de ces propositions en vient donc à hypostasier la déconstruction, jusqu’à la désigner comme ce que la justice - justice égale dans sa déconstructibilité - rendrait possible.

On peut se demander si Derrida ne nourrit pas l’espoir d’atteindre, grâce à la déconstruction, la vérité de la justice, même s’il prétend plutôt atteindre la vérité de la déconstruction grâce à la justice. Le mot vérité, lui ne l’emploie pas à ce moment-là. Mais il y a de cela quand même, par exemple lorsqu’il écrit :
« Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable ; et les expériences aporétiques sont des expériences aussi improbables que nécessaires de la justice, c’est-à-dire de moments où la décision entre le juste et l’injuste n’est jamais assurée par une règle. » (p. 38)
Entendez : s’il est des moments où il est possible de décider du juste, et rien que du juste, en ne reculant pas devant l’aporétique, c’est que la justice est touchée du doigt, aussi irréductible soit-elle aux arguments rationnels. Mais, il faut bien l’admettre, aucun casus n’est soluble de la sorte.

En fait, Derrida ne méprise pas ouvertement la vérité. Il tend plutôt à rendre naïve la prétention non seulement de l’atteindre, mais même de la rechercher, sans pour cela nier son existence, fût-elle inatteignable. Pour lui, ce serait notamment faire fi de tout ce qui entrave le chemin qui y mène, mais pas seulement. En effet, il écrit :
« Tout énoncé constatif reposant lui-même sur une structure performative au moins implicite […], la dimension de justesse et de vérité des énoncés théorico-consatatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine du droit) présuppose donc toujours la dimension de justice des énoncés performatifs, c’est-à-dire leur essentielle précipitation. Celle-ci ne va jamais sans une certaine dissymétrie et quelque qualité de violence. C’est ainsi que je serais tenté d’entendre la proposition de Lévinas qui, dans un tout autre langage et selon une procédure discursive toute différente, déclare que “la vérité suppose la justice”. En parodiant dangereusement l’idiome français, on finirait par dire : “La justice, il n’y a que ça de vrai.” Cela n’est pas sans conséquence, inutile de le souligner, quant au statut, si on peut encore dire de la vérité, de cette vérité dont saint Augustin rappelle qu’il faut la “faire”. » (pp. 59-60)
Je dirais volontiers ce que m’inspirent les précautions qu’il prend pour accepter la phrase de Lévinas, mais il s’agit de tenter d’être bref et donc d’aller à l’essentiel. En l’occurence, l’essentiel, c’est la référence à Augustin. Dans sa “"Confessio" liminaire” au Livre X des Confessions, on trouve ceci :
« “Et voici que tu as chéri la vérité”, / Car celui qui la fait parvient à la lumière. / Je veux donc faire la vérité, / Dans mon cœur, devant toi, par ma confession, / Mais aussi dans mon livre, pour de nombreux témoins. » (5)
La vérité ainsi évoquée, c’est celle de Dieu ; c’est même Dieu lui-même. Ai-je besoin de rappeler ce tournant de la philosophie qu’a représenté cet abandon de la vérité humainement quêtée pendant l’Antiquité, tournant si bien décrit par Ernst Cassirer (6) ? Pour Augustin, la vérité se fond dans la Révélation ; pour Derrida, elle a pour le moins quelque chose de métaphysique. Ce qui est une manière de marquer son dédain pour ceux qui s’avisent de tenter une approche de la vérité. Voilà ce qui suscitait les reproches que Jacques Bouveresse adressait si souvent à ceux qu’il appelait les postmodernes.

Se tenir sur les rives de la déconstruction, c’est d’une certaine manière s’interdire tout choix, et notamment tout choix politique. Soit, mais alors il convient de rester dans l’épochè, une vraie épochè, celle qui est davantage qu’une suspension, une posture immuable. Ce qui compromet ce « il faut » lié au calcul et à la négociation. Et pourtant…
« L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il n’appartient à l’un des deux espaces qu’en le débordant vers l’autre. Ce qui signifie que, dans leur hétérogénéité même, ces deux ordres sont indissociables : en fait et en droit. La politisation, par exemple, est interminable même si elle ne peut et ne doit jamais être totale. Pour que cela ne soit pas un truisme ou une trivialité, il faut en reconnaître la conséquence suivante : chaque avancée de la politisation oblige à reconsidérer, donc à réinterpréter les fondements mêmes du droit tels qu’ils avaient été préalablement calculés ou délimités. Cela fut vrai par exemple à la Déclaration des droits de l’homme, à l’abolition de l’esclavage, dans toutes les luttes émancipatrices qui restent et devront rester en cours, partout dans le monde, pour les hommes et pour les femmes. Rien ne me semble moins périmé que le classique idéal émancipatoire. On ne peut tenter de le disqualifier aujourd’hui, que ce soit de façon grossière ou sophistiquée, sans au moins quelque légèreté et sans nouer les pires complicités. » (pp. 62-63)
Il me semble assez paradoxal de jouer sans cesse avec cette notion très floue de déconstruction qui, en toute hypothèse, traduit le refus de se contenter du sens commun des mots et, en même temps, d’adhérer sans nuance à cet « idéal émancipatoire » qui n’est que la morale du lieu et de l’époque, laquelle s’émancipe d’une morale d’un autre lieu ou d’une autre époque. Voilà qui met Derrida dans ce camp du progrès, un camp qui veut un présent au-dessus du passé ! Aurait-il oublié de déconstruire cette émancipation-là ?

La deuxième partie du livre de Derrida est consacrée à un texte de Walter Benjamin : Critique de la violence (7). J’ai relu ce texte - que j’avais oublié - et je me suis trouvé tant de raisons de le commenter, et davantage encore tant de raisons de commenter ce qu’en dit Derrida, que j’ai renoncé à m’en expliquer dès à présent.

Je l’avouerai sans difficulté : malgré tous mes efforts, je ne comprends pas la déconstruction, ni dans son utilité, ni dans ses ambitions, ni dans sa pertinence, sinon comme une façon (certes intelligente) de montrer que l’on ne tombe jamais dans le piège, le piège que nous tend le monde, le monde social, le monde intime, celui de croire comprendre ce qui nous comprend.

Force m’est d’admettre, cependant, que la lecture de Derrida excite la réflexion. Ainsi, en le lisant, m’est venue l’idée suivante. Une chose peu étudiée, c’est l’impact des doctrines, théories et considérations philosophiques sur le sens commun, de même que l’impact du sens commun sur celles-ci. Toute mesure de ces impacts est évidemment très malaisée, étant donné qu’elle exigerait de vérifier, pour chaque occurrence, la distance qui sépare la pensée d’origine - notamment telle qu’elle est en principe coulée dans le texte qui en témoigne - de ses interprétations, savantes d’abord, triviales ensuite. J’en donne trois exemples relatifs à de ces préceptes pseudo-éclairés qui circulent dans les médias. Il y a d’abord ces “passions tristes” qui permettent de s’autoriser de Spinoza pour condamner certaines opinions. (8) Il y a ensuite cette affirmation selon laquelle “ce qui ne me tue pas, me rend plus fort”, laquelle encourage en quelque sorte de se consoler d’un échec, les plus informés de ceux qui en usent espérant qu’on leur reconnaîtra une certaine connaissance de Nietzsche. (9) Il y a enfin la distinction entre “déconstruit et construit” qui confère une allure d’analyse approfondie aux opinions défendues, laissant supposer aux mieux avertis une référence à Derrida. (10)

(1) Jacques Derrida, Force de loi. Le “fondement mystique de l’autorité”, Galilée, 1994.
(2) Cf. ma note du 21 juillet 2013.
(3) Friedrich Nietzsche, “La généalogie de la morale” in Œuvres vol. 2, Laffont, Bouquins, pp. 739-889.
(4) Il va de soi que l’audace que je me reconnais alors que je tente de définir la déconstruction est bien peu de chose, comparée à l’audace avec laquelle Derrida en parle. Ainsi, évoquant « son impossible possibilité », il renvoie à ce qu’il en disait dans Psyché, Inventions de l’autre (Galilée, 1987, pp. 26-27) : « La déconstruction ne s’est jamais présentée comme quelque chose de possible. […] elle ne perd rien à s’avouer impossible […]. Le danger pour une tâche de déconstruction, ce serait plutôt la possibilité, et de devenir un ensemble disponible de procédures réglées, de pratiques méthodiques, de chemins accessibles. L’intérêt de la déconstruction, de sa force et de son désir, si elle en a, c’est une certaine expérience de l’impossible : c’est-à-dire […] de l’autre, l’expérience de l’autre comme invention de l’impossible, en d’autres termes comme la seule invention possible. » (p. 78, n. 1)
(5) Saint Augustin, Les Confessions précédées de Dialogues philosophiques. Œuvres, I, sous la dir. de Lucien Jerphagnon, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, p. 981.
(6) Cf. mes notes des 5 novembre 2024 et 25 mai 2025 dans lesquelles je cite Cassirer évoquant Augustin.
(7) Walter Benjamin, Œuvres I, Gallimard, Folio, 2000, pp. 210-243.
(8) En voici un exemple, pêché sur la “toile”.
(9) En voici un exemple trouvé sur Internet. Si l’expression dont use Nietzsche est bien en rapport avec son état de santé, j’attribue personnellement sa signification à bien autre chose (cf. ma note du 15 novembre 2021).
(10) En voici un exemple des plus drôles découvert sur Youtube.

Autres notes sur Derrida :
Derrida de Benoît Peeters
Force de loi (codicille)

dimanche 22 juin 2025

Note d’opinion : la gauche et la droite

À propos de la gauche et la droite

« Je suis le contraire d’un artiste engagé. Je suis un artiste dégagé. Je ne peux pas être engagé. À part la droite, il n’y a rien au monde que je méprise autant que la gauche. » Ce propos de Pierre Desproges lui a valu bien des commentaires - voire des analyses (1) - quant à son positionnement politique. Curieusement, rien sur le fait qu'il se qualifiait d’artiste, ce qui ouvre pourtant un vaste champ à la réflexion.

En fait, l’envie de classer et de se classer à gauche ou à droite - voire plus à gauche que, ou plus à droite que - reste très fréquente et continue d’animer le débat politique, en dépit des multiples brouillages que ces notions ont subis au cours du temps. Bien sûr, certains positionnements jouent aujourd’hui sur ces notions d’une façon assez révélatrice de cette tendance de fond dont bénéficie le clivage à droite. Ainsi en va-t-il de la malice avec laquelle Fabrice Luchini déclare régulièrement qu’il aurait aimé être de gauche, sans pouvoir l’être. (2)

Ce qui reste le plus constant, c’est la difficulté que représente le refus du positionnement, notamment en raison de cette sorte d’isolement social auquel il condamne. Ce qui lui vaut souvent d’être assimilé à une position dissimulée, le plus souvent de droite. On ne peut évidemment pas considérer que tout refus de positionnement soit forcément exempt d’arrière-pensée. Voilà pourquoi il est sans doute utile de s’expliquer sur ce non-positionnement lorsqu’on en fait son propre point de vue, comme c’est mon cas.

J’aimerais partir d’une réflexion livrée par Jean-Pierre Darroussin lors d’un numéro de l’émission de France 5 C politique, la suite (3) Pour lui, c’est élémentaire : la gauche incarnerait le souci de justice et la droite le souci d’ordre, et, partant, il serait plus simple de choisir la droite plutôt que la gauche. Ce n’est pas totalement faux en ce que bien des gens voient la gauche et la droite de cette façon et bien des gens aimeraient en tout cas que ce soit cela. Force est pourtant de constater que, au pouvoir, les politiques de gauche ne satisfont pas souvent la justice, quelle que soit la définition qu’on en donne. Et que les politiques de droite font rarement régner l’ordre, sinon dans des conditions qui génèrent un puissant désir de désordre. N’y aurait-il pas là des définitions qui expriment davantage des souhaits que des réalités ?

La question du positionnement est évidemment en rapport avec celle plus générale du rapport au politique. Faut-il adhérer à la défense de certaines causes ? Quel regard peut-on jeter sur ses engagements passés ? Que représente l’indépendance d’esprit ? Et même que vaut en lui-même l’axe gauche-droite ? Ces questions, je les ai déjà abordées dans d’autres notes et je n’y reviendrai pas aujourd’hui. (4) C’est plus précisément sur la signification et à la valeur de cette alternative que semblent offrir les notions de gauche et droite que je voudrais à présent m’arrêter.

La signification de ces notions a été plus d’une fois étudiée par des recherches portant sur les points de vue assimilés ou défendus par ceux qui se classent de tel ou tel côté (5), ce qui n’a pas manqué de faire apparaître bien des changements au fil du temps. Ainsi, la droite, longtemps regardée comme conservatrice, a pris l’allure d’un camp plutôt réformateur à partir plus ou moins des années 80. De même, la gauche, longtemps associée aux nouveautés, a plutôt campé sur une défense des acquis au cours des dernières décennies. Et ce ne sont pas là les changements les plus étonnants. Au cours des dernières années, des évolutions identifiables à de vrais retournements ont eu lieu, tant à gauche qu’à droite, au point de faire naître de nouvelles divergences au sein même de chaque bord. Dans tout cela, ce qui reste étonnant, c’est l’acharnement que mettent tant de gens, à la suite de tous les politiques, à classer et se classer sur cet axe aux contours si mal définis.

Le dernier ouvrage de Nathalie Heinich, Penser contre son camp (6), m’offre l’occasion d’illustrer ce que l’on perd, selon moi, à vouloir appartenir à un camp, fût-ce pour s’en distinguer. Le livre est composé de chapitres dans lesquelles l’auteure expose ou réexpose son point de vue sur divers thèmes, tels le pacs et le mariage homosexuel, le féminisme et l’universalisme, l’islamisme et la laïcité, ou encore le wokisme. Pour chaque sujet abordé, elle énumère les articles qu’elle a publiés dans la grande presse, principalement depuis le milieu des années 2010. Il s’agit la plupart du temps d’opinions exposées, détaillées, commentées ou défendues dans le cadre d’intenses polémiques. Or, ce qui caractérise la plupart de ces polémiques, c’est qu’elles opposent des militants de ce qu’elle appelle « son camp ». Même et surtout lorsque les arguments portent sur la rigueur des recherches menées, les critiques se font vite virulentes, comme si l’enjeu du débat pesait sur les pouvoirs espérés et sur les politiques susceptibles d’être menées. Pour s’en convaincre, il suffit de retourner aux escarmouches embarquées avec Denis Saint-Amand, Roland Pfefferkorn, Philippe Corcuff, Michel Wieviorka, Alain Lipietz, Arnaud Saint-Martin, Alain Quemin, Daniel Borrillo, tous plus ou moins fortement engagés.

Nathalie Heinich met ainsi beaucoup d’ardeur à s’affirmer - sinon à prouver - qu’elle est de gauche, qu’elle l’est toujours restée et qu’elle n’est pas moins de gauche que ces formations radicales avec lesquelles elle ne peut être d’accord. Pourquoi revendiquer ce positionnement dont on perçoit si difficilement ce qu’il veut dire exactement, sinon que l’on n’est pas de droite, c’est-à-dire - selon les critères de Jean-Pierre Darroussin - que l’on est davantage porté vers la justice que vers l’ordre ? Satisfaction dérisoire, sinon risible, porteuse d’illusion et néfaste à la lucidité !

Évidemment, ressurgit à cette occasion la fameuse question de la neutralité axiologique qui a valu tant de notoriété à Max Weber et qui a souvent servi de reproche dirimant entre sociologues. Notant combien les « académo-militants » (7) auraient complexifié la consigne pour mieux s’innocenter, elle prétend la cerner par quatre de ses aspects :
« premièrement, concernant la posture énonciative, la neutralité ne signifie pas l’objectivité du jugement mais sa suspension ; deuxièmement, concernant l’objet de l’énonciation, elle ne porte que sur la politique et la morale, à l’exclusion des questions épistémiques (tel le respect de la neutralité), qui requièrent, au contraire, des positions tranchées ; troisièmement, concernant le sujet énonciateur, elle ne vaut que pour les membres du corps académique, payés pour produire du savoir objectif ; et quatrièmement, concernant le contexte d’énonciation, l’impératif de neutralité ne s’applique pas aux opinions exprimées dans la presse, ce qui laisse tout loisir aux universitaires d’endosser, parallèlement à leur métier, le rôle d’“intellectuels engagés” lorsqu’ils interviennent dans la cité - ce dont Weber lui-même ne s’était pas privé. » (8)
C’est vraiment du sur mesure ! Et on ne peut oublier les reproches qu’elle adressait à Pierre Bourdieu sur la base de la même neutralité axiologique, lesquels reproches apparaissent ainsi ajustés à sa conception très étroite du principe, puisqu’elle l’accusait de violations commises au sein même du travail de recherche sociologique. En effet, elle écrivit ceci :
« Ne prenons qu’un exemple : dans une séquence du documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu, La sociologie est un sport de combat, on le voit dans un bureau en compagnie de ses collaborateurs, en train de chercher, avec quelques difficultés, des données statistiques susceptibles d’illustrer les effets délétères du néo-libéralisme en Europe. Pour un non-sociologue, cette image a toutes les chances de certifier la scientificité de la démarche : ce pourquoi sans doute le réalisateur, loin de couper cette séquence au montage, lui a donné une bonne place dans son film ; mais pour un sociologue, elle est une assez cocasse caricature de travail scientifique, révélant la cuisine du tripatouillage des données lorsqu’on cherche à les utiliser non pour produire du savoir, mais pour cautionner un discours préexistant. » (9)
Que chacun aille donc relire Max Weber, et particulièrement Le savant et le politique (10). Ce qui s’en dégage, c’est l’idée - qui perd à être réduite à un mot d’ordre - selon laquelle on ne peut à la fois chercher la vérité des choses et agir sur elles, tout effort de lucidité profitant au premier souci et nuisant au deuxième, comme tout effort consenti pour mouvoir les choses profite au second et nuit au premier. Et cela, en dépit du fait effectivement avéré que Weber s’est mêlé de politique, notamment lors des négociations du Traité de Versailles. Définir le mot d’ordre de telle sorte que l’on puisse garder le crédit qui revient au chercheur tout en s’accordant la licence d’être un intellectuel engagé, c’est presque assimilable à un conflit d’intérêts. Et tout cela pour défendre un positionnement à gauche, voilà qui est quasi touchant.

Quelle que soit la pertinence des intentions générales nourries, les problèmes qu’il faut affronter sont toujours circonscrits. Si vous les abordez par le biais d’intentions générales partagées, vous introduisez un biais dans le jugement qui rend celui-ci moins adapté, moins ciblé sur la réalité des problèmes en cause. C’est ce que vous faites lorsque vous prenez position sur un problème à partir d’un engagement politique plutôt qu’en usant de votre indépendance d’esprit. Vous y gagnez la force agissante du nombre que représentent ceux qui partagent le même engagement politique ; vous y perdez la lucidité qu’offre une approche attentive à ne ne pas encombrer votre discernement de considérations étrangères au problème. Celui qui cherche à aligner son opinion sur le souci que celle-ci soit réputée de gauche ou de droite crée les conditions d’un aveuglement d’autant plus grave qu’il est fait pour être partagé.

Les points de vue qu’a défendu Nathalie Heinich et dont elle fait en quelque sorte le recensement dans Penser contre son camp me dérangent si peu qu’ils sont le plus souvent très proches des miens (11). Mais ils sont brandis comme des bannières destinées à unir, au sein d’un camp, un sous-camp contre un autre sous-camp. On comprend aisément qu’il s’agit là de peser sur le devenir social d’une idée performatrice. Mais si elle y parvient, il lui adviendra ce qui advient aux idées politiques qui triomphent : elle changera les choses d’une façon très différente de ce qui fut espéré.

C’est parce que l’engagement incline à l’entêtement qu’il serait bon de s’en garder. C’est parce que la gauche et la droite sont des biais qui supposent des directions préalables à toute analyse qu’il conviendrait de les oublier. C’est parce que le positionnement hiérarchise les opinions sur une base qui ne doit rien à la réalité concernée qu’il serait opportun de se tenir à l’aplomb du problème examiné, sans autre référence que l’intelligence des choses. Alors, et alors seulement, l’opinion devra tout à cette solitude qu’impose l’absence du soutien des autres.

(1) Cf. par exemple l’article de Arnaud Mercier “Pierre Desproges, un humoriste de droite ?” in ‘Je suis un artiste dégagé’. P. Desproges, l’humour, le style & l’humanisme, Publisher, 2014, pp. 127-140, consultable ici sur Internet.
(2) Cf. par exemple cet extrait d’un Journal télévisé de 2013 durant lequel, déjà, il formulait ce qui deviendra une de ses antiennes.
(3) Consultable ici sur Internet. Je n’ai pas pu trouver la date de l’émission ; elle remonte peut-être à 2021.
(4) Cf. mes notes des 9 juin 2010, 8 décembre 2011, 20 septembre 2012 et 22 décembre 2016.
(5) Il ne fut pas rare de voir des chercheurs annoncer la fin du clivage, alors même qu’il demeure très vivace. Cf. par exemple Christophe Le Digol, Gauche-droite : la fin d’un clivage ? Sociologie d’une révolution symbolique, Éditions Le Bord de l’eau, Lormont, 2018 (que je n’ai pas lu).
(6) Nathalie Heinich, Penser contre son camp. Itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche, Gallimard, 2025.
(7) User de cette expression témoigne de cette lucidité croisée lestée d’un auto-aveuglement qui caractérise souvent les querelles de méthode.
(8) Nathalie Heinich, Op. cit., p. 34.
(9) Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007, p. 72. J’avais moi-même relevé d’emblée cette scène du film de Pierre Carles comme l’exhibition de ce qu’il ne faut pas faire.
(10) Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 10/18, 1959.
(11) C’est la manière de prendre position qui souvent nous sépare. Par exemple, lorsque Nathalie Heinich explique son opposition au mariage pour tous, elle rappelle qu’elle avait jugé la solution « non seulement confuse, mais perverse. » (Penser contre son camp, p. 48). Je m’étais également interrogé, mais plus particulièrement sur les conséquences à long terme d’un bouleversement que j’estimais mal appréhendé (cf. ma note du 27 décembre 2012).